Il n'était pas rare que la petite bande se réunisse pour faire du shopping en pleine semaine, plutôt que de se trouver du travail. Brooke et Mary n'avaient rien à craindre de toute façon, elles n'étaient que des filles à papa, des héritières qui n'avaient pas grand chose à prévoir ni à craindre de leur avenir. Luis-angel aussi, ou c'était du moins ce qu'il aimait raconter à ses deux bestas du moment. Un père dans les affaires étrangères, il paraîtrait. Ça pouvait parfois être compliqué, mais ça n’entachait pas sur sa popularité. Et n'était-ce pas là le plus important, dans le monde d'hypocrisie dans lequel il évoluait ?

Même la pluie donnait son charme aux rues d'Upper East Side, tandis qu'ils se serraient les uns contre les autres sous le pavillon d'une boutique Gucci, les filles munies d'un énième sac à leur collection et le jeune homme enroulant déjà sa nouvelle écharpe autour du cou. Il venait d'y mettre le salaire de son dernier petit boulot. Ses soit disant copines n'avaient aucune idée d'où il venait.

« Vous êtes tellement superficielles les filles, je suis la preuve que ce n'est pas le plus cher qui fait le plus beau »

« Que t'es bête, t'es surtout trop difficile »

Brooke le poussa de l'épaule, taquine, puis elle tendit devant eux son dernier iphone en mode selfie. Ils aimaient jouer les adolescents, mais surtout, elle avait un réseau et toute une communauté à alimenter.

« Et si on allait boire un café, je fatigue » fit Mary.

Luis aimait Manhattan, qu'il avait appris à connaître comme sa poche, ou presque autant que ses quartiers du Bronx. Il prétendait vivre ici mais jamais personne n'avait mis un pied chez lui. Bientôt il sera de toute façon trop occupé pour cette bande d'amis. Puis son portefeuille en prenait aussi un coup, voilà quelques jours qu'il n'avait rien trouvé pour combler ses comptes et il voyait de plus en plus le bout de ses économies parentales. Il songea à son père, celui qui véritablement l'entretenait. Un hasard étrange, quand au même moment il remarqua la voiture de celui-ci. Mary hâlait pour eux un taxi sur le bord de la route trempée, Brooke l'appela ensuite, mais lui il resta figé. Il reconnaissait la chevrolet de son daron parmi toutes, déjà parce qu'elle était d'un noir mat qui la rendait particulière, puis surtout il dépassait de la vitre du conducteur entre-ouverte une main baguée, tatouée, avec sur le bout des doigts battus par la pluie des tâches de vitiligo. Agrippée au bord du toit, même en travers la vitre teintée on devinait la patience et l'assurance de Rafael Galvez.

« J'ai quelque chose à faire, j'vous rejoins plus tard ! »

« Hein ? T'es sur ? »

« Oui, à toute à l'heure ! »

Conscient de son mensonge, car il ne reviendrait pas, Luis traversa la rue afin de se rapprocher. Il attendit, en quelques regards par-dessus l'épaule, que le taxi s'en aille avant de s'incruster dans l'autre voiture.

Le silence.

À croire que la pluie, les touristes et toute la ville s'étaient évaporés au claquement de porte.

« Hola p'pa. T'es venu faire les magasins ? »

Luis plaisantait. Malgré l'euphorie luxueuse dans laquelle s'était plongée son père ces dernières années, il n'était pas du genre à se perdre dans ce style de rue.

« Je suis venu te chercher »

Du coin de l’œil, le bouclé vit Rafael se mouvoir pour refermer la fenêtre conducteur et définitivement les isoler dans la carcasse sombre. Sans la voir il connaissait cette silhouette atypique par cœur. Massif et fin, la peau marquée, la crinière épaisse tirée, la confiance et l'aura d'un ours apaisé qu'il ne valait mieux pas provoquer. Ours peluche autrefois, vieil ours irrité aujourd'hui.

Luis pensa à son téléphone logé dans la poche de son manteau. Était-il traqué ?

Pourtant son paternel faisait tout pour le protéger du gang auquel il appartenait, sauf peut-être de lui-même. Il avait toujours éloigné Luis de son monde, ainsi jamais il ne venait le chercher. Personne ne le faisait  depuis un certain temps d'ailleurs. Personne, pas même sa mère. Elle, elle faisait sa vie, le comblait de mots doux et le gagatisait seulement quand elle le croisait.

« Il se passe quelque chose ? »

Il n'eut d'autre réponse que le bruit du moteur. Cette route, il la reconnu assez vite, c'était celle pour rentrer. Alors il se tut en attendant que son père accepte enfin de se confier. Il savait que ça ne pourrait se faire autrement de toute façon, et dans ses yeux il ne pouvait rien y lire : aussi ridicule que ce soit vu le temps, Rafael portait ses lunettes de soleil.

Les minutes passèrent, bientôt une demi-heure, et Angel n'avait aucune envie d'être bavard. Chose plutôt rare.

« Tu te souviens, ton école »

Le fils cligna des yeux en sortant de ses songes. Il décolla ses bouclettes sombres de la vitre embuée pour regarder dehors. Effectivement, c'était l'école dans laquelle il avait été, petit. Elle défila devant eux comme un souvenir qu'on abandonne derrière.

« Khor venait t'y chercher. Je préférais ça que de savoir que tu rentrais à pieds »

Le cœur de Luis rata un bond. Il était si rare que son père lui parle de Khor. Il se souvint aussi de pourquoi ce dernier venait, puisque fut un temps où les voyous du quartier s'étaient mis à tourner autour du petit bout de chou qu'il avait été. Faussement bout de chou. Avec sa famille et surtout la tchatche qu'il avait en plus de sa bouille d'ange, Luis s'était présenté comme étant la recrue parfaite pour les gangs du coin.

« Khor n'est plus là maintenant » s'entendit-il répondre avant de fermer les yeux de regret. Il n'avait pas pu s'en empêcher, peut-être par rancœur de lui avoir bousillé sa journée. Ce devait pourtant être douloureux pour son père d'entendre ça. Depuis la disparition de son ami, si ce n'était plus, l'existence que semblait mener Rafael n'était qu'une descente volontaire vers les enfers.

« On l'a retrouvé, Luis »

Celui-ci se redressa, un sentiment d'élévation le prenant dans le mouvement.

« Quoi ? »

Il avait parfaitement attendu, cependant ça faisait trop longtemps qu'il avait tiré un trait sur cette phrase.

« Vivant ? »

Luis n'aurait pas posé la question si l'ambiance n'avait pas étée celle-là. Son père ne voulait pas le regarder, depuis le début, et Luis le remarqua d'autant plus à la crispation de ses doigts sur le volant. Il tomba de haut, de là où l'espoir l'avait soulevé. Cette fois-ci, il ne pleura pas. Après tout il n'avait plus quatorze ans, plus de larme à verser. Non, c'était différent. C'était officiel et inaccessible à la fois. Plus solitaire aussi... sur cette conclusion, Luis se sentit en effet terriblement seul. Abandonné.

La présence de son père s'effaça. Tout. Malgré les mots qui lui parvinrent, la tentative soudaine de le rassurer, il se sentit s'engouffrer dans un tourment noir.

Et Khai ?

Comment Khai allait-il l'apprendre ? Le savait-il déjà ? C'était lui, le vrai fils de Khor.

Luis eut honte de ne pas oser demander. Il faudrait qu'il l'appelle, qu'ils en parlent tous les trois, avec son paternel. Parce que Khor c'était ce qui les avait réunis auparavant. C'était lui et son père qui leur avait offert une famille, tout du moins avant que ça ne dégénère et que Khor soit porté disparu. Et ce n'était pas fini. Ou peut-être que si, justement.

C'était fini.