i get so sick of wearing skin and it gets harder to pretend (lenny)
@ Invité
L’année scolaire était loin derrière elle, ce qui signifiait que ses sombres années de lycéenne appartenaient désormais au passé. Plus besoin d’étudier jusqu’aux petites heures du matin, plus besoin d’écumer les pages obscures du Web pour rédiger une dissertation de dernière minute, plus besoin de supporter ses camarades de classe tous aussi cons les uns que les autres. Et pourtant, elle n’avait pas encore célébré ce grand tournant dans sa vie de quelque façon que ce fut. Personne ne l’avait conviée à une de ces soirées arrosées dont les médias ne cessaient de brosser le portrait. À une soirée tout court, en fait. Cela pouvait s’expliquer par le fait qu’elle était loin de faire partie de la caste ô combien privilégiée des élèves populaires du lycée Susan E. Wagner. Trop froide, trop distante. Jamais elle n’avait cherché à s’intégrer dans ce lycée, sachant dès le départ qu’elle n’aurait qu’à y passer quelques mois, sans plus. Pas la peine de tisser des liens d’amitié et plus si affinités, hein? Alors elle se contentait de traîner avec Tomas, son meilleur pote. Ça lui suffisait. Seulement, voilà, quand il lui prenait l’envie de faire des activités en groupe, bien que ça n’arrive pas très souvent, elle n’avait personne vers qui se tourner. Absolument personne. C’en était un peu triste.
Alors, il fallait la comprendre, dès qu’elle avait reçu l’invitation à se joindre à quelques jeunes du SEW qui comptaient s’introduire dans un bar du Queens pour célébrer la fin d’année, elle avait sauté sur l’occasion. Coup de théâtre, la fille l’ayant invitée s’était confondue en excuses quelques heures plus tard : elle s’était trompée de numéro, elle souhaitait en vérité inviter une autre personne à cette soirée. Au final, elle dut avoir pitié de Cassiopeia, car elle lui assura que ça lui ferait plaisir de la voir sur place. Sincérité ou hypocrisie? La principale concernée n’en avait cure, elle décida de se pointer malgré tout, parce que a) elle s’emmerdait depuis le début des vacances et b) cette abrutie n’avait qu’à ne pas se tromper de numéro, voilà. À l’heure convenue, elle se présenta au Donovan’s Pub, armée bien sûr de sa fausse carte d’identité. Monsieur Muscle posté à l’entrée jaugea sa frêle silhouette pendant cinq bonnes minutes avant de lui demander son signe astrologique d’un ton bourru. Par chance, elle avait mémorisé cette information dès qu’elle avait reçu la carte et elle put entrer dans le bar sans problème. Elle se retint d’éclater de rire tout en avançant dans la vaste salle, faiblement éclairée mais cosy. Un groupe de musique jouait une chanson rock dans un coin et les gens attablés ici et là bavardaient, chacun un verre à la main.
Cassiopeia resta figée un quart de seconde, qu’était-elle censée faire, exactement? Attendre ses soi-disant amis ou commander quelque chose tout de suite? Elle n’eut pas à réfléchir bien longtemps, car un type dans la fin trentaine l’aborda à ce moment, le regard gourmand. Oh, oh. Parfois, lorsqu’elle marchait seule dans la rue, elle surprenait ce genre de regards de la part d’hommes d’un certain âge, mais elle ne s’attendait pas à ce que cela se produise ce soir. Ce qu’elle était naïve… L’homme lui proposa de venir s’asseoir à sa table et de lui offrir un verre, elle semblait en avoir bien besoin, insistait-il avec un sourire qui se voulait avenant mais qui, sous les lumières tamisées, paraissait plutôt carnassier. Elle déclina la proposition et pendant que le vieux dégueulasse essayait de lui faire changer d’avis, elle envoya un sms à ses amis pour leur demander ce qu’ils fichaient. Non mais, quand on convenait d’un rendez-vous, on s’y tenait, non?
Quelques secondes plus tard, une nouvelle notification apparut dans le haut de son écran : la soirée avait été annulée. Aucune explication. Juste ce simple message qui lui donnait la vague impression qu’on se payait sa tête. Car si ça se trouvait, ces hypocrites s’étaient réunis dans un autre bar, mais sans l’en avertir au préalable. Le visage cramoisi de rage, la petite rousse serra les poings et s’apprêtait à tourner les talons sans demander son reste quand une main agrippa brusquement son avant-bras. Elle releva la tête. Encore le vieux pervers! Elle pouvait tolérer ses insinuations aucunement subtiles, mais là, il dépassait les bornes. Elle essaya de se dégager. En vain. En plus, il avait une sacrée poignée, Humbert Humbert. « Hey, tu vas me lâcher, vieux dégoûtant? » cracha-t-elle. Elle espérait que sa voix encore juvénile ne trahisse pas sa panique croissante.
@Lenny Cooper n'hésite pas si quelque chose ne te convient pas
@ Invité
Lenny avait mal choisi son jour pour aller au bar. Il ignorait qu'un groupe était supposé jouer ce soir et il subissait actuellement le volume sonore que cela engendrait, tapotant nerveusement son verre presque entièrement plein, tentant de supporter tant bien que mal cette perturbation.
Il n'aurait probablement pas l'énergie de rencontrer qui que ce soit ou de s'essayer à discuter avec autrui, pas lorsqu'il se consacrait entièrement à gérer la douleur dans ses tympans sensibles. Après tout, c'était une autre forme d'exercice pour lui. S'exposer, tester ses limites, voir jusqu'à quand il pouvait tenir. Il venait à peine d'arriver, Lenny n'allait pas repartir immédiatement...
L'ampli grésillait. Lenny laissa échapper un grognement frustré, couvrant rapidement ses oreilles. Il se focalisa sur sa respiration, regardant autour de lui pour tenter d'oublier l'inconfort grandissant qui le saisissait aux tripes. Il avait toujours aimé observer les gens, tenter de comprendre leurs actions, ce qui les poussait à avancer dans la vie. Tant d'histoires auxquelles il n'avait pas accès, de pans d'existence qu'il ne faisait qu'entrapercevoir...
Sirotant son cocktail sans alcool, Lenny faillit en recracher le contenu lorsque son regard se posa sur une personne familière. S'il y avait bien une chose qu'il ne s'attendait pas à vivre, c'était bien de croiser une de ses élèves dans un bar.
Si sa mémoire n'était pas surdéveloppée au point de lui permettre de se rappeler de son nom, il se souvenait clairement avoir enregistré des livres pour elle, probablement dans le cadre d'un travail scolaire. Cass... Cass quelque chose. Et si elle était une de ses élèves, elle n'avait définitivement pas l'âge d'être ici.
Lenny ignorait ce qu'il était supposé faire. Devait-il lui en faire la remarque ? Prévenir quelqu'un ? Sa nervosité s'acroissait face à son hésitation, jusqu'à ce que le reste des événements le décide à intervenir. Il ne savait pas ce qu'il était censé faire face à une de ses élèves qui aurait décidé de passer la soirée en bar, mais il n'avait pas le moindre doute sur la nécessité à intervenir à cet instant précis.
Un homme venait de l'agripper et la demoiselle cherchait visiblement à se dégager. Lenny se leva brusquement, manquant de renverser sa chaise au passage. Il se dirigea vers eux et les sépara, s'interposant entre Cass et le pervers qui la harcelait.
Lenny n'avait pas le temps d'hésiter ou de se dégonfler. L'homme venait à peine d'ouvrir la bouche qu'il avait répliqué, puisant dans la frustration qu'il éprouvait depuis son arrivée dans son bar pour marquer la colère dans sa voix :
"C'est ma fille !"
Lenny aurait bien été incapable de surenchérir, mais l'homme semblait avoir compris et n'insista pas. Le coeur battant, les pensées se bousculant dans son crâne, il saisit la jeune fille par le poignet et l'entraîna dehors, jusqu'à ce qu'ils soient totalement hors de vue. Il la lâcha alors, s'excusant à demi-mot, perdu sur la suite des événements. Il n'avait pas fini sa boisson. Il l'avait payé, non ? Peut-être... Il n'en était pas certain. Si ce n'était pas le cas, il avait commis un vol et... et...
Lenny se força à prendre une profonde inspiration. Focus. Peu importe la raison pour laquelle Cass était dans ce bar, elle avait été agressée et elle devait probablement être choquée, tourmentée. Il était l'adulte dans cette situation. A lui d'être solide.
Tapotant nerveusement sa propre jambe, il souffla :
"Est-ce que... Est-ce que ça va ? Je suis désolé si je vous ai fait peur, je... euh... je n'ai pas réfléchi."
Lenny se creusa les méninges pour retrouver son prénom, sans grand succès :
"C... Cassie ? Cassandra ? Je suis Lenny, je travaille dans votre lycée. Je suis vraiment désolé de ce qui est arrivé. Je... Est-ce que vous pouvez contacter quelqu'un pour vous aider ? Vous raccompagner ? Ma... Mon appartement est juste là si... euh..."
Lenny pointa du doigt son immeuble, qui n'était qu'à quelques minutes de marche, avant de s'éclaicir la gorge, triturant nerveusement ses mains :
"Vous n'étiez pas censée être là."
C'était une évidence, mais il avait ressenti le besoin de l'exprimer. Cass n'avait pas le droit d'être là, en raison de son âge. Mais c'était aussi une manière pour lui de signaler qu'il n'avait pas prévu qu'une telle chose aurait pu se produire et que son programme était littéralement parti par la fenêtre. Lenny avait l'impression que le sol menaçait de se dérober sous ses pieds, mais cela devait probablement être pire encore pour elle...
"Est-ce qu'il vous a fait mal ? Est-ce que je vous ai fait mal ?"
Lenny savait qu'il pouvait être un peu brutal, à fortiori lorsqu'il se laissait porter par ses émotions. Il espérait ne pas l'avoir blessée d'une quelconque façon...
@ Invité
Cassiopeia ne se trouvait pas particulièrement jolie, surtout avec ses vieilles cicatrices d’acné sur le front, qu’elle essayait de cacher tant bien que mal avec ses cheveux, et son mètre cinquante-deux qui lui donnait l’air d’une enfant de onze ans. Elle supposait qu’avec le temps, elle finirait bien par ressembler à une femme plutôt qu’à une gamine. Ou alors, elle resterait ainsi pour le reste de ses jours. Toujours était-il qu’avec son physique qu’elle considérait comme banal, voire disgracieux, elle parvenait quand même à attirer le regard d’autrui. Par contre, elle n’était pas sûre que ce soit une bonne chose quand il s’agissait d’un homme assez vieux pour être son père… Elle ne comprenait pas que certains adultes soient attirés par des personnes bien plus jeunes qu’eux. Peut-être pour pouvoir les manipuler plus aisément? Mouais.
Toutes ces pensées tourbillonnaient dans sa tête tandis qu’elle cherchait à se défaire de l’emprise de l’homme. Son haleine puait l’alcool. En voilà un qui avait clairement trop bu, et pourtant la soirée était encore jeune; elle n’imaginait pas quelles conneries il prononcerait à sa sortie du bar, enfin à supposer qu’il soit encore conscient lorsqu’il en sortirait. Elle commençait à se demander s’il serait judicieux de crier à l’aide quand un autre homme s’interposa entre eux avec trois petits mots comme seule défense. C’est ma fille. La rouquine fronça les sourcils en sa direction. Sa fille? Attendez, quoi? Elle réalisa à peine que le pervers la laissait enfin tranquille, tant sa surprise était grande. Elle n’eut toutefois pas le temps de prononcer le moindre mot, puisque le chevalier sans peur et sans reproche l’entraîna par le poignet à l’extérieur de l’établissement, sous le regard de tous les clients. « Hey, vous avez fini de tous me toucher comme ça? » tempêta-t-elle sans néanmoins tenter de se défaire de la poigne de son sauveur. Trop sonnée pour ça.
À la fraîcheur de la nuit, il la libéra sans un mot. C’est alors qu’elle le reconnut : le bibliothécaire du lycée, ça alors! Les élèves chuchotaient tous qu’il était bizarre et effectivement, le type ne laissait personne indifférent, mais les rares fois où ils s’étaient croisés, elle l’avait trouvé sympathique. Il fallait dire qu’elle n’avait pas l’habitude de traîner à la bibliothèque, loin s’en fallait. « Oh, je n’ai pas eu peur, » mentit-elle, trop fière pour admettre qu’elle venait d’avoir la frousse de sa vie. « D’ailleurs, je me débrouillais très bien juste avant que vous n’interveniez. » Hum, bien sûr, Cassiopeia, bien sûr. Elle soupira, sa première soirée au bar était complètement ruinée. Et la menace du pervers planait encore au-dessus de sa tête, telle une épée de Damoclès. « Eh bien, mon téléphone n’a presque plus de batterie, alors si vous me laissiez emprunter votre chargeur, vous me rendriez un grand service. » Après réflexion, elle comptait appeler Blaise, l’un de ses grands frères, qui pourrait la raccompagner à la maison et qui ne la jugerait pas d’être entrée dans un bar avec une fausse pièce d’identité. « Mais ne tentez pas quoi que ce soit, sinon je vous frappe. Et mes frères aussi vous frapperont. Et ma sœur. Et mon demi-frère. » Non mais, elle préférait le prévenir, au cas où. On n’était jamais trop prudent, elle venait de l’apprendre à ses dépens. « Sinon, moi c’est Cassiopeia, mais vous pouvez m’appeler Cassi’ ou Cassio’. »
En route vers l’appartement du bonhomme, elle répliqua à son reproche : « Vous non plus. Depuis quand les bibliothécaires de lycée fréquentent les bars? Je vous aurais plutôt vu dans un salon de thé ou quelque chose du genre. » Elle plaisantait à moitié, car bien sûr que Lenny avait le droit de passer ses soirées dans les bars, il était un adulte, contrairement à elle. Mais elle ne supportait pas qu’on lui dise quoi faire, alors elle contre-attaquait à sa manière. Immature, avez-vous dit? Absolument. Elle secoua la tête à ses questions. « Nan, je vais bien. » Nouveau mensonge. Elle n’allait pas si bien que ça, elle était en fait troublée par ce qui venait de se produire. Inquiète, aussi. Peut-être que le pervers les suivait? Elle jeta un regard derrière elle : personne. Elle se racla la gorge. « Mais c’est gentil d’être intervenu, » murmura-t-elle, presque à contrecœur. « Quoique, pour être honnête avec vous, vous m’avez pas l’air très costaud. Vous auriez fait quoi si ce pervers avait voulu se battre contre vous? Vous auriez sorti un bouquin de votre poche en guise d’arme? » L’humour, voilà sa façon de se remettre de ses émotions.
@ Invité
Non, décidément, Lenny n'avait pas prévu que les choses tournent de la sorte. Il était censé passer une soirée au bar, essayer d'aborder quelqu'un ou se laisser aborder, travailler sur ses habiletés sociales, avant de retourner chez lui... ou de finir chez quelqu'un d'autre, ce qui pouvait arriver de temps en temps, quand l'humeur s'y prêtait.
Parmi tout ce qu'il avait essayé d'anticiper pour éviter de réveiller son anxiété, devoir tirer une élève d'un mauvais pas et la guider chez lui n'étaient définitivement pas sur la liste. Il avait improvisé, ce qui n'était généralement pas son fort, mais Cassie était tirée d'affaire et il n'avait pas été frappé, ce qui voulait dire qu'il s'était plutôt bien débrouillé. Restait à faire en sorte que les choses restent sur la bonne voie...
Lenny avait penché la tête sur le côté, un sourcil haussé, à l'affirmation de la jeune fille. De toute évidence, elle ne s'en serait pas sortie aisément sans lui, c'était pourtant clair. Peut-être n'en avait-elle pas pleinement conscience ? Ou était-ce un de ces mensonges que les neurotypiques disaient avec tant de facilité et que Lenny avait du mal à discerner ?
"Je ne pense pas que vous vous débrouilliez bien. L'homme n'était pas prêt à vous lâcher et aurait pu vous faire du mal. Si le patron du bar était intervenu, il aurait pu se douter que vous n'aviez pas l'âge d'être là et vous auriez eu des ennuis. Je pense qu'il était nécessaire que j'intervienne."
Lenny ne voulait pas être pédant ou suffisant. Il se contentait d'énoncer les faits tels qu'il les percevait, frottant ses jambes nerveusement, le regard fuyant. C'était ainsi qu'il voyait les choses et il ne comprenait pas que cela soit le cas pour son élève. Il avait le besoin irrépressible de corriger ce qu'il estimait être un tort, un trait qui ne lui avait pas valu que des amis, loin de là...
Il avait hoché la tête à la demande de la jeune fille, conscient que c'était la meilleure chose à faire. Elle pourrait appeler quelqu'un pour venir la chercher et Lenny pourrait retrouver sa tranquillité chez lui, digérer tout ce qui venait de se passer. Elle ne serait plus de sa responsabilité et il pourrait apaiser ses inquiétudes.
Il souffla un petit "Oh." aux menaces de Cassiopeia, peinant à interpréter ses conditions proprement. Tenter quoi que ce soit ? Qu'est-ce qu'elle voulait dire par là, exactement ? C'était beaucoup trop vague et il avait maintenant peur de commettre ce "quelque chose" qui lui était interdit et d'en subir les conséquences.
"Vous pouvez emprunter mon chargeur. Et... euh... je ferai attention à... à ne pas tenter quoi que ce soit. Et si je me trompe et j'accomplis ce... ce "quoi que ce soit", je comprends ce qui m'attend et je ne chercherai pas à me dérober."
De toute manière, c'était sa faute s'il ne comprenait pas. Il le savait. Cela avait toujours été ainsi. La plupart des gens percevaient ce genre de choses instinctivement. S'il était trop stupide pour ne pas savoir, c'était de sa faute. Il devrait s'être amélioré là-dessus, depuis tout ce temps...
Lenny haussa les épaules à la remarque de Cassie, alors qu'ils se dirigeaient vers son immeuble. Il appréciait les salons de thé, c'était un fait. Des lieux généralement calmes, où il pouvait se plonger dans un bon livre tout en savourant des gourmandises... C'était d'ailleurs là que son club de lecture se réunissait, le plus souvent. Mais ce n'était pas approprié pour ce que Lenny avait en tête...
"Les gens ne fréquentent pas un salon de thé dans l'espoir de faire des rencontres. Ils veulent qu'on les laisse tranquille et pareillement. Les bars, c'est différent. Les gens s'attendent à ce qu'on les aborde. C'est plus facile de briser la glace. C'est dommage qu'il y ait tant d'alcool dans ces lieux, j'ai horreur de cela."
Quand Cassie lui dit qu'elle allait bien, Lenny ne sut que croire. Il avait conscience que les gens disaient ça pour qu'on les laisse en paix, même si ce n'était pas forcément vrai. Et avec tout ce qui s'était passé, elle devait probablement mentir... Lenny ne voulait pas la braquer en insistant, mais il s'essaya tout de même à dire, frottant sa nuque :
"Si vous avez besoin de parler, je... euh... je suis là."
Il avait haussé à nouveau les épaules lorsque Cassiopeia l'avait remercié d'être intervenu. C'était la chose à faire. Lenny ne pouvait pas simplement laisser son élève être harcelée de la sorte. Il devait intervenir et il l'avait fait, voilà tout. Lenny ne pensait pas mériter la moindre gratitude pour quelque chose qu'il estimait normal.
Il eut un rire nerveux à la tentative de blague de Cassie. Tapotant sa jambe, il souffla d'une voix gênée :
"Un livre ne devrait pas servir d'arme, c'est un objet délicat qui s'abîme bien trop facilement. S'il avait voulu se battre, je... euh..."
Lenny réfléchit brièvement à la question, continuant à tapoter sa jambe :
"Je l'aurais laissé faire. Je n'aime pas être violent. Vous auriez pu profiter de la commotion pour partir. Cela aurait été une bonne alternative. Parce que vous vous en seriez sortie sans dommage."
Lenny lui adressa un sourire maladroit, presque une grimace. Il pensait sincèrement que se faire passer à tabac n'était pas une chose si grave, tant que son élève pouvait s'en sortir et être laissée en paix. Il ne voyait pas la violence à son égard de la même manière que les autres.
En dépit des thérapies, il continuait à percevoir la chose comme normale, voir attendue. Cela faisait partie des événements qu'il estimait en mesure d'arriver, lorsqu'il sortait. Parce qu'il exaspérait facilement les gens et qu'il le savait.
Enfin arrivés. Lenny sortit ses clés pour ouvrir la porte, invitant Cassie à entrer. Il fit usage de l'ascenseur, se plaquant contre les parois pour éviter tout contact physique, avant de permettre à Cassiopeia d'entrer chez lui. Apercevant son plaid qui traînait sur le canapé, Lenny le prit et le plia rapidement, signalant à la jeune fille :
"Je vais trouver mon chargeur. Vous pouvez vous installer où vous voulez. Si vous avez besoin d'une douche, vous pouvez en prendre une, j'ai des serviettes propres à disposition. Je vous demande juste de ne pas toucher à mes livres ou, si vous le faites, de les remettre exactement comme vous les avez trouvés, j'ai un système et c'est important que tout soit à sa place."
Cela dit, Lenny commença à fouiller ses tiroirs, à la recherche de son chargeur. Quelques minutes plus tard, il le trouva enfin, s'en emparant et le tendant à son élève :
"Voilà. Euh... Vous voulez quelque chose à boire ? Ou à manger ?"
@ Invité
C’était toujours très bizarre de croiser un membre du personnel ou du corps enseignant du lycée en dehors du lycée, justement. Elle avait tellement l’habitude de voir leurs visages là-bas qu’elle en oubliait qu’iels n’y dormaient pas, qu’iels étaient des personnes tout ce qu’il y avait de plus banal, au fond. Lenny le bibliothécaire ne faisait pas exception à la règle. Sauf que lui, il avait une certaine réputation qui le précédait et qui, eh bien, semblait fondée. On avait prévenu l’adolescente que des phrases sans le moindre tact pouvaient sortir de la bouche de ce type; pourtant, elle ne s’attendait pas à une telle réplique de sa part. Oh, que ce soit clair : il n’avait pas tort. Ça aurait très bien pu mal tourner pour elle sans son intervention. Mais devait-il absolument enfoncer le clou et le lui rappeler? Et d’un ton complètement froid, désintéressé, qui plus est? C’était un peu vexant, de l’avis de Cassiopeia. Elle croisa les bras, une moue boudeuse sur les lèvres. « Puisque vous le dites. Rappelez-moi de vous décerner une médaille et de prononcer un discours en votre honneur lors de la cérémonie de remise des diplômes. » À l’instant où les mots franchirent ses lèvres, elle se demanda si le sarcasme était une arme réellement efficace contre cet homme… Elle ne tarderait pas à en avoir le cœur net.
En toute honnêteté, elle ne craignait pas qu’il lui arrive quelque chose en compagnie de Lenny. Il travaillait dans un lycée, en présence d’adolescents et d’adolescentes. De ce fait, il ne la toucherait certainement pas, de peur de perdre son emploi. Et puis, ne l’avait-il pas secourue du pervers du bar? Seulement, voilà, il semblait sincèrement ne pas comprendre ce qu’elle insinuait. De son petit mètre cinquante-deux, Cassiopeia lui jeta un regard méfiant. Essayait-il de faire de l’humour pour détendre l’atmosphère? Apparemment pas. Mon Dieu, mais quel drôle de zigoto. « Vous ne voyez vraiment pas ce que je veux dire, hein? C’est peut-être mieux comme ça, restez dans l’ignorance. Et… surtout, ne tentez rien. » Elle lui jeta un regard amusé tandis qu’il tentait vraisemblablement de comprendre ce qu’elle voulait dire par là. Oh, c’était mal de se moquer, mais ce n’était pas méchant, si?
Cassiopeia l’écouta, un peu ennuyée. Elle n’avait jamais mis le pied dans un salon de thé et ça ne l’intéressait franchement pas. « Mais c’est normal qu’il y ait de l’alcool dans un bar. C’est comme s’il n’y avait pas de bouquins dans une bibliothèque. » Elle avait fait exprès d’utiliser un exemple qu’il comprendrait. Restait à voir s’il comprendrait bel et bien. Tandis qu’ils continuaient de marcher côte à côte, elle arqua un sourcil en sa direction. Elle ne voulait absolument pas se confier au bibliothécaire, certaine qu’il irait tout raconter à ses collègues à la première occasion, par solidarité ou par inquiétude pour elle. Elle joua la carte de l’innocence : « Parler de quoi? Je n’ai rien à dire. Et vous? » Néanmoins, elle le remercia d’être intervenu tout à l’heure, car aussi moqueuse fût-elle, elle n’était pas ingrate. N’empêche, elle se demandait ce qui se serait passé si ça en était venu aux poings. Elle éclata de rire à sa réponse toute sérieuse. Son amour des livres était touchant, même si elle ne le partageait pas. Elle lorgna sa main qui tapotait sa jambe, comme un tic qu’il ne contrôlait pas. Une autre bizarrerie à ajouter à la très longue liste. « Un vrai chevalier servant, » murmura-t-elle, étonnée et admirative malgré elle. Elle n’arrivait pas à croire qu’un homme pareil puisse encore exister en 2020. Ou alors il aurait agi de la sorte face au pervers parce qu’elle était encore très jeune et qu’en tant qu’adulte responsable de la situation, il se sentait obligé de la protéger. Mouais, ce devait être ça.
Arrivés à destination, ils empruntèrent l’ascenseur, dans lequel Lenny se plaqua carrément contre l’une des parois. Cassiopeia fronça les sourcils, de plus en plus décontenancée vis-à-vis de cet homme. Est-ce qu’elle puait? Pourtant, elle avait pris sa douche ce matin. Elle n’eut pas le temps de l’interroger à ce sujet; les portes de l’ascenseur coulissèrent et l’instant d’après, ils pénétraient dans l’appartement. Aussitôt, Lenny s’empressa de plier le plaid et Cassiopeia haussa les épaules; avec le capharnaüm qui régnait dans sa chambre, ce n’était certainement pas elle qui allait lui reprocher d’être désordonné. Lorsque Lenny l’invita à prendre place là où elle le désirait, elle le remercia d’un sourire… qui s’effaça dès qu’il fut mention d’une douche. « AH-HA, donc vous trouvez que je pue, c’est bien cela? » s’exclama-t-elle d’un ton mi-figue mi-raisin. « Ou alors ça vous plaît d’avoir une adolescente nue dans votre salle de bain. Vous y avez caché des caméras ou quoi? » Elle plaisantait, Lenny n’avait vraiment pas l’air d’être ce genre d’homme, mais quand même, elle ne pouvait pas s’empêcher de s’amuser de son insistance.
Une fois le chargeur dans ses mains, elle le brancha à son téléphone qui ressuscita comme par magie. Pendant qu’elle attendait que l’appareil redémarre, elle se tourna vers son interlocuteur qui la regardait faire, les bras branlants. Elle ignora sa proposition de manger ou de boire quelque chose, du moins pour le moment. « Dites, je peux vous poser une question? (Sans lui laisser le temps de répondre, elle enchaîna.) Pourquoi vous êtes comme ça? Enfin, je ne sais pas comment l'expliquer, mais vous n’êtes pas comme les autres. Par exemple, eh bien, que se passerait-il si je changeais l’ordre de vos bouquins par mégarde? » Elle n’était pas méchante, Cassiopeia, elle voulait juste comprendre. Et Lenny l’intriguait. Il l’intriguait vraiment beaucoup.
@ Invité
S'il n'avait pas littéralement sauvé son élève d'un pervers, Lenny aurait probablement décidé qu'il aurait mieux valu qu'il ne sorte pas du tout ce soir. Rien ne s'était passé comme prévu et, maintenant, Lenny devait réussir à interagir avec une adolescente qui avait le sarcasme facile et, de ce qu'il pouvait voir, un sacré caractère. Quelque chose qu'il n'était définitivement pas équipé pour gérer, en résumé...
Devant sa réplique acerbe, Lenny n'avait pu que balbutier une vague réponse, regard rivé sur ses chaussures, comprenant qu'il n'avait pas fait preuve d'un tact qui aurait pourtant été nécessaire :
"Désolé. Je... euh... Ce n'était pas..."
Les mots n'étaient pas venus. Il avait fini par abandonner son excuse maladroite, espérant que le reste de leur interaction se déroulerait mieux. Et qu'il ne risquerait pas de blesser la jeune fille par mégarde. C'était la dernière chose que Lenny souhaitait. Il n'avait pas donné un coup de main à Cassie pour mieux l'enfoncer par la suite...
Mais plus les choses avançaient, moins Lenny était dans son élément. Cassiopeia ne lui était pas d'une grande aide, s'amusant vraisemblablement à maintenir le flou sur ses arrières-pensées et le voir se creuser la tête pour comprendre ce qu'elle voulait dire. Il avait quelques idées, mais il ne pouvait en confirmer aucune et il n'était pas certain que cela soit approprié pour lui de discuter de cela avec la jeune fille. Même s'il craignait de commettre une erreur définitive par son ignorance, ce qui était probablement voué à arriver, Lenny multipliant les gaffes avec son élève...
"Je... Je ne tenterai rien. Promis."
Lenny avait commencé à se ronger nerveusement les ongles, mal à l'aise. Il avait l'impression de revenir à ses années de lycéen, tentant tant bien que mal de s'intégrer auprès de ses pairs et jouant malgré lui le rôle du mouton noir, que l'on moquait sans vergogne. Ce qu'il ne devrait définitivement pas ressentir, à quarante ans passés.
Il avait secoué la tête devant l'analogie de la jeune fille. D'accord, il y avait des livres dans une bibliothèque et il y avait de l'alcool dans un bar. Il comprenait la logique de la chose. Cela ne l'empêchait pas de ne pas l'apprécier. Cessant de maltraiter ses cuticules, il répliqua un peu vivement, peinant à se maîtriser lorsqu'il évoquait le sujet de l'alcool :
"Il n'y a rien de dangereux à lire trop d'ouvrages. Le verre de trop et c'est... c'est... de mauvaises choses arrivent. L'homme qui vous a tourmenté, il... il avait peut-être trop bu. Les gens écoutent plus facilement leur instinct, aussi mauvais soit-il, après avoir consommé de l'alcool."
Lenny n'osait pas toucher à la moindre boisson alcoolisée, par peur que son "instinct" soit similaire à son père. Violent. Abusif. Lenny n'était rien de tout cela. Il ne voulait pas être cela. Sous aucun prétexte. Ce pourquoi il s'efforçait d'être pacifiste à tout instant, quitte à avoir des ennuis. Tout plutôt que de ressembler à son paternel.
Lenny n'avait vraiment pas les codes sociaux nécessaires pour échanger avec Cassie. Il avait l'impression que l'adolescente et lui vivaient sur deux planètes séparées, incompatibles en tout point. Il la regarda d'un air perdu lorsqu'elle déclara qu'elle n'avait rien à dire et lui retourna la question. Lenny ne savait pas ce qu'il était supposé répondre, de quelle manière s'exprimer pour ne pas la braquer davantage. Alors, il resta silencieux, recommençant à ronger ses ongles.
Il fut plus nerveux encore lorsqu'elle souffla qu'il était un chevalier servant, parce qu'il n'arrivait pas à savoir si elle était encore sarcastique ou si elle se montrait sincère. Lenny n'était rien de cela. Il essayait simplement de faire ce qui était juste et d'aider, parce qu'il savait ce que cela faisait d'être celui qui suppliait du regard pour que quelqu'un intervienne. C'était une promesse qu'il s'était fait, des années auparavant. Etre celui qui fait le premier pas, si personne n'ose se lancer.
Avec un peu de chance, leur entrevue allait s'écourter. Cassie allait être en mesure d'appeler quelqu'un et Lenny... Lenny pourrrait se recroqueviller sous la couette et pleurer un bon coup pour évacuer le stress de la soirée. Oui, cela semblait être un bon plan. Mais Lenny continuait de dire ce qu'il n'était pas supposé dire et Cassiopeia prit la mouche. Il n'eut pas le temps de protester à l'idée qu'il impliquait qu'elle puisse sentir mauvais que, déjà, elle insinuait bien pire.
Frottant anxieusement ses jambes, il protesta face à ses accusations, incapable à cet instant de percevoir l'humour derrière ses paroles :
"Il n'y a pas de caméras ! Vous pouvez vérifier, je ne mens pas, pas de caméras ! Et je, je, je proposais cela parce que vous avez vécu une situation stressante et, et, et une douche pourrait vous aider à vous détendre, rien de plus ! Pas de caméras !"
L'accusation l'horrifiait et il ne savait pas ce qu'il avait fait pour pousser la jeune fille à croire cela de sa part. Ce n'était pas la première fois qu'on l'accusait de choses affreuses et il ne pouvait que nier avec virulence, parce que ce n'était pas ce qu'il était, parce qu'il ne pouvait pas laisser qui que ce soit penser cela de lui, parce qu'il ne comprenait pas pourquoi on le voyait ainsi. C'était... C'était...
Lenny se concentra sur sa respiration, s'efforçant de garder son calme. Il n'était pas censé réagir comme ça. Quelqu'un d'autre aurait su répondre posément à la jeune fille, sans la mettre mal à l'aise, sans bafouiller et s'emporter comme il l'avait fait. Lenny se mordit la lèvre, laissant Cassie brancher son portable après lui avoir proposé de quoi boire ou manger.
Et il semblait que Cassiopeia soit vraiment déterminée à le faire sortir de ses gonds. Il n'eut même pas le temps de l'autoriser à poser une question qu'elle le faisait immédiatement, ce qui était déjà anxiogène en soi. Pourquoi demander si elle comptait faire comme elle le souhaitait, de toute manière ?
Et ses questions... Lenny ne voulait pas lui répondre. Lenny ne voulait pas lui dire pourquoi il était comme ça. Parce qu'il n'aimait pas cette idée. Parce que cela le fatiguait que les gens le regardent et lui demandent ce qui n'allait pas, pourquoi il était bizarre, ce qui clochait chez lui. Est-ce qu'il leur demandait, lui, pourquoi ils passaient leur temps à mentir ou à être sarcastiques ? Non.
Puis Cassiopeia évoqua l'idée de changer l'ordre de ses livres par mégarde et Lenny sentit son coeur faire un bond douloureux dans sa poitrine. Il se laissa tomber sur son canapé, secouant sa jambe et tordant ses doigts douloureusement, répondant d'une traite :
"Ce ne serait pas par mégarde, parce que je vous ai spécifiquement dit de ne pas le faire, ce qui veut dire que vous êtes prévenue ! Cela ne peut pas être par mégarde parce que cela impliquerait que vous êtes simplement ignorante, alors que vous ne l'êtes pas ! Vous savez et vous parlez de le faire et ce n'est pas accomplir quelque chose par mégarde, mais par malice, et c'est complètement différent !"
Lenny reprit son souffle, tentant de se calmer, en vain. Rien ne se passait comme prévu. Il était supposé être au bar pour plusieurs heures encore, mais il avait dû s'interposer et sauver son élève et il était de retour chez lui avec quelqu'un qu'il connaissait à peine et il ne cessait de faire des erreurs et... et... et...
Lenny se recroquevilla sur le canapé, tentant de se faire le plus petit possible. Ce n'était pas comme ça que les choses auraient dû se produire. Pourquoi avait-il fallu que tout dérive ? Lenny était perdu et il avait peur de commettre une grosse, grosse erreur. Et il ne savait même pas que faire pour l'éviter. Il se balança légèrement sur lui-même, marmonnant d'une petite voix :
"D... Désolé. Ne... Ne touchez pas mes livres, s'il vous plaît. Si vous le faites, tout... tout sera sens dessus dessous et j'ai besoin que quelque chose reste stable. Que, au moins, mes livres soient à leur place. Parce que je ne devrais pas être ici à cette heure-là et vous ne devriez pas être là du tout. Mais je suis là et vous êtes là et je vais faire quelque chose de mal parce que je suis stupide et vous... vous... vous..."
Son souffle s'était fait sifflant. Non, pas de crise de panique, pas devant son élève ! Il ne s'était rien passé, tout allait bien, tout allait bien, tout allait bien. Il marmonna ce mantra à voix basse, fermant les yeux, essayant de se relaxer. Quand il fut suffisamment calmé, il jeta un regard à Cassiopeia, avant de souffler tout bas, une expression perdue sur son visage :
"D... Désolé. Je... euh... Qu'est-ce que je peux faire pour, pour, pour ne pas commettre d'erreurs ? Qu'est-ce que j'ai le droit de faire ?"
Lenny savait qu'il ne devrait pas se comporter ainsi. Que Cassie était une adolescente, qu'elle était chez lui et qu'il était supposé être le maître de la maison, l'adulte responsable. Mais il avait peur et la peur faisait remonter les souvenirs, l'enfant terrifié d'autrefois qui ne savait que faire pour apaiser la colère de son père et protéger sa mère.
Et maintenant, elle allait probablement rire de lui ou lui asséner une autre réplique acerbe, parce qu'il avait commis une autre erreur. Et Lenny le mériterait, probablement...
@ Invité
Plus la conversation progressait, plus Cassiopeia se sentait déconcertée par le comportement de son interlocuteur. C’était la première fois qu’elle discutait avec un adulte aussi… eh bien, déroutant, oui, c’était le mot. Lenny la déroutait. Elle avait l’impression que c’était elle, l’adulte, et lui l’adolescent — ce qui était extrêmement absurde, entendons-nous bien. Seulement, elle ne voyait pas de meilleure façon de décrire le rapport de force installé entre eux à leur insu. Le gringalet lui faisait pitié, réalisa-t-elle avec surprise tandis qu’il bégayait ce qu’elle supposait être une excuse. Ce n’était pas la réaction escomptée; elle aurait mille fois préféré que son sarcasme le fasse rire et qu’ils tournent la page sur ce malheureux événement, mais non, il s’entêtait, le visage sérieux. Elle se demanda avec curiosité à quoi ressemblait le rire de cet homme tant il lui semblait inconcevable de seulement l’imaginer se tordre de rire, les mains sur les côtes, le visage défiguré par l’hilarité. C’était un peu triste. Elle hocha la tête à ses paroles et déclara solennellement : « Et moi, je vous promets qu’un jour, je réussirai à vous faire rire. M’est avis que vous en avez grandement besoin. » Cassiopeia Matthews adorait relever des défis. Ça ne lui faisait pas peur.
Alors qu’ils s’approchaient de l’immeuble où vivait Lenny, la conversation entre ces deux êtres que tout opposait sembla glisser vers un terrain miné. En raison de son caractère contestataire, la rousse voulut protester, faire remarquer que certains livres pouvaient être dangereux; elle pensait au bouquin rédigé par un certain dictateur moustachu dont il avait été mention dans son cours d’histoire cette année. Mais les paroles suivantes du bibliothécaire l’en empêchèrent et lui donnèrent matière à réfléchir. Il n’avait pas tort, certaines personnes pouvaient se transformer en véritables monstres dès qu’ils avaient trop d’alcool dans le sang. Le ton de voix employé, toutefois, piquait sa curiosité. On eut dit que Lenny parlait par expérience. Était-il possible qu’elle se trouvât en présence d’un ancien alcoolique? Elle avait sincèrement du mal à imaginer ce type pataud et bégayant s’enfiler des verres jusqu’à en perdre connaissance, mais peut-être les stéréotypes avaient-ils la peau trop dure…
De toute façon, ça ne la regardait pas et elle préféra ne pas insister. Ce n’était pas comme s’ils étaient des amis ou même des connaissances. Ils s’apercevaient de loin dans les couloirs du lycée, rien de plus. Et voilà qu’en une seule soirée, tout avait changé. Il l’avait tiré des griffes d’un pervers et l’entraînait maintenant dans sa demeure, où elle pourrait appeler son frère. Elle ne savait que penser de cette situation des plus inusitées et à en juger par son silence prolongé, lui non plus. Intriguée, elle l’observait du coin de l’œil tout en marchant; il se rongeait les ongles comme si sa vie en dépendait. Il fallut beaucoup de retenue à la jeune fille pour ne pas le saisir par le bras, histoire qu’il lui reste des ongles à la fin de la soirée. Elle supposa qu’il devait souffrir d’elle ne savait quel trouble anxieux; elle avait connu des gamins comme ça pendant ses nombreux séjours en famille d’accueil. Mais bon, encore une fois, ça ne la regardait pas.
Une fois dans l’appartement, Lenny lui proposa de prendre sa douche et Cassiopeia ne put s’empêcher de le railler encore une fois. Hélas, elle aurait dû se douter que ce n’était pas la bonne façon de communiquer avec le bibliothécaire, qui s’emporta de façon presque désespérée contre les accusations qu’il croyait bien sérieuses. Prise de court, la rousse leva les bras pour tenter de calmer le pauvre homme. « Wow, du calme! Je ne faisais que plaisanter, je ne vous accusais de rien. » Elle savait que son humour noir pouvait choquer les gens, mais de là à provoquer une telle réaction? C’était une première. Ce n’était pas comme ça qu’elle allait réussir à le faire rire, ce pingouin. Pendant que son téléphone revenait à la vie, elle osa lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis tout à l’heure : pourquoi était-il comme ça? C’était très vague, mais elle était persuadée qu’il comprenait ce qu’elle voulait dire.
Après, ce n’était pas un reproche de la part de Cassiopeia, elle voulait seulement comprendre, même si sa demande avait peut-être été exprimée avec maladresse. Elle fronça les sourcils pendant qu’il s’écroulait sur le canapé derrière lui, aussi flasque qu’une poupée de chiffon. Malgré ses efforts, elle ne parvint pas à saisir l’entièreté du flot de paroles qui non sans véhémence s’échappa de ses lèvres. Elle comprit toutefois qu’elle avait employé la mauvaise expression. En effet, ce ne serait pas par mégarde si elle touchait à ses précieux livres. Mais allons, pas de quoi en faire tout un fromage. Enfin, de la part d’un bibliothécaire, et de ce fait un amoureux des mots, elle aurait dû s’y attendre. Complètement perdue par la tournure de la conversation, elle ne put s’empêcher de l’interrompre : « Vous n’êtes pas stupide. » Elle ne sut s’il l’avait entendue; il semblait en proie à une espèce de crise. Les yeux clos, il tentait de reprendre le contrôle sur sa respiration. Cassiopeia répéta, sa voix cette fois impétueuse : « Vous n’êtes pas stupide. Juste un peu bizarre. Enfin, non, pas bizarre, vous allez me dire que ce mot possède une connotation négative. Disons que vous êtes… anticonformiste? C’est cool, être anticonformiste. Vous êtes cool, Lenny. »
Elle ne savait pas ce qui lui avait pris de lâcher ce compliment, mais elle avait l’impression que ce type en avait besoin. Elle espérait qu’il se calmerait bientôt, parce que son angoisse était contagieuse. Elle soupira, posa son poids sur un pied, puis sur l’autre. « Je ne toucherai pas à vos livres. Je n’aime pas lire, de toute façon. Sauf les livres de Levi Boyle, mais j’imagine que vous ne lisez pas ce genre de littérature. » Elle ne comprenait pas pourquoi la plupart des adultes ne juraient que par les classiques poussiéreux, alors qu’ils crachaient volontiers sur la littérature soi-disant de masse. À ses yeux, un livre était un livre, qu’il ait été publié il y a cent ans ou un mois. Peut-être ce petit débat aiderait-il le bibliothécaire à se changer les idées? Cassiopeia l’observa un moment avant de lâcher à brûle-pourpoint : « J’ai l’impression qu’on est vraiment partis sur de mauvaises bases, vous et moi. Je m’excuse si j’ai pu dire ou faire des trucs… euh, pas cool. » Il fallait décidément qu’elle songe à varier son vocabulaire.
Pendant ce temps, Lenny semblait avoir repris ses esprits. Sa question la laissa perplexe. Qu’est-ce qu’il avait le droit de faire? Mais elle n’en savait fichtrement rien! Elle se gratta la nuque, assez embarrassée. « Pour commencer, vous pourriez cesser de vous excuser à tout bout de champ. Encore un peu et vous allez vous excuser d’exister. » Elle laissa échapper un rire jaune, certaine de ne pas être très loin de la vérité. « Ensuite, euh, eh bien… » Elle roula les yeux, les bras croisés. « En fait, je n’en ai aucune idée. Dites-moi plutôt ce que je peux faire, moi, pour ne pas vous mettre mal à l’aise. Vous parlez d’erreurs que vous avez commises, mais je crois que je vous bats à plate couture sur ce coup-là. » Elle amorça un sourire pour lui montrer qu’elle blaguait. Avec tout cela, elle en avait oublié son téléphone qui chargeait et le pervers du bar. Toute son attention se focalisait sur Lenny, blotti sur lui-même comme un enfant abandonné.
@ Invité
Lenny n'était généralement pas aussi désemparé. Toute sa vie, il avait préparé des scripts pour toutes sortes de situations, qu'il s'agisse de vagues interactions avec des commerçants, de sujets de discussion à avoir avec des collègues ou la façon dont il devrait réagir en cas de situation problématique, notamment si l'on se montrait violent à son égard.
Il n'avait toutefois pas su prédire qu'il aurait un jour à secourir son élève dans un bar et à la ramener chez lui pour qu'elle puisse passer un coup de téléphone. Pas même une situation un tant soit peu rapprochée qui lui permettrait d'avoir un minimum de clés pour évoluer... Non, rien de tout cela. Alors, Lenny devait improviser et il était loin d'être doué pour cela.
Résultat ? Leurs rôles s'étaient inversés et c'était maintenant Cassiopeia qui s'efforçait de le réconforter, tant bien que mal. Ca n'aurait pas dû être le cas. Lenny devait se ressaisir. Il était l'adulte et elle était l'adolescente qu'il avait tiré d'une situation difficile. Si quelqu'un avait besoin de soutien, c'était elle.
Il s'efforça de se déplier, mais se sentit extrêmement vulnérable à la minute où il détendit ses jambes. Lenny se recroquevilla à nouveau, serrant ses genoux contre lui dans une position qui lui vaudrait probablement un mal de dos le lendemain. Après avoir absorbé toutes les paroles de son élève, Lenny finit par réussir à lui répondre, le regard rivé vers le sol:
"Je ne suis pas anticonformiste. Cela impliquerait un désir de ma part de ne pas me plier à la norme et ce n'est pas le cas. Je suis juste... comme ça."
Lenny oscillait en permanence entre le rejet et l'acceptation de soi-même. Certains jours, il avait tant confiance en lui qu'il pouvait en devenir insupportable, alors que d'autres fois, il était désolé à la simple idée d'exister et faisait tout son possible pour ne pas se faire remarquer. S'il pouvait trouver un juste milieu, ce serait l'idéal...
Il nota toutefois que son élève l'avait trouvé "cool". Ce n'était pas exactement le premier mot qu'il avait en tête en songeant à lui-même. Les gens "cools", de son temps, faisaient partie des équipes de sport de son lycée, collectionnaient les conquêtes et rabaissaient ceux qui ne savaient pas se faire assez petits pour se faire remarquer. Comme lui, en somme. Mais il était "cool", apparemment ? L'idée lui paraissait bizarre...
Il était soulagé de savoir qu'elle ne toucherait pas à ses livres, mais offensé que Cassie puisse penser qu'il ne lise pas les ouvrages de Levi Boyle. Ce n'était pas vrai ! Mr. Boyle lui avait même proposé d'être son critique personnel. Il avait failli le lui dire, entrouvrant les lèvres, avant de fermer sa bouche, songeant qu'il ne devait peut-être pas le crier sur tous les toits. Elle ne le croirait probablement pas, de toute manière...
Il pointa du doigt le rayon de son étagère consacré aux ouvrages de Levi Boyle, en hauteur, soufflant d'une voix légèrement offensée :
"Je lis ses livres. Il me les a fait dédicacer. Je lisais ses ouvrages alors que vous n'étiez pas encore née. Nous faisons partie du même club de lecture."
Il y avait une forme de compétitivité dans ses mots et son ton, une façon de dire qu'il était un "meilleur" fan que Cassie, parce qu'il connaissait Mr. Boyle et ses livres depuis bien plus longtemps. Lenny n'avait habituellement pas ce genre de préoccupations, mais, pour une raison qu'il avait du mal à comprendre, Cassiopeia réveillait cet instinct chez lui. A fortiori en évoquant le sujet de Mr. Boyle.
Il ajouta néanmoins d'une voix douce, tapotant ses jambes du bout des doigts :
"Vous pouvez les toucher, ces livres. Mais ne les abîmez pas et remettez-les à leur place si vous le faites. Ils sont triés par date de publication."
Que des premières éditions. Des livres qui lui prodiguaient du réconfort lorsqu'il était plus jeune. Certains étaient plus abîmés que d'autres et il savait qu'au moins un des livres contenait une page qui était recouverte de taches séchées de son propre sang, probablement après s'être blessé dans une crise de panique, mais ils lui étaient précieux. Extrêmement précieux.
Il secoua la tête lorsque son élève commença à s'excuser, voulant lui dire qu'elle n'avait pas à le faire, qu'il était en tort, mais elle enchaîna sans lui en laisser le temps, lui suggérant de cesser de demander pardon à tout bout de champ. Par réflexe, il souffla d'une petite voix :
"Déso..."
Lenny s'interrompit juste à temps, plaquant une main sur sa bouche. Ce n'était pas la première fois qu'on lui disait cela, loin de ça. Il s'excusait beaucoup, à tout bout de champ, parfois pour des choses dont il n'était pas responsable. Il s'excusait auprès des gens qui le bousculaient, des serveurs qui lui apportaient le mauvais plat et étaient contrariés de devoir reprendre sa commande et même auprès des arbres qu'il heurtait distraitement.
Il travaillait à mettre fin à ce souci, notamment avec son thérapeute, mais les réflexes avaient la vie dure. Difficile de remplacer ses excuses avec des remerciements ou le silence lorsqu'il n'était pas fautif, comme on le lui avait suggéré...
Lenny répondit maladroitement au sourire de son élève, ses lèvres s'étirant en une expression plus proche de la grimace que d'autre chose. Il reprit un visage relativement placide après coup, réfléchissant à la question. Il se permit enfin de cesser de se recroqueviller sur son canapé, agitant ses jambes distraitement. Il lui fit signe de s'asseoir à ses côtés si elle le souhaitait, soufflant d'une voix songeuse :
"Vous n'avez pas fait d'erreurs. Vous avez vécu une situation stressante et je devrais être là pour vous rassurer, mais ce n'est pas le cas. Vous n'avez pas à essayer de me réconforter. Je suis l'adulte et je suis censé être là pour vous réconforter, pas l'inverse."
Lenny tordait ses doigts tout en s'exprimant, son regard fuyant perpétuellement celui de Cassie. C'était plus facile de parler lorsqu'il n'avait pas à la regarder. A voir ses expressions qu'il avait du mal à déchiffrer, à interpréter.
"Je ne ferai plus cette erreur. Je suis là pour vous et non le contraire. Alors, si... Si vous avez besoin de parler, je vous écoute. Je... euh... Prévenez-moi juste si vous vous apprêtez à me toucher. Je ne réagis pas très bien aux personnes qui me touchent sans que je ne m'y sois préparé."
Il hésita un moment, avant de finalement lever le visage vers elle, lui présentant un sourire sincère et maladroit :
"J'ai le rire facile lorsque je suis détendu. Alors, ce ne serait pas un grand exploit de votre part si vous réussissiez à me rendre hilare dans ce genre de moments. Mes amis et ma famille savent me faire rire. J'ai un sens de l'humour."
Lenny ressentait ce besoin de le préciser, car, trop souvent, on avait songé qu'il était tout bonnement incapable de comprendre l'humour, ce qui n'était pas le cas. Il ne riait pas des blagues offensives et avait parfois du mal avec le sarcasme et le second degré, mais il pouvait les déceler et même s'en amuser parfois. Il préférait les blagues plus percutantes, ainsi que les jeux de mots. Il adorait les jeux de mots.
Torturant un peu plus ses doigts dans un geste réflexe, il regarda un bref instant Cassiopeia avant de baisser les yeux, demandant d'une voix emplie de compassion :
"Vous allez mieux ? Vous voulez parler de ce qui s'est passé ? Parfois, cela fait du bien de tout lâcher et d'admettre que l'on ne se sent pas bien. Que les choses aient été dures. A force de tout vouloir garder pour soi, se faire passer pour plus fort qu'on ne l'est, on finit par craquer. Et rarement au bon moment."
Il hésita un instant, conscient qu'il ne se mettrait pas en valeur en racontant cette histoire, mais ce n'était pas l'idée. Il voulait lui montrer qu'il la comprenait et qu'il ne la jugeait pas...
"Je vais parfois au bar pour essayer de faire des connaissances et sortir de ma zone de confort. Mais j'ai rencontré cette femme, une fois, qui était très insistante et décidée à ce que je la rejoigne chez elle pour le reste de la nuit. Je n'en avais pas envie, mais elle insistait et elle était très tactile et intimidante. Elle ne m'autorisait pas à lui dire "non"."
Lenny frissonna à l'évocation de ce souvenir. Il s'était senti extrêmement mal et vulnérable, prisonnier de quelque chose qui le dépassait. Il avait eu peur de ne pas réussir à s'en sortir, de ne pas pouvoir refuser des choses qu'il ne voulait pas faire. Elle l'avait sous son contrôle et il s'était senti impuissant. Faible. Piégé.
"J'ai supplié dans ma tête pour que quelqu'un m'aide, mais personne n'est intervenu. J'ai réussi à m'éclipser aux toilettes et j'y suis resté toute la soirée, jusqu'à ce que le bar ferme, parce que j'avais peur qu'elle m'attende et continue à insister. J'avais peur, j'avais honte et je me sentais très, très vulnérable. Je n'ai rien dit à personne et j'ai craqué le jour d'après, dès lors que quelqu'un m'a abordé dans le bar où j'avais à nouveau tenté ma chance. Ce n'était pas joli à voir..."
Lenny eut un rire jaune à cette pensée. Le pauvre homme n'avait su quoi dire, en voyant son interlocuteur s'effondrer en sanglots, et Lenny aurait été bien incapable de lui répondre quoi que ce soit. La soirée s'était écourtée et Lenny l'avait fini chez lui, au téléphone avec un service d'écoute, se laissant réconforter par la voix inconnue d'une personne habituée à recevoir des appels de détresse.
Tirant distraitement sur ses cheveux dans un geste nerveux, Lenny ajouta alors :
"Tout ça pour vous dire que vous pouvez parler et que cela vous fera probablement du bien. Je ne vais pas vous juger. Même si vous n'étiez techniquement pas autorisée à être là, au vu de votre âge. Ce n'est pas ce qui importe."
Il n'était pas son père, même s'il avait prétendu l'être pour lui sauver la mise. Lenny n'allait pas la réprimander ou chercher à la discipliner. Ce n'était pas sa place.
@ Invité
Elle ne savait pas du tout quoi dire, quoi faire en présence de cet homme, à présent recroquevillé sur le canapé, tous ses membres repliés sur lui-même en guise de protection contre le monde extérieur, lui semblait-il. À cet instant précis, il lui apparaissait comme un enfant dont il fallait s’occuper, et même prendre soin, sous peine de le voir se flétrir sous ses yeux d’une seconde à l’autre. Ça la changeait agréablement des adultes qui croyaient détenir le savoir absolu à propos de tout et n’importe quoi, à commencer par sa travailleuse sociale. Elle avait hélas l’habitude de n’avoir jamais son mot à dire, même si la femme qui s’occupait de son dossier depuis sa tendre enfance affirmait écouter ses besoins avant tout. Ce n’étaient que de belles paroles en l’air, histoire de bien paraître — et la jeune fille l’avait payé de sa santé, tant mentale que physique, à de nombreuses reprises. Alors, se retrouver en compagnie d’un homme si désemparé, si vulnérable? Elle se sentait à la fois démunie et étrangement aussi en contrôle de la situation. Parce que quelqu’un avait besoin d’elle, ou du moins le croyait-elle, et qu’elle ne voulait pas le laisser tomber après qu’elle l’eut traité de manière si cavalière précédemment.
Elle hocha la tête, les sourcils froncés. Elle comprenait qu’elle n’avait pas affaire à quelqu’un de normal, même si le mot lui semblait à la fois maladroit et vulgaire. Car qu’est-ce qu’était la normalité, sinon que d’arbitraires diktats dictés par la société? Elle-même n’était pas tellement normale, quand elle y réfléchissait. Par exemple, à presque dix-neuf ans, elle n’avait encore jamais été en couple et franchement, ça ne la dérangeait pas plus que ça. L’amour romantique ne l’intéressait absolument pas; pire encore, il l’ennuyait. Même chose pour le sexe, qui la rendait extrêmement inconfortable. Avec une petite grimace, elle chassa ces pensées et se força à se reconcentrer sur son interlocuteur. « D’accord. Pardon. J’essayais juste d’être sympa » Peut-être valait-il mieux qu’elle se la ferme, qu’elle appelle son frère et qu’elle parte de cet appartement illico presto. Rien ne la retenait ici. Sauf Lenny, qui semblait vouloir lui faire la conversation. Peut-être suivait-il son propre conseil et que parler lui faisait du bien. Cassiopeia l’espérait pour lui.
Par chance, la conversation dévia vers un sujet plus léger : la littérature. Plus précisément, les romans de Levi Boyle, sur lesquels Cassiopeia avait écrit une fanfiction quelques mois plus tôt. Sa modeste œuvre avait rencontré, à sa plus grande surprise, un certain succès chez les fans de Margaret Abberline. Plus surprenant encore, l’auteur en personne avait lu son histoire. La rouquine n’arrivait toujours pas à y croire. Aux paroles de Lenny, elle lui décocha un regard amusé. Ce ton quelque peu compétitif, elle ne l’imaginait pas. Et s’il voulait jouer à ce petit jeu, il serait servi. Compétition était le deuxième nom de Cassiopeia. « Moi, j’ai écrit une fanfiction sur son œuvre et Levi Boyle lui-même m’a écrit pour me féliciter. Il m’a aussi donné quelques indices sur le prochain tome à paraître. » Se vanter à ce sujet ne servait strictement à rien, mais Lenny lui avait tendu une perche et elle l’avait saisie de ses deux mains. Elle s’avança vers la bibliothèque, ses yeux parcourant le dos des reliures avec curiosité. Elle ne toucha à aucun des ouvrages toutefois, bien que son hôte lui en ait donné la permission. La dernière chose qu’elle voulait, c’était de bouleverser le bibliothécaire en posant un geste qui le dérangeait et, ce faisant, de déclencher une nouvelle crise. Quoique, elle ne savait pas si elle pouvait parler de « crise ». En tout cas, il semblait avoir paniqué tout à l’heure, that much was clear.
Comme elle avait de toute évidence agi de manière grossière quand cela s’était produit, elle lui présenta ses excuses. Un sourire amusé apparut sur son visage juvénile alors qu’il se retenait pour ne pas s’excuser pour la énième fois ce soir. C’était bien d’admettre ses torts, à condition qu’ils ne soient pas imaginaires. Elle garda le silence, attendant sa prochaine réaction, qui fut de sourire… ou plutôt de grimacer, elle n’en était pas tellement certaine. Mais sur ce point, elle pouvait le comprendre; elle-même se forçait parfois à sourire, par exemple pour ne pas inquiéter ses proches, et le résultat n’était pas toujours convaincant. À son invitation à le rejoindre sur le canapé, la rousse trotta en sa direction avant de se laisser tomber à côté de lui. « Vous croyez? Moi, ça me plaît bien de ne pas être celle qu’on essaie de protéger en tout temps, sous prétexte que je suis jeune ou du sexe féminin. Vous aussi avez le droit d’être… protégé ou réconforté. » Au fond, elle appréciait que Lenny l’ait sauvée au bar; à présent, elle lui était redevable et elle ne savait pas encore comment elle pourrait payer cette dette envers lui. Toutefois, elle ne souhaitait pas qu’il la perçoive comme un petit être chétif, malgré le traumatisme qu’elle avait vécu ce soir. Elle étouffa un rire nerveux tout en se passant une main dans ses cheveux courts, puis souffla : « Même de ma part, si c’est vrai que c’est un peu bizarre, du fait que je suis une élève du lycée où vous travaillez. »
Elle l’écouta avec attention et un petit sourire triste naquit sur ses lèvres. « Promis, je vous préviendrai, mais à condition que vous fassiez de même pour moi. Je n’aime pas non plus être touchée sans y être préparée. So… deal? » Elle se doutait que ses raisons n’étaient pas les mêmes que les siennes, à moins qu’il ait grandi dans plusieurs foyers d’accueil. Si certains de ces foyers étaient corrects, d’autres ne l’étaient clairement pas. Les enfants piégés dans ce système survivaient plus qu’ils ne vivaient, tous habitués d’être traités comme des moins que rien, surtout comparés aux enfants biologiques; Cassiopeia en savait quelque chose. Elle ne manqua pas de remarquer que pendant qu’ils continuaient de discuter, il évitait son regard. Une autre de ses excentricités, supposa-t-elle. Elle n’en était pas vexée, juste très intriguée. Mais elle ne voulait pas le (re)mettre mal à l’aise, alors elle se tut. Surtout que ses paroles confirmèrent ce qu’elle savait déjà : qu’il n’était pas détendu en sa présence. Elle tenta un sourire. « Donc, il y a de l’espoir pour que vous cessiez un jour d’être crispé en ma compagnie? » Elle se demanda s’il interpréterait sa question comme une accusation cachée, autrement dit s’il croirait qu’elle lui en voulait d’être crispé là, maintenant, tout de suite. « Désolée si je vous ai offensé encore une fois. Je ne suis pas habile avec les mots. » N’empêche, elle aimerait bien le faire rire au moins une fois, un jour. Ou au moins, qu’il se détende à ses côtés. Elle ne tirait aucune joie à le rendre mal à l’aise.
De nouveau, il tenta de la persuader de se confier à lui, à croire qu’il s’agissait de sa mission de vie ou quelque chose du genre. Elle s’apprêtait à lui répondre que non, que ça ne l’intéressait pas de parler de cette soirée de malheur, que ça ne changerait rien, et ainsi de suite, quand le bibliothécaire la surprit en lui montrant l’exemple. Peut-être avait-il compris qu’il avait lui aussi le droit d’être protégé ou réconforté, comme elle le lui avait déclaré plus tôt. En tout cas, elle l’écouta en silence, sans essayer de l’interrompre. Son instinct lui hurlait de poser des questions, de commenter ceci ou cela, mais elle se retint de le faire, par politesse. Et aussi parce qu’elle sentait que Lenny avait besoin d’en parler à quelqu’un. Quand il eut terminé, elle prit une grande respiration. Si elle ne le faisait pas maintenant, elle ne le ferait jamais. L’une de ses jambes sautillait par nervosité. « Eh bien, si vous promettez que ça reste entre vous et moi… » Elle déglutit. « Je suppose que ça ne sert à rien de le nier : si vous n’étiez pas intervenu à temps, moi aussi j’aurais dû passer la soirée dans les toilettes. Je… J’étais censée rejoindre des potes à ce bar, mais ils ne sont pas venus et je me suis retrouvée seule, à les attendre comme une parfaite abrutie. C’est là que ce type m’a abordé. Ou plutôt, il m’a empoignée par le bras pour que je le suive je ne sais où. Sans vous, je ne crois pas que ça se serait bien terminé pour moi. » À son tour, elle lâcha un rire jaune. À cet instant, c’était plus fort qu’elle, elle aurait souhaité être seule plutôt qu’en présence d’un homme assez vieux pour être son père, même si l’homme en question ne lui ferait certainement aucun mal. Elle ignorait si vider son sac lui faisait du bien, en tout cas ça la rendait quelque peu émotive et elle détestait cela. Elle réalisa qu’elle aussi évitait le regard de l’autre et se demanda de quoi ils avaient l’air tous les deux, assis côte à côte sur ce canapé à discuter, mais sans se regarder. Le Don’t Look At Me Challenge, ironisa-t-elle mentalement. Le sarcasme : son mécanisme de défense préféré. À brûle-pourpoint, elle s’exclama : « Vous savez quoi? Je ne dirais pas non à un verre d’eau. S’il vous plaît. » Ainsi, elle pourrait passer un coup de fil à son frère. Mais surtout, elle se retrouverait seule, ne fût-ce que pendant quelques secondes.
@ Invité
Lentement, mais sûrement, Lenny parvenait à se détendre en compagnie de Cassiopeia. Aussi étrange et déroutante était-elle à ses yeux, elle n'avait toutefois plus grand-chose d'une menace.
Au contraire, la demoiselle essayait de ne plus être source d'anxiété pour lui, il pouvait le sentir. Il appréciait l'effort de sa part, l'aidant peu à peu s'ouvrir, à cesser de se renfermer sur lui comme il avait tendance à le faire dès lors qu'il se sentait nerveux.
Elle ne savait pas vraiment qui il était ou les raisons pour lesquelles il était différent (et Lenny ne se sentait pas prêt immédiatement à mettre un nom sur son handicap pour elle), mais elle essayait. Elle tentait de le comprendre et de saisir sa manière de fonctionner, sans le rejeter immédiatement comme d'autres ont pu le faire, notamment des jeunes de son âge.
Lenny avait peu à peu cessé de se recroqueviller sur lui-même et cela se voyait, cela se sentait. Sitôt qu'elle avait répondu à sa "compétitivité" vis-à-vis de Levi Boyle, Lenny avait répliqué, tentant d'ignorer le semblant de jalousie qui était né dans son coeur à l'idée que l'homme ait pu la féliciter :
"Mr. Boyle fait plus que de m'écrire. Nous conversons souvent ensemble et il est très gentil. Il m'écoute."
Lenny avait prononcé ces derniers mots en leur conférant de l'importance, celle d'un être qui était habitué à être ignoré, infantilisé, et qui n'appréciait que d'autant plus les personnes qui le traitaient différemment. Levi Boyle le respectait et le voyait en égal, ce que Lenny avait parfois du mal à faire, empêtré dans l'admiration qu'il avait pour celui qu'il considérait comme son mentor.
Lenny avait autorisé la lycéenne à explorer son univers, aussi déconcertant cela pouvait-il être. C'était la première fois, aussi loin qu'il s'en souvienne, que quelqu'un d'aussi jeune venait chez lui et s'accommodait son espace. C'était... perturbant. Pas autant que cela aurait pu l'être, toutefois.
Il avait cependant grimacé lorsqu'elle lui avait suggéré qu'il avait le droit d'être réconforté ou protégé. Oh, Lenny le savait pertinemment, son tuteur peinait à le traiter autrement qu'en enfant malgré les années passées et il n'était pas rare que des gens, sitôt après avoir appris sa condition, simplifient leur discours, le scrutant du coin de l'oeil, le prévenant de faire ce qu'il voulait effectuer sous prétexte que ce n'était pas recommandé pour lui.
Lenny en avait assez d'être protégé. Même s'il avait parfois besoin de ce réconfort, de cette voix qui lui disait qu'il était valide, qu'il méritait d'être aimé, qu'il n'avait pas à finir seul. Il voulait qu'on lui fasse confiance. Qu'on le croit capable de tenir sur ses deux pieds tout seul.
Tapotant sa joue distraitement, il souffla en guise de réponse :
"Je suis déjà trop protégé et préservé, pour des raisons différentes des vôtres. C'est frustrant. J'aspire à autre chose. Mais c'est compréhensible d'avoir besoin d'être aidé après ce que vous avez traversé. C'est différent."
Lenny avait accepté de se faire aider après la fuite de gaz et le traumatisme que cela avait représenté pour lui. Mais il avait dû lutter ensuite pour recouvrer sa liberté, son autonomie. Il avait l'impression de se battre encore aujourd'hui, voyant l'inquiétude toujours plus dévorante dans les yeux de son oncle...
Cassiopeia l'avait écouté, ce que Lenny appréciait, et avait accepté sa requête, s'il consentait à en faire de même à son égard. Ne pas la toucher sans la prévenir. Il leva son pouce en guise de réponse, dessinant un sourire maladroit sur ses lèvres.
Il ne serait pas difficile de tenir cette promesse, Lenny n'était pas spécifiquement tactile de nature. C'était un comportement qu'il devait adopter consciencieusement, généralement pour ses proches, parce qu'ils en ressentaient le besoin. Alors, ne pas toucher Cassiopeia sans la prévenir, ce serait un véritable jeu d'enfant.
Ses paroles suivantes le firent toutefois tiquer. Crispé ? C'était ainsi qu'elle le percevait ? Ce n'était pas une image très agréable qu'il se faisait à présent de lui-même. Il ne put s'empêcher de se refermer à nouveau sur lui-même, croisant ses bras, refermant ses doigts sur ses propres habits dans un geste nerveux :
"Je... euh... Je n'ai pas..."
Ce qu'il voulait exprimer s'échappa et il ne put qu'écouter Cassiopeia, qui lui confiait ne pas être habile avec les mots. Oh, ça, Lenny le comprenait très bien, probablement plus qu'elle ne l'imaginait... Il se força à se relaxer, à cesser de se refermer sur lui de la sorte, ses mains ressentant le besoin de se stimuler et frottant vigoureusement ses jambes :
"Je ne suis pas doué avec les mots non plus. De temps en temps, ils se bloquent et je n'arrive pas à parler du tout. C'est désagréable."
Son ton était plat, ses mots se détachant sans rythme, sa manière la plus naturelle de s'exprimer. Sa voix tendait généralement vers la neutralité lorsque Lenny n'était pas agité ou consciencieusement en train d'essayer de souffler de la vie dans son discours. C'était un effort qu'il devait faire, pas quelque chose qui lui venait sans y penser, comme la plupart des gens.
Lenny n'en avait pas dit plus à ce sujet, craignant de trop dévoiler, qu'elle commence à l'infantiliser comme d'autres l'avaient fait avant elle. De la part d'une lycéenne, une de ses élèves qui plus est, ce serait particulièrement humiliant... Agacé par cette pensée, Lenny tira inconsciemment sur une mèche de ses cheveux. Puis il accepta de se confier à Cassie sur un de ses moments de faiblesse, pas si éloigné de la peur qu'elle avait dû affronter.
Quand elle accepta d'en faire de même, de s'ouvrir à lui, Lenny sentit la colère l'envahir. Envers les amis de Cassiopeia qui l'avaient lâchée, cet homme qui l'avait harcelée, le fait qu'il était le seul à être intervenu... Luttant pour maîtriser cette émotion, il se retrouva à nouveau à tirer ses cheveux brièvement, la douleur l'aidant à atténuer les sentiments qui l'envahissaient.
Il resta muet, incapable de trouver ses mots à l'instant. Lenny hocha la tête lorsqu'elle lui demanda d'avoir un verre d'eau, se levant pour aller le chercher. Il s'arrêta à mi-chemin, frappant le haut de son crâne dans un geste semi-incontrôlé. Il était vraiment, vraiment furieux. Et il ne parvenait pas à l'exprimer autrement qu'en se défoulant sur lui-même, réflexe qui le poursuivait depuis sa jeunesse, aussi loin qu'il s'en souvienne.
Lenny revint avec le verre d'eau et un paquet de biscuits, qu'il déposa sur la petite table à proximité. Il entrouvrit ses lèvres, tentant d'exprimer les pensées qui s'agitaient dans son crâne, se retrouvant incapable de les transcrire en mots. Il dut s'y reprendre à plusieurs fois pour finalement parvenir à articuler, mains crispées l'une contre l'autre, se balançant légèrement sur le canapé :
"Ce ne sont pas des amis. Les... Les gens qui vous ont laissée tomber. Pas des amis. Les amis ne laissent personne derrière."
Il y avait une certaine naïveté dans ses propos, répétant une réplique qu'il avait entendu ailleurs, dans un film ou un livre, lui permettant d'exprimer ce qui se passait dans sa tête. Parfois, c'était plus simple de se reposer sur ce genre de choses, comme une béquille qui l'aiderait à parler, à vocaliser ses pensées.
"Et... Et ce n'est pas de votre faute. Ce qui est arrivé. Pas de votre faute."
Son discours se faisait hâché, alors qu'il luttait pour employer ses mots, pour ne pas être piégé dans le silence. Pour se faire comprendre de la jeune fille.
"Cet homme, il aurait dû comprendre. Que vous ne vouliez pas. Que vous étiez trop jeune. Il n'avait pas le droit. C'est lui le fautif. Pas vous."
Lenny ne put s'empêcher de se lever et de faire les cent pas, trop nerveux pour se contenir. La pensée de ce qui aurait pu arriver le frappa de plein fouet et il plaqua une de ses mains contre son torse, poignet légèrement plié, tandis que l'autre frappait doucement sa jambe. Il réitéra cette parole qui l'obsédait, désireux d'être sûr qu'elle comprenait qu'elle n'était en rien coupable de ce qui lui était arrivé, peu importe ce que d'autres pourraient lui dire :
"Pas de votre faute. Lui. C'est lui."
Lenny était conscient du discours que d'autres pourraient tenir. Qu'elle n'aurait pas dû aller dans ce bar. Qu'elle n'avait pas l'âge. Et c'était vrai. Mais cela ne justifiait pas ce qui s'était passé. Absolument pas.
@ Invité
Elle avait bel et bien l’impression que l’homme semblait s’être calmé, mais elle se doutait qu’à la moindre remarque, au moindre geste, leur relation retournerait à la case départ en un claquement de doigts. Elle ne savait d’ailleurs pas comment la qualifier, cette relation; le mot en lui-même ne lui semblait pas approprié. En soi, il était le bibliothécaire de son lycée et elle était l’une des nombreuses têtes qu’il croisait sur son lieu de travail, sans plus. Seulement, ce n’était plus tout à fait exact à présent, n’est-ce pas? Après ce qui s’était passé dans ce bar, puis dans cet appartement, la rousse estimait que quelque chose se développait entre eux. Un début d’amitié un peu étrange, du moins un respect mutuel émergeait entre eux, petit à petit. En effet, elle ne verrait plus Lenny Cooper de la même manière désormais; il avait assisté à une scène d’une violence sans nom ce soir et l’en avait tiré de toutes ses forces tandis qu’elle-même l’avait observé s’écrouler devant ses yeux, plus démuni et chétif qu’elle ne l’avait encore jamais vu. Il n’était plus qu’un simple bibliothécaire à ses yeux. Il était devenu Super Man en l’espace d’une soirée, bien qu’elle se doutât qu’il rejetterait véhément l’étiquette si jamais elle venait à traverser ses lèvres en sa présence. Elle commençait lentement mais sûrement à le connaître, après tout. Elle haussa les épaules à sa réponse à propos de sa correspondance et son amitié avec Levi Boyle. Il l’écoutait, disait-il? Était-ce une façon détournée pour lui faire comprendre que personne d’autre que Mr. Boyle ne l’écoutait? Ou encore qu’elle-même, Cassiopeia, ne l’écoutait pas? Son intuition lui soufflait que Lenny n’était pas le genre d’hommes à sous-entendre des choses, qu’il préférait les poser sur la table de façon claire et nette, une qualité qu’elle appréciait indubitablement. Alors elle ne se formalisa pas de son commentaire; elle hocha simplement la tête. « Oui, c’est vraiment quelqu’un de gentil. » Une façon tacite de clore leur petite compétition, en quelque sorte. Elle voulut ensuite tenter de prononcer les mots justes, de ceux qui apaisent et qui consolent.
Mais une fois n’était pas coutume, elle se fourvoya de nouveau, à en juger par la grimace qui étira les traits de Lenny. Il se tapotait maintenant la joue, comme s’il était incapable de demeurer immobile plus d’une minute. C’était un peu déstabilisant et elle espérait qu’il ne le lirait pas sur son visage. Pour la énième fois ce soir, elle se flagella mentalement de cesser de le juger pour ses manies; il était évident qu’il ne le faisait pas exprès. Elle ne souhaitait toutefois pas non plus le prendre en pitié, ce serait même pire. Elle esquissa un sourire triste. « Vous m’avez déjà aidé, vous savez. À votre manière. » Il était vrai qu’en discutant avec lui et en essayant d’apprivoiser cet homme déroutant, mais somme toute sympathique et gentil comme tout, ça lui changeait les idées. Elle fit semblant de n’avoir pas remarqué le ton plat et sans vie de l’homme en face d’elle, même si elle ne put s’empêcher de se demander si elle était en train de l’ennuyer. Peut-être souhaitait-il secrètement qu’elle s’en aille? Non. Il le lui dirait si telle était sa volonté. Il était comme ça, Lenny. « Ce serait cool de pouvoir communiquer par la pensée. J’ai vu un film là-dessus il n’y a pas longtemps, je suis sûre que ça nous serait pratique. Vous ne trouvez pas? » Oui, très cool et très pratique.
Hélas, ils semblaient toujours revenir sur le sujet qui fâchait : ce qui s’était passé ce soir, ou plutôt ce qui ne s’était pas passé. Ça ne l’étonnait pas de la part de Lenny, cela dit. Les adultes étaient toujours comme ça, ils aimaient ressasser les drames jusqu’à n’en plus finir. Comme pour lui montrer l’exemple et sans doute lui faire comprendre que s’exprimer sur ses émotions n’était en rien synonyme de faiblesse, le bibliothécaire se confia à elle sur une mauvaise expérience qu’il avait vécue dans un bar. À son âge, elle savait que les agressions sexuelles n’étaient pas uniquement initiées par des hommes et ça l’attrista d’en obtenir une énième preuve. N’était-on plus en sécurité dans ce monde? Mais l’avait-on jamais été? Un sourire sinistre apparut sur son visage encore juvénile tandis qu’elle écoutait le récit de Lenny, puis qu’elle racontait le sien, sur la promesse que tout cela resterait entre eux. Un témoignage contre un autre. Une fois qu’elle eut terminé, elle demanda un verre d’eau, la gorge nouée par l’émotion. Elle détestait cela.
Pendant que Lenny disparaissait dans la cuisine, elle prit une grande respiration qui sonna davantage à un étranglement à ses oreilles. « Calme-toi, calme-toi, c’est passé, il n’est pas là… » souffla-t-elle, les yeux clos. Elle était tellement occupée à se calmer qu’elle n’eut pas le temps d’appeler son frère pour qu’il vienne la chercher. C’était comme si son cerveau, pour la protéger, avait enfoui son choc, son horreur, son impuissance devant le monstre qui… Lenny lui avait permis d’extérioriser ce capharnaüm d’émotions. Il venait justement de revenir dans le salon avec le verre d’eau promis et, en bonus, des biscuits. Reconnaissante, Cassiopeia se jeta sur cette collation improvisée. Du coin de l’œil, elle aperçut son hôte se rasseoir, mais ce ne fut que lorsqu’elle se tourna derechef vers lui qu’elle se rendit compte de sa contrariété, grandissante qui plus est. Bouche bée, elle le regarda s’agiter et prononcer des mots qui auraient pu paraître prémâchés, réchauffés, mais tel n’était pas le cas. Son verre d’eau en main, elle ne sut que lui répondre. Il se levait à présent du canapé et marchait de long en large sans pouvoir s’arrêter, semblait-il. Comme si une main invisible avait appuyé sur un bouton caché derrière sa nuque et que le pauvre homme était condamné à rester en mouvement jusqu’à ce que sa mécanique interne cesse d’elle-même.
Les secondes s’égrainaient et elle ne savait toujours pas que lui répondre. Dans sa confusion, elle renversa son verre d’eau sur sa main, posée sur son genou. Elle baissa les yeux. Ce n’était pas le verre d’eau qui était tombé, mais quelques larmes, traîtres, qui coulaient à présent sur sa peau. Elle les essuya du revers de la main dans un geste rageur, presque honteux. Mais Lenny ne semblait même pas s’en être aperçu. Il continuait de marcher comme un parfait petit automate, à croire qu’il ne s’adressait plus à elle, mais à lui-même. Et peut-être était-ce le cas. Sans réfléchir, l’adolescente se leva du canapé et déposa le verre encore plein sur la table, sur laquelle trônaient encore les biscuits. Elle s’approcha avec précaution de l’homme. Elle voulut toucher son avant-bras pour le calmer, pour essayer de le calmer, avant de se souvenir de leur accord passé quelques minutes plus tôt. Alors elle resta là où elle était et se contenta d’un catégorique : « Ce n’était pas non plus de votre faute. Pas votre faute, pas ma faute. » Elle esquissa un faible sourire. Elle se demanda à quoi ils devaient ressembler, d’un œil extérieur. Lui, l’homme agité qui ne cessait de bouger sans pouvoir s’en empêcher. Elle, la gamine qui allait bientôt se démembrer le cou à force de chercher son regard si fuyant. C’était qu’il la dépassait d’une bonne tête, ce gaillard. Elle essuya ses yeux une nouvelle fois; elle se sentait fatiguée tout à coup. « Lenny, regardez-moi. » C’était bizarre de donner un ordre, aussi simple fut-il, à un adulte qui devait bien avoir le double de son âge, voire le triple, qu’en savait-elle, mais elle ne put s’en empêcher. « Je n’aurais pas dû me trouver là ce soir. Je le sais bien. J’ai été stupide d’y être allée. Mais je sais aussi que ce qui a failli se passer… n’était pas de ma faute. » Avec du temps, à force de se répéter ce mantra, peut-être en viendrait-elle à vraiment le croire. « Je vous en prie, pourriez-vous cesser de vous faire du mal? »
Ce n’était peut-être pas les bons mots.
Ce n’était peut-être pas ce qu’il souhaitait entendre en cet instant précis.
Mais elle s’en moquait. Elle ne laisserait pas son Super Man continuer de la sorte.
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