I’m not as nice as you think - Arthur

Cette soirée du losers club avait bien failli tomber à l’eau. Josh, le troisième mousquetaire, venait d’annuler sa venue pour cause de nourrisson malade – une raison parfaitement valable s’il en est. Qu’à cela ne tienne, show must go on, Wes avait convié Arthur à l’appart d’East Village. Au programme : un marathon des films les plus geeks de leur répertoire. Pas exactement du cinéma d’auteur scandinave, donc, mais suffisant pour ricaner et titiller une certaine nostalgie de leur adolescence. À vrai dire, le musicien était heureux que sa copine soit au travail car le spectacle qu’ils offraient, affalés sur le canapé comme des baleines échouées, à s’enthousiasmer devant l’écran un peu plus que des adultes le devraient, n’était pas très reluisant.

Wes appréciait sincèrement la compagnie d’Arthur. Un bon gars, qu’il ne connaissait peut-être pas parfaitement, mais dont il aimait la sensibilité et la philosophie de vie. Le fait qu’il reste très discret sur son passé ne gênait pas le brun, au contraire, lui-même ne s’était jamais montré particulièrement bavard sur un registre très personnel. De toute façon, ils n’avaient pas besoin de ça pour que leurs rendez-vous de nerds soient à chaque fois une réussite.

Pourtant, cette soirée-là risquait d’en être autrement. Le jour même, Wesley avait reçu un message de son demi-frère lui proposant de se retrouver la semaine prochaine “pour parler”. Depuis, il angoissait. Il ignorait ce que Joham lui voulait et il n’avait aucune envie de se battre verbalement avec lui, ce qui finissait immanquablement par arriver lorsqu’ils s’adressaient la parole. Et s’il comptait sur sa movie night avec Arthur pour se sortir son frangin de la tête, c’était peine perdue. Car leur film comportait une scène fraternelle déchirante, qui chatouilla sévèrement les canaux lacrymaux du musicien. Pour cacher son trouble, Wes demanda bruyamment : « Ah mec, tu veux un autre coca ? » Une tentative maladroite et désespérée, d'autant plus suspecte que le verre d’Arthur était encore à moitié plein.

Voilà une soirée chamboulée sous bien des aspects. Quelque chose dans l’esprit d’Arthur est en alerte, comme une aura particulière qui lui dit que tout ne va pas aussi bien qu’il le voudrait. Rien de grave, peut-être l’automne approchant, l’absence de Josh à leur petite soirée également. Visiblement, cette petite voix dans sa tête ne le perturbe pas outre mesure, ne le quitte pas non plus, mais ne l’empêche pas de passer un bon moment avec Wes malgré tout. Il faut dire que ces deux-là n’ont pas besoin de grand-chose : de quoi grignoter, un verre – de coca pour lui, mais tout de même -, une sélection de films au pitch ne volant pas bien haut et quelques blagues bien senties. Bref, la recette pour une soirée réussie entre potes. Et s’il manque le troisième chaînon de leur petite bande, on ne peut pas dire qu’ils passent un mauvais moment.

Au milieu du premier film, cela dit, une scène interpellante. L’esprit d’Arthur divague au moment de déchirants adieux entre deux frères. Il pense soudain à Clara et à la révélation que lui avait faite Jasper quelques jours plus tôt, sur sa présence à New York. Son passé lui revient en plein visage et si le brun a l’habitude à présent de ce genre de flashbacks inopinés, il ne peut s’empêcher d’attraper un coussin qu’il serre contre son ventre sans même s’en rendre compte. Malgré leur fréquence, ces souvenirs ne sont jamais agréables à revivre, et s’il a appris à gérer ses émotions, il ne reste pas moins que la nostalgie se fait plus forte que le reste. Aussi, lorsque Wes lui adresse la parole, il ne comprend pas tout de suite de quoi il en retourne. « Mmh ? », interroge-t-il, sorti de sa rêverie. Il cligne des yeux et la pièce autour de lui, alors si floue, retrouve un peu de clarté. Il comprend que son ami lui propose à boire et il jette un œil distrait à son verre. Plein. Arthur fronce les sourcils, perplexe. « Euh, non, je te remercie ? J’en ai encore plein. »

Lorsqu’il relève les yeux vers Wes, c’est le regard de ce dernier qui l’interpelle. Jusqu’à présent trop embrumé pour remarquer les détails, le brun était passé à côté des yeux de son ami, brillants de larmes. Incapable de faire semblant de rien, il demande avec toute la douceur du monde : « Tout va bien ? »

Wes essuya négligemment ses yeux brillants, comme si c’était complètement anodin de se mettre dans un tel état devant un nanar. À l’écran, le film avait abandonné le registre sentimental pour lui préférer une savante association de type course-poursuite-cascades-explosions. Pas tout à fait remis, Wes se justifia sur un ton bravache : « Ouais, non, ça va, mais c’est ce film, là, c’était censé être un truc débile, on a pas idée de caler des séquences émotion entre deux scènes de baston, franchement. » Si avec Elior il aurait sans doute pleuré toutes les larmes de son corps, avec Arthur, qu’il connaissait un peu moins même s’il l’appréciait énormément, il ne se sentait pas en droit de laisser libre court à ses émotions. Un relent de masculinité toxique, peut-être, ou simplement de la pudeur, allez savoir. « C’est comme si on foutait la fin de Titanic au milieu d’un Michael Bay, sérieux. » S’il y avait bien quelqu’un avec qui il pouvait namedropper des références pour cacher son malaise, c’était Arthur, son copain geek.

Puis Wes se rendit compte de deux choses. Premièrement, que le verre d’Arthur était encore à moitié plein de soda, et donc que sa proposition paraissait extrêmement étrange. Mince, grillé. « Ah… J’avais pas vu. » Deuxièmement, qu'Arthur serrait contre lui l’un des coussins du canapé comme si sa vie en dépendait. Perplexe, il souffla : « Toi, ça va ? T’essayes de faire une clé de bras à mon mobilier ? » Une plaisanterie teintée de sollicitation. Une inquiétude pour son ami, certes, mais aussi une façon de tâter le terrain, pour vérifier qu’il n’était pas le seul à être ému. Et si tel était le cas peut-être, je dis bien peut-être, qu’il se sentirait autorisé à se confier. Car Wes ne parlait que rarement de ses problèmes familiaux. À part son entourage très proche, personne ne connaissait ne serait-ce que l’existence de son demi-frère. Et si Wes ne disait rien, c’est en partie parce qu’il avait peur qu’on le pense odieux – car ce qu’il avait fait était odieux et qu’il ne se l’était jamais vraiment pardonné. Autant dire qu’il ne se doutait pas un seul instant qu’Arthur aussi était en compétition pour remporter le trophée du pire frère de l’année.

Si Wes s’essuyait les yeux dans un geste moins discret qu’il ne l’aurait peut-être voulu, Arthur n’en menait pas large non plus. Il étouffa un rire qu’il espérait suffisamment convainquant pour faire illusion lorsque son ami se lança dans des justifications. « Right ? » A cet instant, il essayait tant bien que mal de ne pas faire part de ses doutes concernant les excuses de son ami. Pleurer devant un film n’avait rien d’exceptionnel, pas selon les conceptions d’Arthur qui ne s’en cache pas dès lors qu’il se sent à l’aise, et il ne se serait pas inquiété outre mesure si Wes ne s’était pas mis en tête de lui détourner l’attention. Il ne parla pas, cependant, et le professeur de théâtre ne força pas la discussion. Son ami lui parlerait s’il en avait envie, point.

De toute façon, ce dernier semblait décidé à détourner le sujet vers lui. Arthur réalisa alors qu’en effet, il s’accrochait à un coussin comme si sa vie en dépendait. « Oh, merde. », grommela-t-il en jetant le coussin. « Désolé. » Soudain, c’était à son tour de se voir demander comment il allait et à vrai dire, il ne l’avait pas prévu. Arthur n’avait pas pour habitude de cacher ses sentiments. Pour dire vrai, il lui était même assez difficile de taire ses états d’âme lorsqu’on lui demandait d’en parler, incapable de comprendre à quel instant les autres jugeaient que c’était too much ou pire : quand la question n’était qu’une simple politesse à laquelle la personne ne s’attendait pas à recevoir de réponse. Mais pour la question Clara, Arthur n’était pas sûr d’avoir envie d’en parler. Enfin, si. Il mourait d’envie de parler de sa sœur, de raconter à qui voulait l’entendre à quel point cette petite était formidable, et demander son avis sur la situation à son ami. Mais il ne s’était jamais vraiment ouvert sur son passé à Wes. Il avait dû mentionner quelques détails au détour d’une conversation, mais ne s’était jamais appliqué à tout lui raconter, notamment par peur du jugement. Pas qu’il pense que son ami soit du genre à le regarder de haut, mais le brun avait vu suffisamment de relations s’arrêter subitement « sans aucune raison apparente » alors même qu’il venait de confier son histoire qu’il ne pouvait s’empêcher quelques appréhensions. Aussi, il commença par rassurer son ami d’un « Ouais, ouais, ça va. » pas très convaincant.

Son regard se perdit dans le vide tandis qu’à l’écran, la scène émouvante avait laissé place depuis un moment déjà à une bagarre digne des plus mauvais films de kung-fu. Sans vraiment le réaliser, Arthur se mit à se justifier : « It… ehm… it hit a little bit too close to home. That’s all. » Mais il balaya tout cela d’un geste de la main et se pencha pour récupérer son verre de coca sur la table basse qu’il vida d’une traite. « Désolé, je vais pas t’embêter avec ça. T’as suivi ce qu’il vient de se passer là ? J’avoue j’ai décroché quelques minutes. »

Wes était en train d'expérimenter un bon vieil effet Streisand : les efforts qu'il avait placés dans le fait de détourner l'attention d'Arthur n'avaient fait que souligner son trouble. Une vraie erreur tactique. Mais très vite, le musicien réalisa qu'il n'était pas le seul à être ému, étant donné qu’Arthur tenait serré contre sa poitrine un coussin du canapé, comme un enfant qui se cramponne à sa peluche. Wes ne songea pas un seul instant à se moquer, mais pour signifier qu’il n’y avait pas de malaise, il plaisanta gentiment : « Non t’inquiète. C’est juste un coussin, tu peux l’étrangler, j’appellerai pas les flics. En plus, techniquement, il est même pas à moi, mais au père de ma meuf, donc tu peux l’éventrer sereinement. » Il n’en pensait bien entendu pas un mot et le moindre verre qu’il cassait le catastrophait.

Arthur lui assura qu’il allait bien et Wes, pas vraiment convaincu, lâcha un « Cool. » machinal. Mais aussitôt, son ami sembla se perdre dans ses pensées, révélant au passage une bribe d’information sur laquelle le quarantenaire se jeta. « Pareil chez moi. » Sauf que Wesley n’imaginait pas une seule seconde le doux Arthur dans le rôle du fautif. Il soupira. « Enfin, sauf que moi, je suis plutôt dans le rôle du grand frère flingué. Et quand je dis flingué, je parle du pire frangin du monde, rien que ça. » Il avait lâché ça sur un ton casual, comme si ça n'était rien de plus qu'un peu d'autodérision. Il suffisait de connaître  un peu Wes pour savoir qu'il s'agissait en fait d'un appel à l'aide, d'un "je t'en supplie pose-moi des questions j'ai besoin d'en parler !" déguisé. « Bref, tu m’embêtes pas. Si tu veux en parler, c'est ok. » Ils reportèrent leur attention sur le film et la scène de baston, qui les aurait fait rire à gorge déployée  il y a vingt minutes, parut soudain absurdement nulle. Le brun secoua la tête de droite à gauche. « Nan, j’ai rien suivi. C’est naze, d’ailleurs, si tu veux on peut mettre sur pause, se mettre un vinyle, ou mater autre chose. »