i'm ready to dig into all of it, abandonnement issues, dissociative episodes, my dad...


Elle n’a que six ans, lorsqu’elle apprend la nouvelle. Six ans, c’est jeune. A six ans, on est fasciné par les vers de terre et on a peur des orages. On n’aime pas les épinards mais on adore les bonbons sucrés. Le monde est à la fois immense, et ridiculement petit. Le monde de Zohra, à six ans, se résume à son papa, sa maman, et au petit frère qui grandit dans le ventre de sa maman. A six ans, elle est heureuse, Zohra. Elle ne manque de rien, Zohra. Puis un jour, elle comprend que sa maman ne serait plus jamais là pour lui faire des câlins avant de s’endormir. Elle comprend que son papa ne la porterait plus jamais sur ses épaules pour qu’elle puisse toucher le plafond du bout des doigts. Elle comprend aussi qu’elle ne rencontrerait jamais son petit frère. Elle comprend, sans vraiment comprendre. Elle a des questions, Zohra. Mais elle pleure trop, Zohra. Elle a mal, Zohra. Elle veut sa maman, Zohra.

Elle a neuf ans, quand elle l’entend pour la première fois. Elle est en colère, Zohra, mais elle est surtout triste. Elle n’a rien fait pour mériter cela, même si rien ne peut justifier qu’on la traite de cette façon. Elle a envie de répliquer, mais elle ne le fait pas. Elle a peur, Zohra, elle est seule, entourée de tous ces enfants qui partagent la même haine envers elle. Ou envers ce qu’elle représente. Elle est un peu plus âgée Zohra, mais il y a encore beaucoup de choses qu’elle ne comprend toujours pas, beaucoup de choses qui lui échappent encore. Elle sent des larmes monter dans ses yeux, et elle peine à réprimer les sanglots qui la secouent. Elle ne le sait pas encore, mais ce qu’elle vit à cet instant est de l’injustice. Elle ne le sait pas encore, mais ce n’est que la première fois qu’elle l’entend cette insulte, et c’est loin d’être la dernière. Zohra, elle va grandir à coups de sale arabe et rentre chez toi, mais Zohra, elle refuse de capituler face à la haine qu’elle reçoit.

Elle a douze ans quand elle commence à dessiner, sincèrement, passionnément. Elle n’aime pas ce qu’elle fait, au début. Mais ça l’apaise, ça la détend. Elle trouve une échappatoire à toute la colère qu’elle ressent, et au lieu de la déverser publiquement, elle choisit de la transformer en art, de la transformer en quelque chose de beau, en quelque chose qui a un sens. A douze ans, elle comprend aussi pourquoi elle a dû quitter New-York pour partir vivre chez sa tante au Canada. Elle comprend comment ses parents sont morts. Elle comprend que, même s’ils ont été eux-aussi victimes de cet attentat, Zohra est obligée de vivre avec le poids de la culpabilité sur ses épaules. Zohra, elle commence à comprendre que si on est blanc, on mérite de la compassion. Si on ne l’est pas, c’est tout simplement bien fait pour soi. Elle n’a pas que perdu ses parents en 2001, elle a aussi perdu le droit de faire son deuil proprement.

Elle a quinze ans, lorsqu’elle reçoit son premier ordinateur. C’est tout un nouveau monde qui s’ouvre à elle, et l’adolescente introvertie que Zohra est à ce moment-là, a pour la première fois de sa vie l’impression de fit in. Sur internet, Zohra peut être qui elle veut. Alors sur internet, Zohra devient Zoe. Elle est tumblr famous, avec ses illustrations et pourtant, elle n’évoque jamais ses origines marocaines et égyptiennes, ni même son attachement à la religion musulmane. C’est sur internet qu’elle rencontre Marloes et Louisa qui deviennent pratiquement ses meilleures amies. Elle n’en parle à personne, parce que c’est bizarre les amitiés sur internet. Ce n’est pas sincère, les amitiés sur internet. Encore plus alors que Zohra choisit de garder secrète une grande partie de sa vie. Mais tout semble plus facile avec Marloes et Louisa. Et peu à peu, elle apprend à s’ouvrir. Elle apprend à accepter qui elle est. Elle apprend à faire de sa différence une force, plutôt que quelque chose dont elle devrait avoir honte, quelque chose qu’elle devrait cacher.

Elle a dix-huit ans, lorsqu’elle retourne à New-York pour la première fois depuis la mort de ses parents. C’est ici qu’elle est née, et pourtant, elle se sent aux antipodes du rythme de vie de cette ville. Elle se sent canadienne Zohra, elle se sent aussi égyptienne, et marocaine. Elle parle anglais avec un accent canadien, elle parle arabe aussi, et espagnol. Elle est née aux Etats-Unis, mais elle ne se sent pas américaine, elle ne se sent pas la bienvenue. Elle a comme l’impression de détonner, de ne pas être à sa place. Mais ce n’est pas si différent de Toronto, finalement. Elle a beau se sentir canadienne, Zohra, on continue de la renvoyer sans cesse à ses origines (pour les plus politiquement corrects), sa beauté exotique (pour les racistes dissimulés) ou ses aïeux terroristes (pour les racistes ouvertement racistes).

Elle a vingt-et-un ans, lorsque sa page zoedraws devient juste zohrashams. Ses illustrations deviennent plus engagées, et son art reflète davantage sa personnalité, son expérience, ses peines et ses traumatismes. Elle comprend l’importance de la sincérité, Zohra. Elle comprend que personne ne pourra l’aimer ou l’accepter aussi fort qu’elle ne peut s’aimer ou s’accepter. Elle arrête de se cacher, Zohra. Elle arrête de se mentir, Zohra. Elle est fière, Zohra. Elle est en colocation avec ses deux meilleures amies et s’incruste sans gêne dans les vidéos youtube de Louisa. Elle commence aussi un entraînement pour devenir pompière. Zohra, elle est fascinée par les soldats du feu depuis son enfance, elle est fascinée par leur courage à toute épreuve, par leur facilité à se sacrifier pour les autres. Elle sait, depuis longtemps, qu’elle veut suivre leurs traces. Elle le sait, depuis qu’elle a vu les images d’archives de l’attentat pour la première fois.

Zohra, vingt-quatre ans.
Zohra, une femme qui se cherche encore.
Zohra, une fleur qui pousse à travers les fissures du béton.
Zohra, Out of place, out of space.