Into the Woods || Cécilia

Arpenter les rues de New York constituait depuis longtemps un des passe-temps préférés de Cecilia, sans doute parce qu’elle y puisait une inspiration sans cesse renouvelée, même en ces temps de disette. Depuis son dîner chez Andrea et les quelques croquis hâtivement réalisés dans la nuit juste tombée, elle avait pris l’habitude de trimballer son carnet en permanence dès qu’elle se déplaçait, saisissant des instantanés de vie, à l’opposé de son style ordinaire, et y puisait une forme de réconfort. Quelques idées avaient même, timidement, commencé à germer, de créer une suite de peintures en hommage à cette vie new-yorkaise tellement diverse, et surtout, aux femmes qui peuplaient la ville. Pendant tout son trajet en ferry puis en métro, elle avait dessiné ses vis-à-vis, de son crayonné vif, tout en aplat de gris. Un gamin s’était assis à ses côtés et avait regardé sur une large partie du trajet, manifestement fasciné par le mouvement du crayon, l’aplatissement de la mine qui dévoilait, suivant son écrasement plus ou moins prononcé, une toute autre facette de la même couleur, et par superposition et contraste, un univers entier. Il y avait donc cette femme avec sa poussette qui parlait à son enfant pour le tenir au plus près possible sans avoir à trop élever la voix, cette grand-mère arborant un châle magnifique, dont Cecilia avait tenté de capturer le caractère fascinant, comme s’il avait été peint à la main par-dessus le tissu et représentait une existence entière – peut-être que c’était le cas. Il y avait aussi l’éboueuse qui faisait un doigt d’honneur à un automobiliste particulièrement virulent, scène qui s’était déroulée en un instant mais qui l’avait retardé pendant presque quarante minutes, le temps de la capturer exactement comme elle s’était passée dans son souvenir, avec le contrebas des murs des immeubles et la perspective des passants qui se déversaient sur le passage piéton. Celle-là était peut-être la plus réussie, et pourrait être une étude relativement satisfaisante, il faudrait qu’elle étudie la question plus avant dans son atelier. Bref, elle était en retard, comme d’habitude. N’importe qui la connaissant savait son incapacité chronique à arriver à l’heure, probablement parce qu’elle avait la capacité à retenir son attention sur quelque chose n’étant pas une peinture digne d’un enfant de quatre ans, et encore.

Arrivant néanmoins devant le lieu de son rendez-vous, la trentenaire s’autorisa une menue satisfaction, vu qu’elle n’avait que … oui, bon. Elle était en retard, mais ça restait relativement raisonnable, et vu le périple pour venir d’ici depuis Staten Island, Jack ne lui en voudrait pas trop. Du moins elle l’espérait. L’odeur de papier titilla sa narine alors qu’elle entrait dans la librairie, flagrance réconfortante et tellement agréable. Puis son regard se posa sur la silhouette qu’elle recherchait – et Cecilia se demanda, en bonne arbitre des élégances, ce qui avait décidément piqué sa collègue pour partir du jour au lendemain avec un aussi beau brin de femme qui l’attendait dans son logis – et elle lui rendit son sourire, expliquant son manque de ponctualité d’un simple :

« Non, pas du tout, j’ai l’habitude de me promener par ici, j’ai juste été retardée par une scène … il fallait que je prenne des notes. Regarde. »


Sortant le précieux carnet de son sac, elle le déposa sur le comptoir à la bonne page, celle de la fameuse altercation, capturée en noir et blanc. Songeuse, maintenant qu’elle la voyait sous un angle différent et au repos, elle ajouta :

« Je devrais peut-être garder du noir et blanc au milieu et ne peindre qu’autour … Bref, pardon. »

Affichant une moue d’excuses pour son incapacité chronique à se détacher de sa maîtresse la plus exigeante, Cecilia répondit à son offre d’un léger :

« Ce que tu as, je ne veux pas te déranger. Un verre d’eau, ça m’ira très bien. Ou une bière, si tu as ça quelque part. »

Une bière fraîche au milieu de la chaleur du mois d’août, péché mignon entièrement assumé. Les yeux de Cecilia papillonnaient dans la boutique, notant les étagères, les couleurs des tranches de livres qui se superposaient, les piles qui se chamaillaient la place sur les comptoirs … Un très bref instant, son regard se posa sur la partie art et essai, et elle dut résister à l’envie d’aller y faire un saut pour voir les pièces présentées. Elle n’était pas là pour ça, après tout. Finalement, elle demanda :

« Alors, qu’est-ce que je peux faire pour toi ? »

« Et je dois avouer que je ne sais pas comment tu as pu faire. Parce que si je devais vivre avec moi-même, je crois que je m’assassinerai à coup de pinceaux, les artistes sont insupportables à ne rien voir d’autres que le bout de leurs carnets. »

Cecilia avait tenté de plaisanter en ramenant le sujet vers elle-même, de peur de raviver une blessure car si Jack avait amené le sujet de sa femme – ancienne femme ? Elle devait admettre ne pas trop savoir ce qu’il fallait dire quand quelqu’un disparaissait du jour au lendemain sans laisser un mot, une explication, juste … le néant. C’était réellement un mystère pour elle, surtout quand on avait un entourage, quelqu’un qui attendait un retour le soir. Comment pouvait-on abandonner tout cela derrière soi, sans se retourner ? Vraiment, elle ne comprenait pas. En même temps, c’était clairement une chose positive … Mais du coup, elle admettait ne pas savoir sur quel pied danser avec la délaissée, n’osant pas évoquer un traumatisme ancien, de peur de le réveiller. Le fantôme était présent, entre elles, autour d’elles. En vérité, ce devait être insupportable, pour la libraire, de constater que l’ombre qui l’avait abandonnée continuait de rôder autour d’elle. Au moins, l’apport de la boisson lui permit de ne plus se torturer le cerveau, et la peintre remercia d’un signe de la tête son hôtesse pour lui avoir amené ce qu’elle avait demandé, enroulant ses doigts autour de la bouteille et goûtant l’alcool, tout en écoutant ses explications.

Oh. Il s’agissait donc d’un rendez-vous de travail. Logique après tout, qu’est-ce que cela aurait pu être d’autre ? Chassant cette pensée presque immédiatement après qu’elle a décidé d’apparaître dans son esprit, Cecilia se concentra. Un livre pour enfant. En quelque sorte, il s’agissait donc de passer de la théorie à la pratique, de la vente à la création. Intéressant. Et cela la concernait parce que Jack avait besoin de conseils sur les illustrations. Cecilia n’était néanmoins pas certaine de comprendre, ou plutôt, elle pensait avoir parfaitement compris, mais préférait être certaine de ne pas avoir mis le prix de vente avant la touche finale sur la toile.

« Donc, tu voudrais que j’illustre, pas uniquement que je te conseille sur ce qu’il faudrait choisir, si je comprends bien ? »

Autant dire les choses noir sur blanc. Quelque part, Cecilia était flattée. Cela faisait toujours plaisir que l’on pense à elle quand il s’agissait de représentation graphique, quelle qu’elle soit. Et elle avait une ou deux collaborations littéraires à son actif, pour des connaissances intimes, souvent, certes, pour des biographies avec des couvertures qui pouvaient laisser libre court à sa passion pour le non figuratif. Là, cependant, pour des contes pour enfants, elle ignorait si son style si particulier ferait l’affaire. Et puis, il y avait le très léger problème de son inspiration fluctuante. Serait-elle seulement capable de produire quelque chose ? Et surtout, quelque chose de qualité ? Dont elle serait satisfaite, et qui serait en mesure de sublimer les mots à l’intérieur de l’ouvrage ? Pensive, elle se mordilla la lèvre, les doutes l’envahissant brutalement, comme de petits démons qui dévoraient ses songes et les transformaient en cauchemar. Elle en avait discuté en thérapie, de ses problèmes de self-esteem, après toutes ces années à déchirer ses œuvres plutôt que de les montrer, parce qu’elle les estimait informes, grossières, à mille lieues de ses premiers chefs-d’œuvre. Qu’importait que ceux à qui elle s’adressait apprécient. Comme Jack, comme Andrea, quand elle montrait ses esquisses. Leurs voix ne couvraient pas les murmures dans sa tête, qui sifflaient qu’elle avait perdu son talent, son inspiration. Soupirant, Cecilia cacha cette réaction peu engageante en avalant une gorgée de bière, le goût acre chassant les pensées noires. Puis elle demanda, avec précaution :

« Tout d’abord, je voulais te remercier d’avoir pensé à moi, c’est une marque de confiance et j’en suis sincèrement honorée. »

Autant le dire avec sincérité.

« Par contre, tu sais que je n’ai que rarement un style entièrement réaliste. Et pour un livre pour enfant, je ne sais pas si ton éditeur n’aurait pas quelque chose de plus conventionnel en tête.

D’ailleurs tu en as un ? Tu en as parlé ? Comme un certain nombre de maisons ou des artistes … eh bien, maison, ils préfèrent leur sous-traiter le travail, et honnêtement, si ça peut te permettre d’accrocher un contrat, c’est sans doute pour le mieux. »

Eh oui, sous ses airs de tête en l’air, Cecilia avait toujours eu les pieds solidement ancrés dans la réalité, au moins concernant celle, parfois peu reluisante, du monde de la culture sous toutes ses itérations.

« Et en toute honnêteté … tu sais que je produis … peu. Depuis un certain temps. »

Euphémisme de l’année. Avec beaucoup de douceur dans la voix, Cecilia avoua :

« Je ne voudrais pas … disons qu’il y a sans doute plus … qu’il y a des personnes qui seront capables de te livrer quelque chose plus rapidement que moi.

Parce que je n’ai pas envie de … enfin, de décevoir, alors je préfère être honnête. »

Même si ce n’était pas engageant. Au moins, Cecilia avait désormais suffisamment de recul sur sa situation pour ne plus se cacher derrière de fausses excuses et admettre qu’elle n’était pas le meilleur choix.