Ça n’était pas rare, qu’un parent accompagne son enfant à l’association. Souvent, c’était par un manque de confiance, pour vérifier que la réputation d’El Halito, de son directeur aussi, n’était pas surfaite. Que le lieu état propre, accueillant et surtout sécuritaire. S’établir dans le bronx, ça n’était jamais simple, même quand on venait du même milieu et il était important pour Jan et ses bénévoles que tout le monde s’y sentent bien, qu’importe la mauvaise image du quartier. Mais ce qui était étonnant aujourd’hui, c’était de voir les deux parents d’un futur potentiel membre d’El Halito. La maman et le papa, prêts à aider leur enfant alors que le mexicain avait plus affaire à des parents isolés qu’à des couples qui s’aimaient encore.
Ils en avaient discuté au téléphone, avant de mettre en place une rencontre entre leur fils, Asher et Jan, qui voulait toujours débuter par un contact léger et sans pression. Il était doué avec les jeunes, c’était ce qu’on lui avait toujours dit et surement que son histoire - de son passé de petit cafetier à vélo aux drames de sa vie de jeune adulte - en était l'explication. Jan avait le contact facile et un talent certain pour écouter, comprendre et aider à voir autrement. Il était un peu comme une longue vue, avec plusieurs niveaux de lecture et plans.

Asher était plus vieux que la majorité des jeunes d'El Halito mais pourtant, physiquement et dans son attitude, il avait tout d'un petit animal blessé et sauvage. Jan pouvait se permettre de penser à cette image, lui-même avait dans ce cas 8ans auparavant. Mais à la différence du gamin, lui n'avait accepté aucune aide et on voyait le résultat aujourd'hui. PTSD à retard, il ne voulait pour personne ce qui rendait son quotidien désagréable.

- Merci Madame et Monsieur Connor, il y a des gâteaux faites par notre cuistot en cheffe si vous souhaitez dans la grande salle.

La grande salle. Du moins, l’unique salle qui servait à tout, des cours de musique à ceux de peinture, des interventions aux pièces de théâtre. Il avait hâte que les fonds soient débloqués pour finaliser le dossier et acheter le petit entrepôt à côté ! Ils manquaient de place ici, tous et ça l’agaçait de devoir refuser projets et cours pour une question de superficie.
Le couple Connor disparaissant, Jan se retrouva en tête à tête avec Asher. Il l’invita à s’asseoir d’un geste de la main.

- Tu peux rester debout si tu préfères aussi.

Ils se trouvaient dans un second bureau, pas le sien, qui servait habituellement pour ranger pas mal de choses. Ici, tout avait été cleaner, Jan ayant besoin d’un endroit pour faire la comptabilité avec Roman et Thulani, autre que son bureau de placard à balais. Mais ce qui était sympa, avec cette salle, c’est qu’elle avait une baie-vitrée donnant sur la grande salle, celle dont les murs étaient tapissés de peintures, où des instruments étaient rangés sur la droite et où à gauche, deux armoires renfermaient costumes et autres accessoires de théâtre. Et puis, d'ici, il voyait les activités de groupe se dérouler et il adorait ça.

- Ne t’inquiètes pas, on a mis un papier sans-teint pour éviter qu’on nous observe. C’est le bureau où on fait la comptabilité, vaut mieux pas que les jeunes nous voient rigoler en parlant chiffres.

C’était dit avec un ton jovial, amusé, pour détendre l’atmosphère et lui montrer qu’ici, l’argent n’état ni une honte, ni le coeur du projet à la différence de pas mal d’associations qui disaient "aider". 

- Si je te demandes de me dire ce que tu as retenu en premier de ton arrivé dans les locaux, tu me répondrais quoi ?

Ne pas directement lui parler de lui, ne pas le pousser à s'ouvrir mais plutôt à voir ce qui avait retenu son attention. La cour, petite mais entretenue où divers accessoires sportifs s'y trouvaient ? Le couloir, où les plus jeunes avaient installé de nombreuses guirlandes multicolores ? Ce bureau ? Les rires du groupe des 5 à 8ans qui étaient en cours de théâtre pour enfants ? Le sol peut-être, en pierre et pas très esthétique. Rien possiblement. Mais même rien donnerait des informations au directeur d'El Halito.

Sa première tentative se révéla infructueuse, Asher était encore plus anxieux que ce que ses parents lui avaient laissé croire. Ça n'était pas grave, Jan avait vu des jeunes dans un pire état, que ce soit physique ou émotionnel et lui avait été encore plus bas que la majorité de ses pensionnaires. Ça ne lui faisait pas peur, de parler à un mur, de recevoir des remarques acerbes ou des regards colériques. Alejandro Estrella savait que dans ce monde, il y avait toujours pire et que l'humain, malgré ce qu'on pensait, était incapable de se laisser mourir. L'instinct de survie qu'on disait.
Un léger sourire se dessina sur son visage et il haussa des épaules avant de reprendre la parole :

- Tu sais, je ne suis pas psy. Je n’ai pas fais d’études, j’ai quitté l’école à 9ans alors que tu me dises ça… Je le prends comme un compliment, gracias.

Même s’il savait pertinemment que pour Asher, ça n’en était pas un. Alejandro comprenait ce que le jeune homme avait contre eux, lui aussi avait pris des années à accepter d’en voir un. Et même encore aujourd’hui, ils avançaient à pas de loup avec le Dr Vandesky et sa thérapie prendrait surement des années à avancer au point de l'aider à aller réellement mieux.

- Si t’es aussi sincère, je me dois de l’être aussi. Je sais juste ce que tes parents m’ont dit. Ce que t’as vécu, l’impact sur ton quotidien et ta santé. Je prends les informations comme on me les donne Asher, et sache qu'ici, tu n'es pas le seul à avoir une histoire compliquée.

Il s'arrêta un instant, le port de tête droit sans pour autant garder une posture trop en retrait. Montrer qu'il était là sans être trop complice dès le début. Vu le profil que montrait Asher, Jan se serait reçu un autre tacle s'il avait continué à lui parler comme au début.

- Et je ne minimise pas ce que tu as vécu, loin de là. Mais ça signifie qu’ici, personne ne se juge.

Ni lui, ni les bénévoles, ni les adhérents. Tous avaient eu une vie compliquée, beaucoup au présent plutôt qu'au passé.

Il en a vu des adolescents sur le point d’exploser, s’est même reçu les affres de la colère de certain. Beaucoup ne voit que les côtés positifs d’El Halito, les évènements, les cours de dessin. Jan, lui, est le premier au front. Celui qui reçoit les jeunes en détresse, qui ne savent pas comment s’exprimer sans hurler ou pleurer. Il lui arrive de faire appel à un psychologue bénévole pour l’aider à faire face. Il a beau avoir vécu des horreurs et avoir écouté des histoires par centaines, ça ne l’empêche pas de parfois être incapable de répondre aux besoins. Ils existent, les jeunes qu’il n’a pas pu aider. Il s’en rappelle parfaitement, de leur visage à leur prénom. Quand Jan y repense, il se dit qu’il aurait pu faire mieux avec un diplômes ou de vraies connaissances. Les noms de ceux qu’il n’a pas pu aider sont indélébiles dans son esprit, comparés à tous les autres. Comme s’il avait échouer. Et Alejandro Flores, de sa vraie identité, Estrella pour ce pays, il n’aime pas les échecs. Ça lui donne l’impression de revenir 8ans plus tôt et de revoir celui qui lui a fait tout perdre.

Alors face à Asher, il n’est pas déstabilisé. Le garçon n’a pas levé son poing contre lui, du moins pas encore. Mais Jan est sûr qu’il ne le fera pas, ça n’a pas l’air d’être dans son tempérament. Il donne plus l'impression d’être dans l’auto-destruction que dans la destruction des autres.
L’éducateur ne baisse pas les yeux, prend une légère inspiration et repart au combat comme si rien ne faisait mal. Comme s'il ne ressentait pas les doutes, le chagrin, la colère ou la crainte.

- Non Asher, je ne sors pas le même discours a tout le monde. Aucun des enfants ou des jeunes qu'on a accueilli ici n’avait la même histoire ou les mêmes raisons de venir. Je n’ai pas de formules toute faite en rencontrant pour la première fois quelqu’un et très souvent, c’est au feeling

Il se gratte le bout du nez, hésite une seconde avant de reprendre avec le même timbre.

- Tu me rappelles quelqu’un de beaucoup plus vieux, avec qui j’ai… travaillé. Votre histoire n’est pas la même mais y’a beaucoup points de commun et… Aujourd’hui, il fait ce qu’il aime. Il a retrouvé du plaisir dans toutes les passions qu’il avait. La cuisine, la danse, la musique. Il a même eut l’opportunité de faire un album mais… Il a refusé, c’est pas trop son truc la célébrité.

Il esquisse un léger sourire avant de baisser les yeux, dodelinant de la tête sous les pensées. Jan finit par la relever, pour ne pas je le jeune homme le coupe et puisse terminer ce qu'il a en tête.

- Si tu sens que l’association ne peut rien t’apporter, que les ateliers artistiques, la musique, les cours de danse, discuter avec des bénévoles...

Non, aucun ne va pas perdre du temps ici. Mais surtout, Jan n’est pas ici pour rendre encore plus mal Asher.

- Si tu sens que moi, je ne peux rien t’apporter, alors tu peux partir Asher. Personne n’est obligé de rester ici. El Halito n’est pas une prison… C’est une aide qu’on propose. C'est à toi de décider, pas à moi, encore moins à tes parents.

Il y eut un silence pendant quelques instants mais pas de bureau quitté. Rien que ça, c’était une victoire pour le mexicain qui restait immobile, dans l’espoir que le jeune Asher réagisse à ses propos. Un mot, une insulte, un geste de la main, des larmes, tout était une réponse pour l’éducateur d’El Halito. Il n’était pas à pour forcer l’adolescent, ni pour le mettre dans une situation délicate avec ses parents. Jan avait un seul but en ouvrant El Halito : que ses membres en sortent le plus rapidement possible, en allant mieux et en ayant un but. C’était toujours douloureux, de voir un des gamins qu’on avait pratiquement vu tous les jours, partir et vivre sa vie comme un adulte mais pour le mexicain, c’était une preuve que lui et son équipe avait atteint leur objectif : prouver qu'un passé ne conditionne pas l'avenir.

Enfin, des mots. Quasi inaudibles, tremblotants mais bien réels. Jan se détendit, les bras ouverts et les paumes posées contre son bureau. C’était un premier pas, qu’Asher perde un peu de sa colère pour lui poser des questions. La négation dans celles-ci, par contre, était douloureuse. L’enfant lui rappelait tellement lui 8ans auparavant que c’était comme se retrouver en face de son ombre.

- Ici on a une sorte de rituel quand un nouveau membre débarque… On le laisse déambuler dans la salle principale, être témoin des ateliers, à s’intégrer tout seul dans l’une des deux salles. Ça lui permet de… S’approprier le lieu, ce qui me semble important quand on ne se sent... plus chez soi.

Se levant du bureau, il se dirigea vers la porte en s’arrêtant juste à côté d’Asher, un sourire tendre sur le visage. Il prit une seconde de pause avant de bien peser ses mots.

- En fuyant le Mexique, j’n’avais ma place nulle part et j’voulais qu’une chose… Me casser de ce monde. Des gens y ont cru pour moi, ils ont prit leur temps et… Ils ont eu raison, de me prendre la main et de ne pas lâcher malgré tout ce que je leur disais.

Jan sentait que c’était la bonne façon de faire, de le rassurer en lui donnant un exemple concret. Il n'était pas parfait, n'avait pas tout réussi dans la vie mais il avait survécu et aimait ce qu'il était devenu.
D'un coup de menton, il désigna la porte close.

- Tu veux aller faire un tour ? Ça ne t’engage en rien mais… Moi j'ai faim et le groupe des petits a fait des gâteaux je crois !