Les odeurs tenaces du quartier de Greenwich Village sont de celles dont on garde un souvenir indélébile. La ligne 1 du métro new-yorkais n’était étrangement pas bondée quand je suis entrée dans le train en forme de grosse boîte de métal. Je déteste le métro. Vraiment. Mais, parce qu’Aleksej et moi avons décidé de changer notre manière de consommer dans sa plus large globalité, j’ai dit adieu aux trajets en voitures quand il est question de trajets courts et dont je sais que je peux tout aussi bien les faire à pieds ou grâce au métro. A $127 le mois en illimité, je réalise que je fais également des économies avec la MetroCard, ce qui n’est pas négligeable.

Je sors au niveau de Christopher St Station et ne tarde pas à m’emparer de mon iPhone pour jeter un coup d’œil à Google Maps. Je veux être sûre de me rendre du bon côté de la rue pour trouver le restaurant que j’ai moi-même proposé à Elisabeth hier soir. Elle voulait savoir si nous pouvions passer un peu de temps ensemble et je n’ai pas eu le cœur de lui dire non. Parce qu’elle est ce qui se rapproche le plus de la petite sœur que je n’ai jamais eue, je ne me voyais pas lui dire que je n’ai pas le temps pour déjeuner avec elle.

Quand j’arrive au niveau du fameux restaurant, j’hésite un instant entre rentrer et attendre Eli à l’intérieur ou, au contraire, rester devant l’établissement. Je finis par me décider et rentre en expliquant au serveur qui m'accueille que nous serons deux et qu’il nous faudrait une table en retrait, si possible.
C’est une habitude que j’ai : manger éloignée des autres. Je n’aime pas qu’on entende ce que je raconte à la personne avec qui je mange. J’ai pourtant conscience que la plupart des gens s’en fichent comme de l’an 40 mais je ne suis pas prête à prendre le risque. J’imagine que cela a avoir avec mon passé en tant qu’avocate. Ça a laissé des traces.

J’envoie un SMS à Elisabeth en lui expliquant où se trouve notre table dans le petit restaurant et puis, j’attends. Il n’y a que cela à faire alors, je décide de jeter un œil à Instagram. Qui sait, si l’assiette est jolie, je prendrai peut-être une photo pour en faire un post.

- Pas assez pour avoir acheté toute la carte de l’établissement, ne t’en fais pas.

Je connais Elisabeth comme ma poche et je suis capable de dire quand elle essaie tout simplement de s’extirper d’une situation compliquée. C’est exactement ce qu’elle est en train de faire en focalisant la conversation sur moi. Autant dire que cette fine stratège n’en est pas à son coup d’essai avec moi et que je ne me fais plus avoir aussi facilement que par le passé.

- Deux possibilités, soit tu t’es fait attaquer à coup de clavier d’ordinateur, ce qui pardonne-moi de te le dire, n’est vraiment pas un titre à faire la Une ou bien...tu t’es encore endormie en cours ? Ellie, c’est pas sérieux, punaise !

Bien que je n’aime pas particulièrement jouer les grandes sœurs chiantes, je sais qu’il y a des fois où je n’ai pas le choix et où je dois lui rappeler qu’elle a encore tout à prouver pour arriver là où elle veut aller. Elisabeth est une jeune femme extrêmement intelligente et qui saura se sortir de tout mais je refuse de la voir se laisser aller.

Je me souviens qu’à son âge (oui, cette phrase fait un peu vieille bique), je faisais tout pour enregistrer le plus d’informations possibles et jamais ne me serait venue l’idée de m’endormir en classe.

- Si tu crois vraiment que tu vas t’en sortir aussi aisément, jeune fille, c’est mal me connaître. Pourquoi t’es-tu endormie en cours, au juste ?

Si Elisabeth me répond qu’un beau brun ou une belle blonde a retenue son attention cette nuit, je crois que je vais faire une crise cardiaque, là, dans ce restaurant de quartier. J’ai conscience que ce n’est pas le genre d’Ellie mais je sais aussi ce que quelques années de moins font à nos cerveaux en formation. On veut toujours essayer de nouvelles chances, tenter de nouvelles expériences. J’encouragerai toujours la blondinette à le faire mais certainement pas au détriment de ses études. Elle est brillante et ira loin...si elle s’en donne les moyens.

Elisabeth a le cœur à la bonne place mais je ne peux pas la laisser s’évincer comme ça en me mettant au premier plan pour savoir comment je vais. Je lui dirai, je le promettrai mais j’ai besoin d’aller un peu plus loin. Même si j’ai conscience du potentiel extraordinaire d’Elisabeth pour le Droit, je ne serai pas mes parents. Je ne serai pas celle qui va la forcer à faire quelque chose qu’elle n’a, finalement, pas tellement envie de faire.

Je lui souris tendrement et espère réussir à lui transmettre suffisamment de bonnes ondes pour qu’elle comprenne que je ne compte pas lui tomber dessus sous prétexte qu’elle s’est confiée à moi.

- Ellie, je vais te poser une seule question et sache que peu importe ta réponse, je te soutiendrai, d’accord ? Est-ce que tu veux te concentrer sur la danse ?

Ce n’est pas une question. Je ne veux pas qu’Ellie se force à étudier quelque chose pour plaire aux autres. Cela n’a aucun intérêt. Je souhaite qu’elle s’épanouisse dans ce qu’elle fait et même si j’entends que la danse gagne la bataille, je serai contente pour elle car je sais combien il est important de faire de ce que l’on aime dans la vie. Loin sont les années où les gens étaient obligés de suivre des voies de carrière qui ne leur plaisaient pas mais qui leur promettaient un avenir convenable. Du moins, suffisamment convenable pour payer les factures. Aujourd’hui, les jeunes ont envie d’aventure, ont envie d’oser et je trouve ça formidable. Même si les tribunaux new-yorkais perdraient une grande future avocate, je ne forcerai jamais la main à Elisabeth pour qu’elle continue ses études et qu’elle passe son barreau.

- Je vais bien, ne t’en fais pas.

Et c’est vrai. Je n’invente rien. Ma vie a été compliquée, ma lutte contre l’alcool l’a été, surtout mais aujourd’hui, ça va. Aleksej me soutient et se montre aussi présent que possible malgré un calendrier protocolaire parfois extrêmement conséquent. C’est aussi ça être substitut du Procureur.

Il y a encore quelques années, je me serai contentée d’acquiescer et de lui répondre qu’en effet, même si le domaine du Droit ne la fascine plus, celui-ci lui apportera un emploi stable et un retour sur investissement. Mais j’ai beaucoup changé à ce sujet et j’ai une autre vision des choses aujourd’hui.

- Si on suit ta logique, sache que n’importe quoi te permettra d’obtenir un métier, Ellie.

J’entends ses doutes concernant ses capacités en tant que danseuse mais je ne suis pas en mesure de la juger ou d’émettre un avis pertinent car je suis quasiment incapable de mettre un pied devant l’autre en dansant. Oui, on peut dire que je suis une miss catastrophe sur la piste endiablée.

- Rien ne t’oblige à devenir avocate, Ellie. Tu pourrais très bien devenir consultante juridique si tu le souhaites.

Loin de moi l’envie de lui dire que je suis un exemple à suivre parce que je sais que c’est faux. J’ai commis un impair qui m’a coûté très cher et je ne veux pas qu’Elisabeth ose faire la même chose. Cependant, faire des études de Droit ne veut pas dire finir avocat.e obligatoirement.

Je lui adresse un sourire en coin quand elle me demande si je suis certaine que je n’ai pas de détail croustillant sur ma vie personnelle en ce moment. Il y a bien une ou deux choses mais je suis d’humeur timide aujourd’hui.

- Aleks et moi allons emménager ensemble.

Mais pas si timide que ça... J’ai conscience de lui lancer une vraie bombe car Eli sait que je ne voulais pas quitter mon indépendance et mon appartement. Sauf que beaucoup de choses ont changé et que je me sens prête à avancer, à passer à un autre cap dans ma relation avec Aleksej Svendsen.