Sortir, une épreuve pour Neal qui a fini par céder à la pression sociale et se rendre dans son bar préféré pour y rencontrer la bande, montrer qu'il n'est pas mort étouffé sous une tonne de cartons de pizza vides, ce qu'ils craignent sans doute à force de le voir décliner presque systématiquement les invitations. Le pire avec la dépression, c'est probablement de perdre le goût à ces activités qui vous changeaient pourtant les idées dans le passé. Alors qu'il s'empare de la mauvaise chemise, Neal essaye de chasser les pensées négatives qui s'installent malgré lui dans un coin de sa tête.

Une heure, il peut bien faire ça. Les autres ne le forceront pas à parler du divorce, il n'aura ainsi qu'à s'installer dans un coin, un verre d'eau devant lui pour s'assurer de rester hydraté. La musique sera forte, sans doute, mais une heure ce n'est pas si long ? Il prends une inspiration, l'effort n'est pourtant pas surhumain, mais ses médicaments lui donnent encore la nausée, un fond de migraine qui n'a pas l'air de vouloir s'en aller. D'ici quelques semaines tout ira mieux, c'est ce que lui dit son psy en tout cas.

Paré de sa chemise désaccordé, Neal atterrit donc devant le bar, salue les amis avec un sourire, faisant même quelques blagues pour expliquer sa disparition. L'ironie aide dans ces cas là, mais ce n'est pas toujours suffisant. Les regards concernés pleuvent, les autres ne savent pas toujours quoi lui dire, mais il est trop tard pour décider de rester chez soi de toute façon.

Lorsqu'il croise Eva', Neal lui offre une accolade, avant de s'empresser d'ajouter pour qu'il n'y ait pas de mal entendu.

- Je ne pourrais pas rester longtemps, j'ai un rendez-vous demain matin...

Mensonge éhonté dont il se sent presque immédiatement coupable, Neal a des millions de rendez-vous, et n'en honore aucun. L'idée de reprendre le travail l'angoisse comme beaucoup d'autres choses.

Vite, vite, le refuge, vite, la base de replis ! J’en peux plus de voir tous ces gens, j’en ai marre de toute cette pollution sonore. À l’intérieur de mon antre, je me sens revivre : les gens qui sont là, je les connais, plus ou moins, mais ils ne me dérangent pas. Les couleurs, les sons et les odeurs, je les connais et je les aime. J’suis rassurée, je peux enfin me poser et penser à autre chose.

On me dit que Neal est dehors et j’ai du mal à y croire. Je me lève d’un bond et me dépêche de l’intercepter devant l’entrée avant qu’il ne décide de repartir, il en serait capable. Je fais de mon mieux pour pas que ça se voie, mais je ne peux pas m’en empêcher :  j'suis en train de le dévisager, sans doute à la recherche d’un indice visuel pour savoir comment il allait, comment il tenait le coup. « Ça fait trop plaisir ! » dis-je en en recevant sa tendre accolade. Aussitôt, il ressent le besoin de justifier son cours passage au bar : j’avais envie de lui dire qu’il avait fait déjà beaucoup d’efforts, que c’était louable et qu’il n’avait pas à se justifier de quoi que ce soit. « Oh, t’es sûr ? Le groupe qui joue ce soir est vachement bon ! » ai-je répondu à la place.

En tenant compte des circonstances le concernant, il a plutôt bonne mine, ça allait rassurer beaucoup de monde. De savoir qu’on était sur le point de récupérer notre Neal national dans un état… présentable, c’était une grande nouvelle !

« Je t’offre un truc… Pas lui proposer à boire, peut-être pas une bonne idée... à manger ? » Si possible, un des trucs les moins chers style les nachos à la sauce tomate, parce que faut pas déconner quand même. Je lui souris, un peu bêtement. Mais j'suis juste trop contente de le voir après tout ce temps-là.

Un sourire s'esquisse au coin des lèvres de Neal. Eva est visiblement contente de le voir lui et sa mine de déterré. Si la musique lui donne déjà mal à la tête, il aura au moins la satisfaction d'avoir fait plaisir à quelqu'un en venant ici. Small victories, comme on dit. Dans le fond, le plus dur est fait, il a quitté son canap et le confort de Netflix pour tenter de donner le change. En soit c'est déjà plus que ce qu'il n'a fait ces trois dernières semaines.

- Je verrais, mais je te promets rien, je suis fatigué en ce moment.

Fatigué de dormir à longueur de journée surtout. L'hypersomnie rime souvent avec insomnies, migraines, fatigue, retour à la case départ. Tout cela ne ressemble pas au bourreau de travail qu'ils connaissent, le Neal qui a toujours un rendez-vous, et pourtant la réalité bien peu glorieuse... A la dépression s'ajoute la culpabilité, celle de laisser boîte et ses emmerdes sur les épaules de Chili, de vouloir se lever le matin pour rencontrer ses avocats et dormir à la place entouré par des paquets de chips et des canettes de coca-cola.

- C'est gentil, mais t'en fait pas pour moi, j'ai déjà mangé. Dis-moi plutôt comment tu vas toi. Ça fait une éternité.

Bien plus intéressant de parler de la vie des autres que son divorce, et toutes les choses déprimantes qu'il pourrait raconter à son propre sujet. Personne n'a envie d'entendre parler d'anti-depresseurs et des nausées qui accompagnent la prise de médicamments c'est un fait. D'ici trois semaines tout ira mieux.

- Tu sais si les autres viennent ce soir ?

Quitte à jouer les sociables du dimanche autant voir tout le monde d'un coup pour éviter de devoir recommencer deux jours plus tard. Il ne faut pas non plus trop en demander.

« T’as le droit d’être fatigué ! J’ai compris, j’vais pas insister ! » Je n’avais pas insisté non plus sur la nature du rendez-vous de demain, même si les possibilités étaient peu nombreuses. Juste, j’avais pas envie de lui parler de demain, ce qui importait, c’était maintenant ; c’était qu’il soit là, maintenant. Et moi, j’étais là pour lui. Maintenant. Tant pis pour le groupe de ce soir, ils repasseront une prochaine fois, et peut-être que Neal pourra les voir ? J’étais pas trop sûre que ça soit son style de toute façon…

C’était tout Neal ça : le mec avait vécu l’enfer, mais il se souciait davantage des autres que de lui ! Son altruisme m’épatait toujours autant, d’autant plus qu’il était tout à fait naturel. Ou alors, il essayait de jouer au plus fort, à celui qui ne voulait en aucun cas dévoiler ses faiblesses… Ah, on me fait signe dans l’oreillette que ça, ça s’appelle un homme. « Comme tu veux ! Écoute, moi ça va… La routine ! » C’était pas vrai, il y avait une belle blonde qui me faisait de l’œil, j’avais appris un nouveau morceau à la basse et l’autre jour, j’avais fait semblant de regarder mon téléphone parce que je m’étais trompée de chemin dans la rue et j’avais eu peur que les gens me prennent pour une folle. Mais ça, je gardais tout pour moi, comme d’hab…

Le divorcé se demandait si les autres viendraient ce soir… Les autres, la bande : un peu perdue sans son leader charismatique, même s’il y avait des chances qu'il ne supporte pas qu’on lui attribut un tel rôle. Il renierait son titre aussitôt avant d’expliquer pourquoi il ne ferait pas un bon leader. Soit. « J’ai pas eu d’infos, non…  dis-je en jouant avec une mèche de mes cheveux. Puis j’ai pas cherché à les contacter non plus… J’avais plutôt envie d’être seule ce soir ! » déclarais-je avant de me rendre compte qu’il pourrait mal prendre ce que j’étais en train de dire. « ...mais, je suis ravie que tu sois là ! » tentais-je pour me rattraper.

« On rentre ? On va nous piquer le canapé le plus confortable sinon ! » demandais-je en posant doucement ma main sur son épaule. Si à cause de ce que j’avais dit de manière très maladroite il se sentait de trop, je m’en voudrais beaucoup…

- La routine vraiment ? 

Neal lui demande en cherchant à en savoir plus. Il est toujours bien plus distrayant d'entendre parler de la vie d'Evalyn et des jolies blondes (généralement rousses pour Neal) qui composent son entourage. Certaines de ses amies lui en ont fait voir de toutes les couleurs on ne va pas se mentir, un comble sans doute pour un homme atteint de dyschromatopsie n'est-ce pas ? Enfin toujours est-il qu'il a toujours apprécié Eva, et que bonne pâte comme il est, il serait tout à fait capable de passer une soirée en compagnie de Megara sans faire d'esclandre. L'esclandre ne viendrait pas de lui en tout cas.

- Rattrape toi comme tu peux va, espèce d'asociale.

Un comble sans doute venant de celui qui a passé la semaine en compagnie de ses cartons de pizza, mais là n'est pas le sujet. Il offre un sourire à son amie avant de la suivre à l'intérieur pour réserver le canapé tant convoité. Un mal de dos ou des cervicales déplacées ne seraient en effet pas de très bon goût. Avec la trentaine, on fait attention à ces choses là, surtout avec d'autres problèmes à gérer à côté.

- Des nouvelles de la rousse de la dernière fois ? Je suis probablement pas à la page, et ce n'est pas comme si je pouvais demander à Megara de me renseigner par exemple.

Léger rire, il faut dire qu'il y en a eu du drame dans cette petite bande. Parfois c'est à se demander comment il leur est encore possible d'avoir gardé des relations aussi étrangement fonctionnelles avec les années. Tout aurait pu imploser et pourtant les voilà à rattraper le temps perdu autour d'un verre... d'eau. Pour Neal, les mojitos seront pour une prochaine fois, mieux vaut éviter les mélanges incompatibles.