And so i bought him a drink, and then... - Ezra

Au grand soulagement de Wes, son élan créatif ne s’était pas essoufflé. Son rythme de sommeil, lui, s’en trouvait beaucoup moins satisfait : le musicien avait passé une bonne partie de la nuit éveillé. C’est pourquoi, un lundi à 15h, Wes profitait de la meilleure sieste de sa vie. Plongé dans sa phase de sommeil profond, il entendit au loin le bruit strident de la sonnette. Il fallut à l’invité plusieurs tentatives avant que le brun émerge, enfile une tenue décente, et daigne se présenter à la porte, le tout en grognant de mécontentement. Un coup de chance qu’il n’ait pas encore la trace des draps sur la joue.

C’est donc un Wes aux cheveux en désordre qui ouvrit le battant, vaguement prêt à affronter le livreur Amazon (étrange, il ne se rappelait pas qu’Ann ait commandé quoi que ce soit) ou autre témoin de Jéhovah. Mais l’homme face à lui n’avait ni la tenue d’un livreur, ni l’allure d’un illuminé. Wes fronça les sourcils. Aux dernières nouvelles, il n’attendait personne, à moins qu’Ann lui ait envoyé un message pendant qu’il dormait comme un bébé. C’était trop tard pour vérifier, de toute manière, d’autant plus qu’il n’avait pas son téléphone sur lui. Avec un sourire un peu perplexe, avenant malgré tout, il s’enquit : « Je peux vous aider ? »

Le visage de l’inconnu lui paraissait étrangement familier. Mais Wes n’était pas physionomiste, sans compter qu’il se trouvait encore dans le brouillard, alors de longues secondes passèrent avant qu’il ne tilte. Maintenant, il le remettait. Il l’avait déjà aperçu sur de vieilles photos en scrollant l’insta d’Anneke – oui, bon, qu’on lui jette la première pierre,  tout le monde a déjà stalké les réseaux de son crush, n’est-ce pas ?? « Ezra ? » Surpris, Wes vécut un instant de flottement, avant de se rappeler des règles élémentaires de politesse. À savoir, ne pas laisser son invité dessécher sur le palier en le dévisageant de façon insistante. « Heu, désolé, entre, tu voulais voir Ann ? Elle est pas encore rentrée. Tu veux boire quelque chose ? » Il s’effaça pour lui laisser la place, soudainement très gêné. Pitié qu’Ann rentre rapidement, parce que sinon, lui et son invité surprise risquaient fort de se regarder en chien de faïence pendant des heures.

Ezra n’avait plus fait ce trajet depuis des années. C’est d’ailleurs la boule au ventre qu’il parcoure l’East Village en direction de ce bâtiment qu’il n’avait plus aperçu au coin de cette rue que dans ses souvenirs – et encore, dire qu’il se remémorait régulièrement son ex-copine new yorkaise est un grand mot, il ne pensait plus à elle depuis un moment jusqu’à ce qu’il s’apprête lui-même à traverser l’Atlantique. Après quelques échanges par messagerie privée, Ann lui a proposé de passer boire un café chez elle s’il connaissait toujours l’adresse. A vrai dire, il ne la connait plus – mais il se rappelle de la route, et de la façade de l’immeuble. La perspective de faire un petit tour dans le passé lui plaît étrangement, en tout bien tout honneur évidemment. Il n’a jamais ressenti d’animosité envers Anneke et l’idée de passer une heure ou deux avec une tête connue dans cette ville qui ne l’est finalement pas encore tant est agréable.

Pourtant, lorsqu’il frappe à la porte, c’est avec la nervosité d’un gamin prêt à présenter son premier exposé devant la classe. Et lorsque c’est un grand brun avec l’air ailleurs et absolument aucune idée de qui il est qui lui ouvre la porte, quand bien même le visage de ce grand brun lui soit familier, Ezra se liquéfie. « Oh, euh, salut. Euh, bonjour. » Tête connue, personnage inconnu, Ezra. On ne dit pas salut à un inconnu qui lui n'est pas renseigné sur votre identité. « Je, euh, peut-être que je me suis trompé, pardon, je… » Ezra sait qu’il ne s’est pas trompé. Tout d’abord parce qu’il il a Instagram, comme tout le monde, et il suit autant son ex-copine que le musicien qui se tient devant lui, même s’ils ne se connaissent pas personnellement et ne se sont jamais parlé avant. Wesley Takagi est un artiste avec sa petite notoriété et Ezra appréciait beaucoup son ancien groupe, point. S’il s’en souvient bien, c’était d’ailleurs pour ce dernier que la brune était partie bosser juste avant qu’ils ne mettent fin à leur relation. Bref. Trêve de bavardages, l’instituteur sait qu’il ne s’est pas trompé car il possède des réseaux sociaux, et autant vous dire que louper le fait que Takagi et Ann étaient plus proches que jamais était impossible. Ensuite, il se rappelle vivement du sms de la brune quelques dizaines de minutes auparavant qui précisait bien que Wes serait là. Guess now he knows which Wes she was talking about. Il n’avait simplement pas compris qu’elle ne lui ouvrirait pas la porte.

Prêt à tourner les talons, rentrer chez lui et ne plus jamais contacter Anneke de toute sa vie (la honte, quand même, fuir devant son mec sans oser expliquer la situation), Ezra se ravise lorsque l’homme face à lui prononce son prénom. Il relève les yeux et acquiesce : « Oh, donc je me suis pas trompé, pardon, je savais que je m’étais pas trompé, en fait, je… » Tais-toi, ça vaut mieux. Il hausse les épaules, puis s’enfonce un petit peu plus dans ses explications confuses : « Fin, je sais qui… je m’attendais juste pas à, tu sais… Je croyais qu’elle t’aurait prévenu ? » Et elle l’a forcément prévenu, puisque Wes s’est adressé à lui par son prénom. Aucune chance qu’un mec plus connu que lui ait entendu parler de ce mec qui fait joujou avec les chansons des autres sur youtube. Ni qu’Ann lui ait déjà montré la tête de son ex insignifiant d’il y a cinq ou six ans. « Fin je croyais qu’elle serait là, j’avais pas compris, quand elle m’a dit que tu serais là je pensais qu’elle voulait dire avec elle, enfin, bref, pardon, je peux attendre un peu dehors, je voudrais pas déranger. » Il s’apprête d’ailleurs à faire demi-tour lorsque Wesley s’écarte pour le faire entrer, l’air à peu près aussi gêné que lui. Ezra s’exécute donc, les yeux sur ses pieds, et hoche la tête lorsqu’il lui demande ce qu’il veut boire. « Euh, ben, je veux bien un coca ? (Plutôt un double whisky. Trois pintes de bière. De quoi noyer la gêne et la honte.) S’il te plaît. T’es sûr que ça t’embête pas, hein ? » Quand bien même ça l’embêterait, c’est trop tard. Il est planté là devant lui, à l’intérieur de cet appartement qu’il avait autrefois visité plus souvent qu’à son tour. L’endroit n’a pas beaucoup changé, d’ailleurs, et la situation est plus qu’étrange. Après quelques secondes à scruter ce qu’il aperçoit du logement en se rappelant à quel point il est bizarre de s’incruster dans la vie de son ex copine, Ezra finit par annoncer, l’air grave : « C’est pas, c’est pas chelou, si jamais. » Oh, non. Maintenant obligé de continuer ses explications jusqu’au bout, Ezra tente de rendre la chose moins glauque : « Fin, y’a rien de – putain j’arrive pas à croire que je vais dire ça -, j’ai rien derrière la tête. Avec Ann, je veux dire. Y’a rien de mal, c’est juste que je viens de déménager, elle est la seule personne que je connaisse à New-York, et elle m’a proposé de passer boire un café. C’est tout. » A présent, les joues de l’instituteur ont viré au cramoisi et il n’ose même plus jeter un regard ne serait-ce que dans la direction de Takagi. Et du rouge, la peau d’Ezra passe au blanc malade tandis que la pièce tombe. D’un souffle, il finit par murmurer : « Du coup maintenant je réalise que peut-être tu savais pas et j’espère qu’elle t’a dit qu’on est sortis ensemble y’a mille ans sinon j’ai potentiellement fait une connerie. »

À l’instant où Wes comprit qu’il avait affaire à l’ex de sa copine, il s’en voulut d’être aussi peu présentable. En désespoir de cause, il passa une main dans ses cheveux, pour tenter d’y mettre de l’ordre, tout en faisant en sorte que son geste ait l’air machinal et détaché. Tout un art. Lorsqu’Ezra lui demanda si Ann l’avait tenu au courant, Wes interrompit son élan de coquetterie. Il décida d’opter pour un petit mensonge sans conséquences, histoire d’éviter de mettre sa compagne en porte-à-faux. « Oh, heu, si, elle m'a prévenu, j'ai juste… Zappé. Je suis un peu à l'ouest en ce moment. » Elle l’avait sans doute réellement prévenu, de toute manière – seulement l’information était restée bien au chaud dans son téléphone. Téléphone qui se trouvait dieu sait où dans l’appartement, sûrement coincé entre deux coussins du canapé, ou dans un endroit improbable comme le dessus du frigo. « Mais c'est pas un problème, je faisais rien d'intéressant. » Le musicien prit conscience qu’il était en train de passer pour un glandeur de première. Il se mordit l’intérieur de la joue, avant de se détendre : il n’avait rien à prouver à Ezra. Rien du tout. Wes s'employa à faire taire son ego qui lui hurlait le contraire et adressa un grand sourire au concerné.

Derrière son sourire, la gêne ne s’était pourtant pas dissipée. Ezra savait-il pour Ann et lui avant de mettre les pieds à East Village ? Il semblait tellement confus que Wes en doutait. Quoiqu'il en soit, maintenant, il ne pouvait plus l’ignorer. Le pauvre paraissait si embarrassé qu’il proposa même de patienter à l’extérieur. « Tu plaisantes ? » Impossible de savoir si Ezra était extrêmement poli ou s'il se fichait ouvertement de lui en lui proposant d'attendre dehors, tant l'image de l’homme esseulé poireautant sur le paillasson était absurde. Mais Wes penchait plutôt pour la première option. Du peu qu'il voyait, Ezra semblait pour le moins… Timide. Ce qui le rendit immédiatement sympathique aux yeux du musicien. Il recula d’un pas pour l'inviter à entrer. Ex ou pas, la tête de ce type lui revenait. « Non ça ne m'embête pas, je t'assure, mets-toi bien. » Certes, cette rencontre s’était ouverte sur un intense épisode de gêne, mais comment en vouloir à Ezra ? Il s’attendait à tomber sur une petite brune et voilà qu’il se retrouvait face à un grand dégingandé, il y avait de quoi être perturbé.

Wes disparut une seconde à peine, le temps d’aller chercher une canette de coca, qu’il tendit à Ezra. Celui-ci se lança alors dans des explications alambiquées et à nouveau, un violent sentiment d'embarras s’empara de Wes. Pour abréger ses souffrances, et celles de son invité, il assura : « Hey, that's okay, dude. I'm cool with that. » Il fit un sourire encourageant, avant d’insister, pour être sûr que le message soit passé : « Vraiment. Enfin si t'avais une idée derrière la tête, je vais pas te cacher que ça serait un peu… Contrariant, mais c'est pas le cas, donc tout va bien. » Soudain, Wes songea qu'Ezra connaissait l'appartement d'East Village aussi bien que lui. Il imagina le pull du jeune homme traînant sur le fauteuil du salon, là, à la place de son propre sweat. Mais le musicien prit la sage décision de chasser cette pensée avant de se mettre à imaginer quoi que ce soit de plus intime qu’un pull sur un accoudoir. « Ok, c'est pas vraiment commun comme situation, mais j'ai bien invité ma propre ex à une soirée film avec Ann y a pas si longtemps, alors… » Il rit, évitant soigneusement de préciser comment s’était terminée ladite soirée.

En plus de deux ans de cohabitation, sa petite amie et lui avaient eu le temps d’évoquer leurs relations passées, pas toujours dans les détails, parfois sous forme de plaisanterie. Toujours est-il que le prénom d’Ezra sonnait familier. « J'étais au courant, et même si je l'étais pas, on a tous des ex, je veux dire, ça n'aurait pas été une immense surprise. » Qu’est-ce que ça changeait, qu’il sache ou pas ? Il n’était pas sans savoir qu’Ann avait eu une vie avant lui. Afin de changer de sujet et d’opter pour un registre qui ne mettrait pas son invité mal à l’aise, Wes demanda gentiment : « Tu m'as dit que tu venais de déménager ? »

Le premier contact avec Wes laisse à Ezra un sentiment de confusion intense. Si le musicien semble aussi peu à l’aise que lui, Ezra réussit malgré tout à s’enfoncer dans un ramassis d'explications ridicules, et il manque à plusieurs reprises de s’enterrer six pieds sous terre. Une non surprise cependant, car c'est ce qui arrive à chaque fois qu'il se retrouve à avoir des interactions non préparées à l’avance. Malgré qu’il s’attendait à rencontrer le compagnon d’Anneke aujourd’hui, il n’avait pas anticipé le fait que tout cela se passe sans la principale concernée, la glu entre les trois protagonistes. Bref, Ezra s’enfonce dans ses maladresses et Wesley a le bon goût de se comporter comme une crème, malgré le niveau de challenge certain que lui impose son interlocuteur. Aussi vite, l’instituteur se sent mis à l’aise. Et s’il n’est pas encore tout à fait détendu, il sent bien qu’avec Wes, ça ne sera qu’une question de temps. Aussi, il se prend à sourire doucement et s’excuse : « Well, yeah, yeah, right. I’m sorry, I’m awkward around, like, strangers and shit. And making small talk. I just say stuff and then people think I’m weird, and, see, I’m doing it again. Jeez. » Il lève les yeux au ciel, l’espace d’une seconde. « Mais non, non, y’a pas d’embrouille, évidemment que non. Désolé pour… well, ça. »

Mais très vite, Wes change de sujet. Une tournure bienvenue pour Ezra qui sent bien qu’il aurait pu continuer de s’enfoncer pendant des heures autrement. Il accueille la question en hochant la tête, reconnaissant : « Ah, euh, oui, y’a quelques semaines. » Au début, il ne se contente que de répondre à la question, sans fioriture inutile. Mais au bout de quelques secondes à observer avec contemplation la canette de coca qu’il tient dans les mains, il réalise que pour engager la discussion, il faut aussi donner de la matière à l’autre. Pousser un peu les détails sous peine de paraître bizarre, sans trop en donner non plus, pour les mêmes raisons. Les relations humaines sont un mystère qu’il n’est pas près de résoudre de sitôt aussi, sans relever les yeux, il hoche la tête et se prête à l’exercice : « J’ai eu une opportunité sympa dans le coin, pour, well, pour le taf. Du coup j’ai quitté Londres. Et comme c’est tout ce que je connais, Londres, ben je dois dire que mon cercle de fréquentations est encore un peu restreint ici. » Il garde bien pour lui le reste de l’histoire, les détails concernant Charlotte, sa rupture compliquée, sa relation chaotique et l’impression prégnante qu’elle s’accrochait comme une tique à chaque parcelle de sa peau lorsqu’il était encore à Londres. Cette même sensation qui avait fini de le convaincre de prendre ses cliques et ses claques pour traverser l’Atlantique. Et le soulagement intense depuis qu’il a changé d’air, cette impression d’enfin respirer, d’enfin pouvoir tourner la page. Non, il n’en dit rien : ce parfait inconnu a déjà subi bien trop de détails étranges de sa part pour l’entendre épiloguer sur sa relation toxique pendant dix minutes. Il lui épargne donc, soucieux d’avoir l’air un tant soit peu présentable. « Et comme tu l’as vu, j’ai plutôt tendance à jeter un froid quand je suis entouré d’inconnus, du coup, ouais, me voilà à quémander la pitié de mon ex pour me faire des potes. » Il hausse les épaules et finit par grommeler, en réfléchissant tout haut : « Ça ferait un bon plot pour une comédie débile, tiens. Ou un son. »

Avant de se laisser aller à la rêverie (il se pourrait qu’il ait déjà quelques notes qui se chevauchent dans son esprit, quelques vers qui s’alignent également), Ezra reporte son attention sur le grand brun face à lui. Et puisqu’à priori, lorsqu’on veut être un humain respectable, on s’assure de connaître l’identité de la personne qui nous a offert une canette de coca après nous avoir ouvert la porte de son domicile…  « You’re Wes, right ? », demande-t-il plus par politesse que véritable curiosité, résistant à l’envie de se justifier à nouveau (she told me, and I saw a couple pictures on instagram, also I do know who you are anyway you’re that guy from Spleen Code, I used to like you guys non, vraiment, pas la peine). Face à Wesley Takagi, le mec un peu connu qui semble-t-il, non seulement se tape mais vit avec son ex, Ezra n’a simplement pas envie de passer pour un stalker. Ni pour un fan un peu teuteu. Bref, rien qui ne le présente pas comme un mec tout à fait normal et équilibré, pour une fois dans sa vie. Véritable désir de rapprochement amical ou simple fierté mal placée, cependant, at this point, ce n'est pas franchement clair pour Ezra qui préférerait sans équivoque la première option pour son bien-être mental. Et sa conscience.

Une fois la surprise passée (celle de tomber nez à nez avec l’ex de sa copine, au demeurant fort agréable à regarder, ce qui ne l’arrangeait pas : il aurait nettement préféré se retrouver face à un laideron), Wes retrouva son flegme habituel. Son propre coca dans les mains, il s’installa à sa place préférée dans le canapé et posa ses coudes sur ses genoux, dévisageant son invité. Conscient que la situation n’avait rien d’évident pour ce dernier, Wes redoubla d’efforts pour le mettre à l’aise et l’invita d’un geste à l’imiter, c’est-à-dire à s’affaler à son tour dans un fauteuil. Soudain, le brun réalisa qu’Ezra connaissait les lieux depuis plus longtemps que lui et qu’attendre l’autorisation de s’asseoir comme s’il était un étranger devait lui faire un drôle d’effet. Pour compenser, il lui servit son sourire le plus chaleureux : « Oh it's okay. You’re not weird, you’re funny. Well, no, I don't want to make fun of you, that's not what I meant, what I meant is that you seem to be a cool dude. » Sa propre maladresse lui arracha d’abord une moue, puis il se mit à ricaner : « See ? I’m weird too. »

Wes jouait très bien le rôle du mec décontracté. Parfois, son amabilité était parfaitement hypocrite – lorsqu’il devait faire la conversation à des gens qu’il n’appréciait pas, par exemple. Mais souvent, comme aujourd’hui avec Ezra, il était purement sincère, heureux de découvrir un nouvel individu et curieux de ce que celui-ci avait à raconter. C’est donc franchement investi qu’il commenta le récit du jeune homme : « Hum, New York n'est pas la ville la plus chaleureuse qui soit. Comparée à Londres, en tout cas. On s'y fait, hein, mais au début, je suppose que c’est un peu comme passer d’une piscine à l’océan Pacifique. » Il fronça un sourcil, pas certain de l’image aquatique qu’il venait d’utiliser, avant d’éclater de rire : « And now you know something very important about me : I'm not very good at metaphors. »

Saisit d’un élan de compassion pour Ezra, le brun se mit en tête de l’épauler dans sa quête sociale. En supposant, bien sûr, que le londonien accepte l’aide du nouveau mec de son ex. « Si tu veux mon avis, la première chose à faire, c'est de nous accompagner à l'Overkill. C'est le bar de la pote d’Ann, Eryn – do you know Eryn ? – et accessoirement l'endroit le plus cool de NYC, enfin selon moi. » Il s’interrompit une seconde. Il oubliait parfois que tout le monde n’avait pas la même passion que lui, et qu’entraîner un néophyte à un concert de l’Overkill n’était pas forcément la meilleure idée du monde. Après tout, il ignorait quels étaient les goûts musicaux d’Ezra – avoir fréquenté Anneke ne signifiait pas automatiquement aimer Slayer. « Je t’avoue qu’il vaut mieux que tu sois, well, into metal and stuff, sinon tu risques de penser que c’est juste un bar de freaks. » Soudain, il tiqua. Un son ? Le regard de Wes s'illumina : « You're a musician ? » La supposition était plausible, après tout Ann gravitait dans un monde de musique, ça l'aurait étonné qu'Ezra n'ait pas au moins un pied dans cet univers-là. Particulièrement content de leur avoir potentiellement trouvé un point commun – et quel point commun – il s’enthousiasma : « C’est ça ton métier ? Celui qui t’a poussé à t’installer ici ? » Wes se redressa sur son fauteuil, avec le regard d’un gamin qui vient de trouver un compagnon de jeu.

Sa question suivante, pourtant polie et innocente, prit le musicien au dépourvu. « Oh, ouais, Wes, c'est ça. Désolé, je me suis même pas présenté, c'est ce que font les gens normaux en premier, théoriquement. » Subitement, alors qu’il n’avait ressenti qu'un embarras minime jusqu’ici, Wes céda à la panique. Oh, non, t’aurais dû y penser, évidemment qu’il ne te connaît pas, pour qui tu t’es pris, t’étais juste un bassiste dans un groupe de seconde zone comme il y en a des dizaines en festival. Merde, maintenant il va croire que t’as le melon et que t’es vexé. Tressaillant, il tenta de masquer son trouble en triturant la languette de sa canette, émettant ainsi de petits claquements métalliques désagréables dans le silence de l’appart.

La situation était pour le moins inhabituelle. Et Ezra ne fonctionnait pas très bien lorsqu’il ne maîtrisait pas les subtilités d’une situation, surtout lorsque rien ne se passait comme il était normalement prévu que les choses se passent. Wes cependant, une fois accoutumé à l’énergumène, sembla prendre le tout à la rigolade. Mieux encore, il eut le don de mettre le brun à l’aise en quelques mots à peine, et lorsque ce dernier prit place dans l’un des fauteuils de l’appartement après y avoir été invité, son sourire n’avait rien de forcé. Il joua même le jeu du small talk en étant à peine à côté de la plaque. D’ailleurs, il rit doucement à la boutade de Wesley : « Je vais te dire un truc, j’ai jamais compris l’art de la métaphore non plus. On est dans le même bateau. » Ezra était même plutôt du genre premier degré, comme jeune homme. Lorsqu’il souhaitait dire quelque chose, il le disait, pas toujours délicatement certes, mais sans passer par vingt comparaisons maladroites et à moitié exactes. « Mais pour revenir à Londres, vraiment, c’est pas si incroyable quand t’es pas là pour faire du tourisme. Mais je vois ce que tu veux dire. », il conclut, et Ezra continua son récit comme si de rien n’était, un peu plus à l’aise à chaque seconde qui passaient.

Do you know Eryn ? Ezra commença par secouer la tête – Eryn n’était pas un nom familier, probablement qu’Ann ne la connaissait pas à l’époque où ils étaient ensemble, à voir, mais il s’en serait souvenu. L’Overkill, cependant, lui parlait. Il connaissait l’établissement de réputation, toujours par réseaux sociaux interposés, évidemment. Il n’eut pas le temps de formuler une réponse cependant que le visage de Wes s’illumina, et Ezra comprit qu’il venait de réaliser qu’ils avaient un point commun – un autre, visiblement, mais quelque chose d’un peu plus concret qu’une simple propension à parler parfois avant de réfléchir. « Yeah, actually, yeah. », il acquiesça, un rictus déjà dessiné sur le visage. Il n’y avait rien que le brun aimait plus que parler de sa passion pour la musique, et il n’y avait aucun doute que Takagi constituait l’une des meilleures compagnies possibles pour ce faire. Il précisa cependant, soucieux du détail qu’il était : « Enfin, non, en fait je suis instit, c’est mon vrai job. C’est super cool, super gratifiant, j’adore. Puis je fais de la musique sur le côté et ouais, pour te répondre c’est pour ça que je suis venu là. » Impossible de ne pas remarquer la lueur passionnée dans son regard, quand bien même il évitait soigneusement de croiser celui de son interlocuteur – pour dire vrai, il l’intimidait encore un peu. Pourtant, il ne put s’empêcher de temporiser : « It’s nothing prodigious, though, I don’t write my own stuff or anything, I’m not talented enough for that. But I do metal covers of mainstream songs, mostly pop and rock shit, and I upload them on YouTube. » Ce qui, déjà, témoignait d’un certain talent dans la maîtrise de plusieurs instruments, mais nous ne reviendrons pas sur le syndrome de l’imposteur d’Ezra, qui semblait véritablement fasciné par la canette de coca qu’il triturait entre ses doigts. « And I’m starting to grow big now, I have a couple million subscribers so I figured, yeah, New York could be the next step for me. » Et c’était le meilleur moyen d’arrêter de penser à mon ex toutes les deux secondes, il le pensa très fort mais s’abstint de l’ajouter.

Et pour détourner l’attention de sa propre vie (un sujet certes inépuisable mais qui faisait toujours grandir en lui cette espèce de boule d’anxiété qui ne le quittait jamais vraiment, et l’impression constante d’être trop loquace sur des détails qui n’intéressaient personne d’autre que lui), il s’intéressa à Wes. De façon un peu maladroite, il lui demanda confirmation de son identité, ce qui eut le mérite certes de rapporter son regard vers le musicien, mais surtout d’amplifier un malaise qui pourtant était en bonne voie de s’estomper. Ezra remarqua tout de suite la fuite du brun, dans des stratégies qu’il utilisait lui-même – pas plus tard que quelques secondes auparavant, déjà. Alors, il faisait face à un autre spécimen d’overthinker anxieux. Rien de surprenant, lorsqu’on connaissait un peu leur amie commune. Aussi, pour détendre l’atmosphère, il s’empressa d’avouer : « Hey, t’inquiète pas, je vais pas te mentir j’ai demandé pour la forme. You know, the whole weirdo thing – I had to ask so you didn’t think I was some creepy stalker. I mean, I know how odd and overwhelming it can feel to cross paths with complete strangers who seem to know so much. » Et c’était précisément la raison pour laquelle il détestait se rendre en convention. Dans la vie de tous les jours, il était encore capable de sortir de chez lui sans être incommodé. Il n’était pas tout à fait une superstar, et cela lui convenait très bien. Mais Ezra se sentait rapidement dépassé en contexte de rencontres. Pour être clairs : il était extrêmement reconnaissant à toutes ces personnes de se déplacer spécialement pour lui, il n’était pas ingrat et ne réalisait pas toujours l’ampleur de son travail. Mais serrer des centaines de mains et prétendre être doué en société pendant une à deux journées intenses le drainaient, littéralement. Alors, il adressa un sourire à Wes, ponctué d’un haussement d’épaule faiblard, et continua son explication. « But, ehm, yeah, you’re not exactly a stranger to me. Your face and work, that is. And, to be honest, Ann’s mentioned you quite a few times when we talked. » Il ajouta cette dernière phrase après une courte pause, lorsqu’il réalisa qu’il aurait mieux fait de s’arrêter à la première partie de son discours. Un peu d’humanité dans toutes ces révélations très centrées sur l’image publique du musicien – tout ce qu’Ezra avait tenté d’éviter en échouant ostensiblement. Dans une tentative d’humour qui ressortit surtout telle qu’elle était vraiment (à savoir : une bonne grosse dose d’autodépréciation sous couvert d’un humour douteux, un classique), il conclut alors : « Fin bref, j’aurais pu ne rien demander. Vraiment, je suis une catastrophe quand je suis nerveux, faut pas hésiter à me jeter dehors si c’est trop gênant. Sinon, en général quand on me file une guitare ça me fait taire, ça peut être une solution, tu m’enfermes avec une guitare pendant quelques heures, works wonders. »