on a Wednesday, in a cafe | janee

Bea n'a jamais été oisive. Ce qui n'a rien étonnant quand on sait qu'elle a élevée seule 4 enfants et monté une franchise de diner qui s'étend jusqu'au New Jersey. C'est une travailleuse acharnée, qui n'a jamais compté ses heures et qui a appris à survivre avec 4h de sommeil et beaucoup de caféine. Sur ce dernier point, depuis qu'elle a un peu levé le pied du business familial, elle a progressé. Il lui arrive de faire des folies et dormir jusqu'à 8h d'affilée et elle a troqué les litres de café pour divers thés et tisanes au fil de la journée. C'est plus sain, pour son corps qui vieillit, même si elle reste en très grande forme. Et lever le pied au travail ne signifie pas se tourner les pouces dans son petit jardin ou s'adonner à la gloutonnerie et la paresse. Bea n'est peut être pas la plus dévote des dames de son église, mais elle n'en croit pas moins aux principes fondamentaux de sa foi. Et elle a toujours voulu faire plein de choses pour lesquelles il n'y a pas de temps, quand elle devait préparer des déjeuners, laver des vêtements sports, faire son budget mensuel, former de nouvelles serveuses, emmener un de ses enfants chez le dentiste et que sais-je encore.

Alors, elle profite de son temps libre pour le remplir d'activités. Le jardinage, cuisiner de nouvelles choses, juste pour le plaisir et pas pour un menu, coudre, peindre, tricoter, aller au cinéma ou au musée. Et le yoga. D'abord suggéré par une amie infirmière, pour s'entretenir, garder un peu de souplesse dans ses articulations, c'est devenu un hobby qu'elle adore. Et la mère de famille a trouvé une communauté chaleureuse dans ce petit endroit atypique downtown. La première fois qu'elle est venue, elle pensait s'être trompée d'adresse, en voyant tous ses chats. S'étant toujours targué de maintenir une maison propre, il a fallu un léger temps d'adaptation à Bea pour accepter la présence des bêtes poilues. Mais après quelques visites et la sensation d'un chat apaisé ronronnant sur ses genoux, elle a vite adopté ce petit rituel hebdomadaire.

Pendant un temps, les cours avaient lieu peu après son club de mah-jong, faisant que Bea arrivait toujours avec au moins 30 minutes d'avance. C'est comme ça qu'elle a fait la connaissance de la jeune Janee, une adorable demoiselle, elle aussi très ponctuelle. Le mah-jong a changé d'horaire depuis plusieurs semaines, mais elle a pris l'habitude de boire un thé et grignoter une pâtisserie avec sa nouvelle amie, aussi elle continue à arriver tôt pour en profiter. Après tout, elle n'a que peu l'occasion de rencontrer de jeunes personnes avec qui échanger et c'est très agréable. D'autant que Janee travaille dans les nouvelles technologies et lui a bien mieux expliqué Instagram que sa fille n'a pu le faire. Cela aide sans doute qu'elles ne soient pas sa mère et n'ai pas passé plus de vingt ans à l'agacer, d'une manière ou d'une autre.

Bea entre dans le petit café, un large sourire aux lèvres et se dirige vers leur table habituelle, faisant un signe à la serveuse. Elle a l'habitude aussi et ne tardera donc pas à lui apporter son thé au jasmin. Janee est déjà là et elle se penche donc vers elle pour l'enlacer brièvement. « Comment vas-tu ma chère? Tu es ravissante ! » Elles sont bien sûr en tenue de sport très décontractée, mais cela n'enlève rien au sourire rayonnant et à l'aura chaleureuse de la community manager. Bea s'installe face à sa jeune amie, lorgnant les pâtisseries du moment affichées sur une ardoise à la table voisine, puis ajoute. « Quoi de neuf? »

On ne peut pas dire que Janee déborde de temps libre. Entre ses trente-cinq heures au bureau et ses cours du soir, il n’est pas rare qu’elle passe la majeure partie de ses périodes de pause à s’écrouler de fatigue, le plus souvent à vingt-et-unes heures devant un film qu’elle aura laissé choisir Samir, pertinemment au courant qu’elle n’en suivrait pas la moitié de toute façon. Parlant de son petit ami, la brune compte d’ailleurs selon elle un peu trop sur sa gentillesse et son soutien. Elle fait donc de son mieux pour coupler ses obligations avec sa vie familiale, gardant en tête qu’elle n’aurait pas le choix que de faire la vaisselle et la cuisine elle-même si elle était seule, et que quitte à dormir devant le film du soir, les corvées partagées restaient le moment de communication le plus important de la journée. Bref, tout cela lui laisse bien peu de temps à consacrer à ses hobbies, mais comme Janee est une jeune femme bien élevée qui a déjà survécu à un master sans rater le moindre examen (ou presque, mais ne le dites pas à sa mère), elle le sait : se vider la tête est important.

La brune ne rate donc jamais une seule séance de yoga, une activité qu’elle a découverte quelques mois plus tôt. Pas tout à fait à côté de chez elle mais plus ou moins sur la route entre les bureaux de Google et son appartement. Elle s’y rend donc directement après le travail, arrive de fait avec près d’une heure d’avance, et de fil en aiguille, Janee avait fini par faire la connaissance de Bea, une autre compagne de yoga toujours en avance, l’âge de sa mère, bien moins agaçante, beaucoup plus chill et de très bonne compagnie s’il en est. Les deux comparses étaient devenues amies de fil en aiguille, et aujourd’hui, le rituel du petit thé/petit gâteau pré-cours de yoga s’était si bien installé que Janee ne le manquerait pour rien au monde.

Il y a donc quelques minutes qu’elle est installée à table, son chaï latte et un muffin déjà posé devant elle bien qu’elle attende Bea pour commencer à le déguster. Elle pianote distraitement sur son portable lorsque son amie passe la porte du café. La brune se relève un peu pour saluer cette dernière dans une brève accolade, le sourire aux lèvres. « Je te retourne le compliment Bea, tu rayonnes ! Je vais bien, et toi ? » Elle se rassied à sa place, se dandine un peu sur sa chaise, puis répond à la question qu’on lui pose : « Oh, tu sais, en ce moment, pas grand-chose. Mes cours me prennent beaucoup de temps, j’ai ce mémoire à rédiger alors que je m’étais promis de ne plus jamais m’infliger ça de toute ma vie, Google ressemble de plus en plus à une secte chelou et Samir est un petit chat, as usual. » Janee hausse les épaules et ponctue son discours d’un rire léger. « Et toi, quoi de nouveau cette semaine ? Comment vont tes enfants, au fait ? » A force de discuter, les deux femmes avaient finalement commencé à évoquer leurs vies respectives, rien d’étonnant donc à ce que Janee prenne des nouvelles de ces enfants qu’elle ne connait qu’au travers des histoires de Beatrice.

Ce qu'elle apprécie chez Janee, c'est que contrairement à d'autres jeunes personnes, elle ne lui parle pas comme si elle avait 100 ans et ne comprenait rien à ce qui s'est passé dans le monde après 1990. Certes, la (jeune !) grand-mère a parfois un peu de mal avec certaines nouvelles technologies et elle ne connaît pas tous les nouveaux mots. Mais elle ne vit pas pour autant sous un rocher et apprécie qu'on lui fasse la conversation normalement, sans parler un peu plus fort ou surarticuler. Evidemment, elle est encore trop pimpante et dynamique pour que ça arrive souvent, mais Bea a bien noté le fossé avec certaines des amies de sa fille, qui ont elles-mêmes des parents plus âgés ou en mauvaise santé et projettent un peu tout cela sur la pourtant fringante Mrs Baker. Elle sourit donc largement à sa nouvelle amie, désignant d'un geste une belle part de tarte aux pommes et commande un thé au jasmin à la serveuse. «Je vais très bien aussi, je réfléchis à venir à un deuxième cours de yoga ou me trouver une autre petite activité, ça me fait vraiment beaucoup de bien. Une amie m'a parlé d'aquagym, mais j'ai peur qu'il n'y ai que des vieilles ! » Elle rit, faisant clairement comprendre qu'elle plaisante. Même si, en son for intérieur, elle n'en pense pas moins.

Un nouveau sourire, tendre, se dessine sur son visage quand Jannee lui parle de son compagnon. Elle ne l'a jamais vu autrement que sur l'écran d'un téléphone, mais elle approuve de ce jeune homme, du moins si tout ce que lui en a dit sa compagne est vrai. «Ce Samir est une perle décidément, tu ne m'en dis jamais un mot de travers. C'est chouette, que ça reste longtemps comme ça surtout. » Un ange passe et dans ce court instant, le parfum de David et la voix de Michael se mélangent, apportant autant de réconfort que de peine à la mère de famille. Changeant de sujet avec un peu plus de légèreté dans la voix, elle reprend. «Tu as bientôt fini ton mémoire? Il faudra fêter ça ! Et je ne comprends toujours pas exactement ce que vous faites à Google et je n'ai pas la patience d'essayer, mais si ça ne te plaît vraiment pas, tu peux changer? Désolée, c'est peut-être indélicat comme question, mais j'ai fait toute ma carrière en restauration, j'en ai vu pas mal des gens qui avaient pas envie d'être là. Et je comprends, il faut manger hein. Mais ça ne peut durer qu'un temps. » Réalisant qu'elle entre dans un territoire plus parental qu'amical, elle hausse les épaules avec un petit rire, avant de conclure «Mais je me même de ce qui me regarde pas, donc ça suffit ! Pour répondre à ta question, pas grand chose de nouveau, les enfants vont bien, Rachel est venue dîner l'autre soir et j'ai apparemment réussi à ne pas mettre les pieds dans le plat. Et mon fils, Jason, vient me rendre visite avec sa femme et sa fille, j'ai hâte ! Je raterai sûrement quelques séances d'ailleurs, je te tiendrais au courant. » Après tout, Jason n'est pas là souvent et elle compte bien profiter de chaque instant.