Alej a un emploi du temps moins chargé le jeudi, aussi il en a profité pour faire un tour en ville pour rendre visite à son fils et prendre le déjeuner avec son mari. Quelle n'a pas été sa surprise lorsqu'il a découvert l'état de l'appartement d'Esteban après seulement deux semaines dans les lieux. S'il a tenté dans un premier temps d'analyser la situation et de rester calme comme le lui a conseillé Nate, c'est Esteban qui a mal réagi cette fois-ci, s'emportant pour une nouvelle dispute très hispanisée entre le père et le fils. Il faut dire que les relations entre Esteban et son père sont plutôt électriques ces derniers temps, ce qui est sans doute loin d'être arrangé par la présence de Mat dans la chambre de leur gamin capricieux.

Alejandro essaye de faire au mieux cependant, mais visiblement cela n'est pas suffisant pour apaiser la tempête en pleine crise d'adolescence qui lui sert de fils. Échaudé, il finit donc par quitter les lieux sur une note plutôt négative, ce qui ne manque pas de le faire ruminer sur tout le chemin même s'il ne l'admettra que sous la torture. Lorsqu'il est face à Nate dans ce petit restaurant qu'ils adorent, Alejandro est paraît plus froid encore qu'un bloc de glace. La situation avec Esteban devient vraiment difficile à supporter pour tout le monde, y compris pour lui même s'il balaye la plupart de leurs dispute d'un haussement d'épaules. Tout ce qu'il lui demande, c'est de garder un espace décemment entretenu. Trouver une dizaine de canettes de bière, des cendres et des cartons de pizza plus tôt dans la matinée ne l'a pas franchement enchanté.

- J'ai rendu visite à Esteban ce matin.

Nate ne voit pas les heures défiler. La matinée s'écoule et tout à coup, son téléphone lui indique qu'il est près de midi, qu'il a douze SMS de son fils et qu'il est l'heure de partir rejoindre Alej pour le déjeuner. Il retire ses lunettes, ajuste la veste de son costume et prévient son assistante qu'il en a au moins pour deux heures - il compte profiter de son mari, même si les messages de son fils ne laissent rien présager de bon sur son humeur à venir. Il soupire un peu et prend l'ascenseur pour descendre, décide de marcher pour gagner le restaurant qu'ils ont l'habitude de fréquenter, Alej et lui.

Il embrasse son mari en arrivant et s'installe en face de lui en tâchant de lui offrir un sourire qu'il veut réconfortant - il ne doute pas du fait qu'Alej va lui expliquer bien assez tôt le nouveau motif de désaccord qui l'oppose à leur fils. La situation est pesante, d'autant que Mat, son jeune neveu, dort actuellement chez eux puisque son cher frère Theo l'a mis dehors. Esteban voit la situation d'un oeil mauvais - et jaloux - et sa mauvaise humeur n'en n'est que renforcée. Couplée au côté intransigeant et parfois maladroit d'Alej, tous ces évènements forment un cocktail explosif qui fatigue un peu Nate qui ne sait plus comment arbitrer la situation. Cela dit, son mari a besoin de parler, et son fils aussi semble-t-il, aussi lui prête-t-il une oreille attentive quand ils sont enfin face à face. Nate décide de prétendre qu'il n'est pas encore au courant et penche un peu la tête.

- Vraiment ?

Il soupire un peu et s'offre le luxe d'une grimace.

- J'imagine que ça s'est mal passé ? il demande, un peu sceptique. Il peut lire en son mari comme dans un livre ouvert, il n'y a donc pas trop de suspens sur la réponse qui va suivre.

S'il avait souhaité que Nate n'identifie pas immédiatement le problème, il aurait sans doute fallu qu'Alejandro s'y prenne autrement. Leur relation de longue date et les épreuves traversées ensemble le leur ont appris, ils se connaissent par cœur et sont capables de lire l'un en l'autre comme dans un livre ouvert. Un soupir, un haussement d'épaule, ceux-ci sont aussi d'indices pour Nate qu'une explication bien amenée par son conjoint. Par ailleurs, l'avocat n'est pas sans savoir qu'Alejandro et son fils traversent une période compliquée. Une période de rébellion adolescente qui semble s'étendre et avoir atteint son paroxysme au cours de l'été maintenant écoulé. Aussi, il n'a pas besoin de tourner autour du pot plus que cela pour deviner que la rencontre n'était pas anodine et apaisée entre les deux hommes de sa vie, mais plutôt rythmée par un ton haussé et beaucoup d'espagnol.

Pour expliquer la situation, et en guise de réponse, Alejandro fait glisser son téléphone avec une photo de l'incroyable désordre qui règne dans l'appartement de son fils. Explosion de vêtements qui jonchent le sol, tasses de café abandonnées et cartons de pizza qui n'ont pas eu le courage de descendre les escaliers d'eux-même pour rejoindre la grande poubelle située en bas de l'appartement. Voilà ce qu'il a trouvé en déposant les affaires oubliées par son fils le week-end précédent.

- Je pense qu'on peut s'accorder à dire que je ne suis pas en train d'exagérer.

Ce reproche, on le lui fait souvent à Alejandro. Trop dur, trop strict, pas assez dans l'émotionnel, trop attaché à ses règles et ses valeurs...

- J'ai gardé mon calme dans un premier temps, comme tu me l'as conseillé. Il s'est emporté de lui-même, lorsque je lui ai fait remarqué que son appartement ne devrait pas ressembler à ça après seulement deux semaines d'emménagement. J'ai donc décidé que je ne lui rendrais plus visite et qu'il paierait la caution en cas de problème lié à l'entretien des lieux. Sa responsabilité après tout.

Il ignore si Nate partagera son avis, mais Alejandro commence sérieusement à être épuisé par toutes ces disputes. Toutes ses intentions sont réinterprétées, grossies. Il commence tristement à se faire à l'idée que sa relation avec son fils n'ira jamais mieux et que la famille soudée dont il a toujours rêvé n'atteindra jamais ses hauts standards.

Alejandro sait indéniablement comment plaider sa cause, c'est là l'ironie de la situation, et sort donc son téléphone portable pour montrer à Nate, photos à l'appui, pourquoi la dispute a bien pu éclater entre lui et Esteban. La situation est compliquée à gérer pour Nate qui doit bien souvent se retrouver au milieu des éclats de voix et des batailles de pouvoir. Il n'a pas envie de braquer son fils, parce qu'il lui semble important qu'il puisse concevoir la maison comme un espace où confier ses doutes et ses angoisses, ce qui lui évitera probablement de faire des bêtises dans son coin, en tirant à la hâte les conséquences de ses envies de rébellion. Nate est un père laxiste, trop en tout cas au goût d'Alej, mais c'est surtout parce qu'il n'a pas envie de reproduire sa propre adolescence faite d'exigences et d'intransigeance. Alors il a endossé malgré lui le rôle du père que l'on vient voir pour se plaindre, ce qui met Alej dans une situation bien plus délicate, et il ne manque pas de s'en excuser d'ailleurs. Mais s'opposer à Esteban maintenant reviendrait à acter le fait que son fils se sentirait mal à la maison et aurait des conséquences que Nate préfère ne pas imaginer.

- Effectivement, c'est le bordel.

Si Nate est un père sympa, il sait aussi qu'il n'est pas de son intérêt de contredire son mari quand il a raison. Alejandro est imprégné par l'idée de justice, lui faire des reproches maintenant aurait des conséquences inutilement désagréables.

- Il est compliqué, c'est notre fils. Je suis d'accord pour dire qu'il faut le responsabiliser, il en a besoin. Mais il traverse une période difficile de construction, et je ne pense pas qu'entendre que tu ne lui rendras plus visite lui fasse plaisir. Peut-être même que c'est l'inverse ? Je pense que votre relation a besoin que vous vous détachiez des conflits. Ce n'est pas possible que vous vous hurliez dessus à chaque fois que vous vous croisez. Et je ne suis pas en train de dire que c'est de ta faute, je pense qu'il en joue lui aussi. Mais il faut qu'on trouve une solution, cette situation ne peut plus durer.

Alejandro est rassuré de constater que Nate ne va pas le contredire sur l'état de l'appartement. Il veut bien être tolérant, laisser de l'espace à son fils mais il y a des limites à l'acceptable. Si ça ne tenait qu'à lui, Esteban ferait la route en voiture avec Nate chaque matin pour rejoindre Manhattan. ce qui ferait faire des économies à la famille qui paye un logement étudiant dont ils n'ont pas forcément besoin. Mais encore une fois, Alejandro s'est laissé convaincre par les arguments de l'avocat, qui a toujours pris a cœur de trouver les alternatives les plus équilibrées à chaque conflit. Alejandro le sait, son mari est vraiment quelqu'un de bien, et il s'estime très chanceux d'avoir pour conjoint une personne aussi droite et avisée. Même s'ils approchent les situations de manière différente, le mexicain sait qu'il peut faire confiance au jugement de son mari, lui même ayant quelques difficultés à prendre en compte l'avalanche de sentiments qui semble agiter le cœur de leur fils Esteban de manière générae.

- Il ne me donne pas franchement l'impression d'avoir envie de l'inverse. C'est très frustrant comme situation.

Même s'il choisit souvent de ne pas parler de ça, Alejandro peine de plus en plus à dissimuler la souffrance qui découle de cette relation qui semble s'envenimer de jour en jour. Lui n'a pas eu la chance d'avoir son père auprès de lui. Et s'il fait quelques efforts depuis qu'il peut voyager au Mexique, pour que son père puisse profiter de ses petits enfants notamment, on ne peut pas dire qu'ils soient proches, ou que les problèmes d'abandon d'Alejandro se soient réglé avec le temps. Ils ont juste accepté la situation. Une situation dont il ne veut pas avec Esteban, mais qu'il semble répéter dans une grande frustration.

- C'est pour ça que j'ai voulu lui rendre visite, j'avais même emmené des restes de son plat préféré. Mais il est toujours dans l'excès. Je crois qu'on est trop différents.

Nate en vient à penser que la meilleure solution serait peut-être de les envoyer ensemble chez un psy. En réalité, il n'en sait trop rien - mais la situation devient insupportable, et il s'en rend bien compte au quotidien. Lui même est épuisé par les séjours de son fils à la maison qui sont rythmés par les cris et les crises, surtout depuis que Mat a intégré les lieux. Il voudrait rassurer son fils, lui permettre de se sentir en sécurité, mais il ne peut raisonnablement pas refuser l'hospitalité à Mat pour ça.

- C'est un adolescent, Alej... tu te souviens quand toi, tu étais adolescent ? Tu penses que tu donnais l'impression à tes parents qu'ils étaient tes êtres favoris sur terre ? Si je me souviens bien, tu étais plus occupé à savoir comment me faire tomber sous ton charme...

Nate tente une blague pour détendre l'atmosphère - et son mari au passage - mais il n'est pas dupe. La situation le fait souffrir, comme elle fait souffrir Esteban même s'il préfèrerait sans doute mourir plutôt que de l'admettre. Nate n'est pas tout à fait d'accord avec l'analyse d'Alej cela dit ; plus que différents, il a l'impression que les deux hommes sont trop semblables pour s'entendre. De trop forts caractères, explosifs, spontanés et honnêtes, qui explosent quand ils sont confrontés l'un à l'autre. Il n'est pas simple de trouver un équilibre au milieu de toutes ces disputes, ni de rationaliser au milieu des insultes et des cris. Pourtant, Nathaniel est persuadé que les deux hommes ont les mêmes objectifs et les mêmes frustrations dans la vie, des frustrations que lui, peut-être, comprend moins bien, ou moins naturellement.

- C'est ton fils, et il a besoin d'attention. Il est jaloux parce que Mat habite à la maison, il a peur qu'on le remplace pendant qu'il est là-bas. Le bordel de son appartement reflète une angoisse qu'il ne veut pas exprimer parce qu'il est fier. Ca ne te rappelle pas quelqu'un ?

Nate attrape la main d'Alej sur la table pour l'aider à faire le cheminement dans sa tête, et lui offre un sourire encourageant.

- Vous n'êtes pas différents, vous êtes semblables, au contraire. Le seul problème, c'est qu'il se sent agressé parce qu'il est fragile, et dans ces circonstances, vous êtes tellement occupés à vous hurler dessus qu'il ne parvient pas à voir les efforts que tu fais pour lui. Du coup tu n'arrives pas à établir la relation de tendresse que tu voudrais, c'est ça qui est frustrant. Peut-être que tu devrais juste essayer de lui dire que tu l'aimes.

Un conseil à la fois simple et complexe, parce qu'Esteban est dur, lui aussi. Intransigeant, sanglant, sachant manier le mot qui blesse et ayant, comme tous les adolescents, l'impression qu'il peut dire tout haut ce qu'il pense sans risquer d'altérer les ressentis de son père. Alej est l'adulte dans l'esprit d'Este, il n'est donc nécessairement que dans une position de recul et de distance émotionnelle, ce qui n'est pas tout à fait vrai. Ils sont adultes, certes, mais aussi des parents qui ont recueilli un enfant dans des situations difficiles, qui ont fait du mieux qu'ils pouvaient, et qui sont fragiles. Ils ont fait des erreurs, mais ils ont fait du mieux qu'il pouvait - la distance qu'Esteban impose à son père est injuste, et Nate s'en rend compte.

- Je vais lui parler. Lui dire qu'il exagère. Mais je pense que ce qui vous manque cruellement, à tous les deux, c'est une conversation calme dans un lieu neutre pour vous dire non pas ce qui vous dérange ou vous agace l'un chez l'autre, mais comme vous vous aimez. Parce qu'il t'aime, tu sais ? Tu es son père. Il t'aime.

Un adolescent. Un adolescent majeur d'ici quelques jours. Alejandro se renfrogne, même si dans le fond, il accorde beaucoup de crédit à l'avis de Nate qui est souvent bien plus éclairé que le sien lorsqu'il s'agit d'Esteban. Ce dont Alej se souvient de son adolescence, c'est qu'on lui a rapidement donné le sens des réalités. Sa mère a tout donné pour leur offrir un avenir ici et Alejandro a toujours eu beaucoup de respect pour cela, un respect qui semble échapper à Esteban qui trouve sans donne qu'on lui rappelle trop souvent que ses parents se sont épuisé à la tâche pour lui offrir un futur bien plus reluisant que celui dont il aurait pu bénéficier, lui gamin abandonné sur le pas de la porte d'une association pour migrants. Alors c'est vrai que son cœur lui s'agitait plutôt pour un bel étudiant de la classe supérieure à l'air trop sérieux à l'époque, mais ce n'est pas vraiment comparable.

- J'ai jamais été un gamin chiant. Même pour traverser une frontière. Je pouvais bien m'amouracher d'un Gardner pour compenser. Et puis Esteban est bientôt majeur, ce n'est plus vraiment un adolescent.

Haussement de sourcil, Alejandro ne peut pas s'empêcher de juger l'immaturité de son enfant. Le problème dans tout cela c'est qu'ils n'ont pas vécu les mêmes choses, qu'il ne peut probablement pas exiger de lui, d'être un adulte complètement mature à l'âge de vingt ans alors qu'ils sont tous les deux issus de générations et de réalités fondamentalement différentes. C'est injuste pour Esteban peut-être, mais il ne fait pas beaucoup d'effort pour comprendre son père non plus. Quand Nate lui suggère tout simplement de lui témoigner son affection, Alej envisage l'idée avant de secouer la tête, incapable d'imaginer une telle scène. Il ne voit pas bien comment de belles paroles pourraient régler le problème. De plus, il ne voit pas non plus comment ce genre de déclaration pourrait intervenir et s'intégrer dans la conversation. « Esteban, tu veux venir dîner ? Je t'aime au fait. ». Non, tout cela serait clairement étrange et son fils serait encore capable de l'accuser d'y avoir été forcé ou largement incité par Nate. S'il prenait simplement le temps de voir tout ce qu'il a fait et continue de faire pour lui, il ne se poserait pas la question.

- Il se sent constamment agressé. Je l'aime et il le sait très bien, je lui prouve tous les jours par des actes. Mat a besoin d'un toit, s'il n'était pas pourri gâté , Esteban se rendrait compte de l'urgence de la situation. Sa jalousie est très mal placée si tu veux mon avis.

Alej soupire, il a parfois du mal à s'adapter à ce monde qui n'est pas la sien. Sans doutes les challenges de la mixité sociale. On lui demande de comprendre des choses à milieu de sa réalité, de l'éducation qu'il penne à inculquer à son propre enfant. Esteban ne se conduit pas comme un Paredes, il se conduit comme un gamin gâté qui a toujours eu tout ce qu'il voulait.

- Je ne sais pas s'il a très envie de dialoguer honnêtement Nathan. Les choses vont sans doute se calmer avec la rentrée. Peut-être qu'il a simplement besoin d'espace. Je vais installer mon bureau dans le salon pour que Mat et Esteban puissent avoir leur propre chambre, même si c'est stupide étant donné qu'il ne vient q'un week-end sur deux à la maison.

Nate soupire et libère la main d'Alej en jouant nerveusement avec sa serviette. La vérité, c'est que le sujet lui pèse, et qu'il ne sait pas combien de temps il va pouvoir faire mine de gérer la situation sans lui-même baisser les bras et s'agacer de l'impossible dialogue entre son fils et son mari. Les deux sont incroyablement têtus, peut-être que la situation serait bien plus simple s'ils ne l'étaient pas d'ailleurs.

- Alej, c'est un gamin même s'il est bientôt majeur. A son âge, tu avais une expérience de vie bien plus compliquée qui te rendait particulièrement mature mais si tu n'avais pas vécu toutes ces choses toi aussi, tu te serais sans doute comporté comme lui. On ne peut pas demander à notre fils de souffrir un coup pour s'endurcir et gagner en maturité. On l'a élevé dans un environnement favorable, c'est nous qui avons fait de lui ce qu'il est. Il gagnera en maturité au fil du temps et un jour il se comportera comme un homme et il comprendra ce que tu essayes de lui dire, mais pour l'instant, Esteban est un enfant qui apprend à manier les clés de la vie.

Nate soupire un peu, la question de la présence de Mat étant, en réalité, bien plus complexe que la simple compréhension de la situation.

- Quant à Mat, je pense qu'Esteban comprend très bien pourquoi son cousin est chez nous et quelle est l'urgence de la situation. Ca ne veut pas dire pour l'instant qu'il vit correctement le fait que nous accueillons un jeune adolescent qui a besoin d'aide et d'affection pendant que lui est à l'université de son côté. C'est de la jalousie, elle n'est bien évidemment pas fondée mais c'est notre fils, il ressent les choses comme ça et je pense honnêtement que c'est à nous de le rassurer tout en lui expliquant que sa réaction est infondée et ridicule. Mais il a besoin de savoir qu'on l'aime et que la présence de Mat ne changera rien. Même si tu penses qu'il le sait, l'entendre, c'est différent.  

Nate soupire et glisse une main dans ses cheveux. Même s'il comprend que l'enfance d'Alej ait des répercussions sur les valeurs d'éducation qu'il souhaite transmettre, il n'est pas tout à fait d'accord avec l'idée que leurs enfants devraient grandir plus rapidement sous prétexte qu'eux ont eu une enfance compliquée, et Alej particulièrement. Il acquiesce cependant sans rien ajouter sur ce point, parce qu'Alej en a déjà suffisamment entendu sans doute.

- C'est gentil. Tu devrais le lui dire, il sera content. Même s'il n'est là qu'un week-end sur deux, je pense qu'il se sentait remplacé et que l'idée que Mat prenne sa chambre n'arrangeait rien. Ce sera mieux pour Mat, aussi, d'avoir son espace.

Nate n'est pas d'accord, et Alej le comprends parfaitement. Il est pour lui si difficile d'imaginer la réalité de son fils qu'il est souvent trop dur avec lui, trop exigeant. Et peut-être qu'inconsciemment oui, il lui en demande trop. Souvent Alejandro se sent dépassé par le boulet de canon émotionnel que représente Esteban. Lui ne s'est jamais vraiment autorisé à ressentir les choses aussi intensément, aussi publiquement. Nate a beaucoup aidé de ce côté là, mais s'il pense qu'ils se ressemblent beaucoup, leur gestion des émotions est diamétralement opposée. Même si lui et Este ne parlent pas beaucoup, Alejandro ne se fait pas de soucis pour son fils. A chacune de leur dispute, il peut voir le téléphone de Nate s'illuminer sous le flot de messages et quelque part cela le rassure, même si cela le rend triste en même temps. Alejandro pour sa part, garde beaucoup de choses pour lui. Il va se plaindre du comportement de son fils avec un air détaché qui ne reflète pas vraiment la souffrance qui lui mord le cœur.

- Tu es si proche de lui, et moi j'ai l'impression de tout raté avec lui.

Confession délicate, Alej fait sortir les mots qu'il retient depuis des semaines voire même des années. C'est une toute autre relation qu'il s'était imaginé dans sa tête. A dire vrai, il ne sait pas tellement comment s'y prendre pour réparer ce qui est sûrement déjà cassé entre lui et son fils. Sa propre relation avec son père n'a rien d'enviable et répéter les mêmes patterns avec Esteban n'est clairement pas son objectif. Il peine pourtant à croire qu'un simple je t'aime suffise à régler tous les problèmes. Alors parfois il se laisse avoir au jeu du déni et se convainc qu'Esteban en rajoute des tonnes, ce qui probablement le cas sur certains points d'après lui.

- Oui sans doute, même si le bureau est beaucoup plus petit que la chambre inutilisée d'Esteban. Enfin je lui dirais, même s'il m'accusera sans doute de ne faire ça que pour Mat. Tu le connais à force. Je ne veux que sa souffrance et misère éternelle.

Alejandro est un peu acide, sans doute parce qu'il a l'impression que tout ce qu'il a construit pour Esteban n'a aucune valeur aux yeux de son fils. Il se rappelle les nuit à trois heures de sommeil, les maux de tête continuels et les journées à jongler entre le travail et les études dans une solitude terrible. Les nuits passées seul dans son lit à s'imaginer avec Nate, ou passées avec des gens qui n'en valaient pas la peine. Alejandro a mis sa vie entre parenthèse pour Esteban et le referait sans hésiter s'il devait le faire à nouveau.

Nate reprend la main de son mari pour en caresser tendrement le dessus, perdu dans ses pensées. Il ne sait ni quoi dit, ni quoi faire pour que la situation s'arrange de manière durable et convaincante. Il aurait envie d'asseoir Esteban dans un café pour lui expliquer tout ce que ressent son père, mais il est vrai que son fils est imperméable à toutes les promesses qu'il peut faire à voix haute. Nate est persuadé qu'au fond de lui, Esteban sait ce que son père a fait pour lui - mais la crise d'adolescence qu'il traverse sans le moindre doute le prive de la réflexion qu'il lui faudrait pour prendre du recul sur la situation.

- Tu es un excellent père, Alej, tu n'as rien raté avec Este. Tu avais juste envie de lui transmettre les valeurs de ton enfance, et comme c'est un adolescent et qu'on a de l'argent, il a préféré la voix de la facilité que je représentais sans doute plus. C'est pour ça qu'on s'entend, mais ça ne veut pas dire qu'il m'aime plus, ni même qu'il me ressemble plus. Au contraire, si tu veux mon avis. Mais tu es un excellent père. N'en doute pas.

Nate aimerait sincèrement pouvoir trouver la solution. Avoir la réponse aux angoisses de son mari, à celles de son fils aussi car sous ses airs d'adolescent intransigeant, Esteban est un angoissé. Mais à part faire preuve de patience et d'écoute, il ne sait pas quoi faire, et la situation le fruste indéniablement.

- Je vais aller le voir, pour discuter d'aujourd'hui. Et ensuite tu lui diras que tu as fait l'effort de libérer sa chambre pour qu'il se sente mieux quand il rentre à la maison le week-end.

Il lui offre un sourire encourageant en jouant avec son verre.

- Peut-être que vous devriez aller voir quelqu'un, ensemble ?

Cette idée ne va sans doute pas plaire à son mari, mais il préfère proposer tout de même. Peut-être que l'intervention d'un tiers serait bénéfique pour que les deux hommes puissent au moins se comprendre.

- Je sais que ce n'est sans doute pas le moment d'en parler, mais il souhaiterait faire une fête mêlant ses amis et sa famille pour son anniversaire...

Alej doute d'être un excellent père, mais se rassure avec l'idée qu'il a fait le maximum. Même s'il le voulait, il serait difficile de faire plus. Il n'est pas très expansif c'est vrai, et il pourrait sans doute répéter à Esteban qu'il aime, s'adoucir un peu avec le temps, mais pour ce qui est des actes Alejandro n'a jamais lésiné sur les moyens. Il n'a pas réfléchi à deux fois avant d'argumenter l'inscription à l'école de son fils en situation irrégulière, il s'est chamaillé avec les parents des bully qui le tourmentaient dans les bacs à sable. Il a fait ce qu'il a pu avec l'horrible personnalité qu'on lui reproche aujourd'hui. Le dragon n'avait pas que des mauvais côtés à l'époque.

- Seulement Esteban n'en veut pas de mes valeurs, et ça fait mal ? Elles ont beaucoup d'importance pour moi ?

Le mexicain ne s'est pas toujours senti intégré, en réalité il s'est même très rarement senti à sa place dans ce pays qui lui rappelle encore souvent qu'on ne veut pas de lui ici, que certains jobs sont réservés à une élite à laquelle il n'appartiendra jamais. Modeste professeur d'espagnol dans un lycée de banlieue, il aurait pu faire tellement plus, avoir plus. Sa vie avec Nate est parfaite sur bien des points, mais il est toujours étranger à son monde, étranger à beaucoup de choses en réalité. Aujourd'hui installé dans sa belle maison de Staten Island, l'étiquette lui colle toujours à la peau malgré ses efforts. Et comme il ne peut s'en défaire comme il ne peut se défaire de son accent, il n'a d'autre choix que de la revendiquer avec cette ferveur sans doute un peu extrême qu'on lui connaît si bien.

Esteban ne connaît pas ses choses là. Il devrait s'en féliciter, son fils est un américain intégré avec des droits et des rêves qu'on ne peut pas lui enlever. Ce n'est pas aussi simple pour Alejandro.

- Je ferai ça.

Envoyer un texto, voilà qui est dans ses cordes. Du moins en principe. Quant à aller voir un psy, il en est tout bonnement hors de question. S'il veut parler de ses problèmes, Alejandro et une bouteille de Mezcal feront très bien l'affaire. Que pourraient lui apporter des petits blancs sur-diplômés comme conseils avisés ? Il n'a pas le temps pour ça de toute façon. Le temps qu'il ne dédie pas à sa famille, il le passe à faire du bénévolat dans des associations. Alejandro ne s'arrête jamais et le ferait encore moins pour parler de ses problèmes à un inconnu.

- Comme tu l'as dit, il finira par gagner en maturité, il me faut être patient avec lui c'est tout.

Lorsque le sujet de l'anniversaire d'Esteban est évoqué, Alejandro manque de laisser échapper un rire très ironique. Ce gamin ne perd pas le nord, ça c'est un fait.

- Okay. On organisera ça à la maison. Tu sais ce qu'il veut ?

Sa main caresse celle de son mari avec reconnaissance. Il n'a même pas encore épluché le menu.

Nate soupire légèrement, un peu désemparé par la détresse de son mari. Il ne sait pas vraiment quoi lui dire, ni même quoi lui conseiller. Esteban est un jeune homme en pleine croissance, dont la crise d'adolescence est arrivée un peu sur le tard et n'est donc pas terminé. Peut-être l'ont-ils préservé trop longtemps, comme s'il était un enfant qui ne pouvait pas se confronter au monde, aux adultes et au reste. C'est peut-être pour ça qu'il a mis des années à devenir insolant. Et Nate comprend que ce soit compliqué pour Alej, même s'il est intimement persuadé que le jeune homme finira par se calmer et par revenir à un comportement plus stable.

- Il voudra de tes valeurs, Alej, mais il n'a pas grandi comme toi. Pas dans les mêmes conditions, et c'est précisément comme ça qu'on l'a élevé. Pour qu'il ne souffre pas comme tu as souffert, pour qu'il soit protégé et préservé. Ca fait de lui un jeune homme équilibré et plus heureux, mais aussi moins au fait de la réalité que toi, tu as connue. Et puis, il fait du droit pour aider les familles comme celle de tes parents. On ne peut pas dire qu'il se soit franchement trop éloigné des valeurs que tu as voulu lui inculquer. Je pense qu'il réalisera, quand il aura sa première famille en zone d'attente en face de lui, ce que tu as vécu et les raisons pour lesquelles tu as voulu lui transmettre toutes ces choses - mais pour l'instant, il ne les comprend pas, et c'est normal, parce qu'il est jeune, et parce que nous l'avons élevé comme ça.  

Nate hoche la tête et caresse tendrement la main d'Alej sur la table, jetant un oeil à la carte pour faire patienter son estomac qui commence à crier famine. Son mari écarte rapidement la question d'un éventuel psychologue commun, ce qui n'étonne pas Nate - même si lui reste persuadé que ce serait un bon moyen de rétablir la communication entre le père et le fils. Ils sont tous les trois très mauvais dans tout ce qui est explications et sentiments. Peut-être même la famille entière devrait-elle s'y rendre.

- Non, je ne sais pas, mais je pensais à une montre, il explique en penchant un peu la tête. C'est un cadeau marquant qu'il pourra garder longtemps ?

Il offre un sourire à son mari et soupire un peu.

- Ma mère voulait lui acheter une voiture, sache-le...

Nate se mord la lèvre et retient un rire.

Nate a raison comme souvent et venant de quelqu'un qu'un comme Alejandro qui a du mal à admettre que quelqu'un d'autre puisse détenir une telle sagesse, cela vaut sans doute son pesant d'or. Alors le mexicain caresse doucement la main de son conjoint, se heurtant au petit morceau d'or accroché à son doigt qui lui rappelle l'engagement qui les lie. Alejandro a beaucoup de chance d'avoir Nate dans sa vie, une chance qu'il oublie parfois et dont il se souvient aujourd'hui en admirant ses traits, ses yeux bleus posés dans les siens à l'heure du déjeuner. Élever Esteban sans lui aurait été une catastrophe, il en est aujourd'hui certain. Et s'il ne sait pas bien comment leur relation a pu survivre à leurs jeunes années d'université, il n'a plus aucun doute sur le fait que tout cela en valait la peine.

- Te amo querido

Alejandro sourit et s'approche pour caresser doucement sa joue. Son doigt effleure alors ses lèvres avant qu'il ne cède fatalement à l'attrait de celles-ci. Lorsque leur baiser s'achève, Alejandro jette un nouveau regarde à la carte. Il prendra la même chose que d'habitude, lorsqu'il aime c'est pour la vie. Quant à l'anniversaire d'Esteban, il hoche la tête avec un sourire.

- Une montre c'est très bien, et évidemment il est hors de question que ta mère lui offre une voiture. Il peut utiliser les transports en commun ou emprunter la voiture familiale quand tu ne l'utilises pas. Où voudrais-tu qu'il aille de toute façon ?

Alejandro secoue la tête en riant. Esteban n'a jamais mentionné le besoin, ou même l'envie d'avoir une voiture, alors une telle dépense pour un cadeau dont il n'a aucunement besoin lui semble insensé. La mère de Nate est vraiment un cas à part. 

- Je vais prendre la même chose que d'habitude