Este est heureux. Pas que la chose soit fondamentalement étrange, après tout le garçon a toutes les raisons de l’être, mais au vu des dernières semaines, sa bonne humeur contraste avec les bouderies auxquelles il a habitué ses parents. Plus étonnant encore, pas de cris ou de conversations échauffées en espagnol, voire même un semblant de complicité avec Alejandro qu'Este aide présentement à cuisiner. Nate aurait toutes les raisons du monde de s'en surprendre. L'étudiant fait même quelques efforts avec son cousin ! Un rapide coup d'oeil à ses textos expliquerait sans aucun doute la situation, mais pour l'heure Este semble surtout bien secret. Le fils Gardner est amoureux. A la manière dont le sont les adolescents, mais sans aucune envie que sa famille le sache cela dit.

- Salut papa, tu as passé une bonne journée ? On fait des nachos !

Este embrasse sa joue à la mexicaine et se remet au guacamole qu'il prépare pour agrémenter l'apéritif. Alejandro embrasse quant à lui les lèvres de Nate, visiblement ravi de partager un moment avec son fils. Cela n'arrive pas souvent, surtout pas en ce moment.

Nate est parti tôt du bureau, pour une fois. Juste assez tôt pour rentrer avant que le dîner ne soit prêt. Et une fois n'est pas coutume, il semble que les deux hommes de sa vie s'y soient mis, ensemble. Nate est assez surpris par le tableau - d'habitude, Alej et Esteban passent plus de temps à se hurler dessus qu'à faire des choses ensemble, si l'on est tout à fait honnête, mals il faut croire que de bonnes résolutions ont été prises. Nate soupçonne son fils d'avoir rencontré quelqu'un, la bonne humeur dont il fait preuve ne semblant pas étrangère à une amourette possible, mais il respecte l'intimité d'Este et se refuse à le forcer à parler.

- Bonsoir mes amours.

Il embrasse la tempe d'Este, puis les lèvres d'Alej, abandonne son manteau sur le porte-manteau, dénoue sa cravate et retire sa veste pour se mettre à l'aise.

- Ca sent terriblement bon. J'ai passé une bonne journée, et vous ?

Nate a l’air heureux de voir les deux dialoguer. Este lui même n’y fait pas attention, se comporte naturellement, simplement mué par une bonne humeur communicative qui semble se prolonger depuis plusieurs jours. Et puisque son père lui a proposé de l’aider, il n’a pas rechigné, s’affairant avec les avocats et la coriandre en racontant sa journée sur le ton de la conversation. Bien évidemment, il a omis les détails les plus compromettants. Esteban n’a aucune intention de parler d’Oscar à qui que ce soit et inutile de dire que ses parents seraient alors les derniers à profiter d’une telle information. Cela n'empêche pas de rayonner, ce qui éclaire beaucoup trop bien son visage, bien plus que les moues boudeuses qui sont les siennes depuis quelques mois.

- Super journée pour ma part ! Je suis allé voir une expo super chouette!

Este profite du baiser de ses parents pour envoyer un petit smiley cactus à Oscar. Signe de reconnaissance, c'est ainsi que le bouclé signe ses messages. Oscar est un homme à smilies, les échanges sont donc très colorés et à double sens. Alejandro caresse le bras de Nate et lui propose de goûter sa salsa verde.

- On a des plans pour ce week-end ?

Este aimerait bien savoir, comment planifier ses soirées potentielles avec Oscar, dont les petites soirées câlines lui ont donné l'envie de les multiplier récemment. Romantique Esteban ? Peut-être un peu trop.

Il est toujours surprenant de voir Esteban s'affairer avec son père. Les deux ne s'entendent pas vraiment, en temps normal. Toujours dans l'affrontement et la contradiction ; sans doute parce qu'Alej veut dispenser à son fils une éducation un peu trop rigide pour le jeune garçon dont la corde dramatique est assez bien aiguisée. Nate se réconforte en se disant cependant que cette mésentente est superficielle ; en réalité, les deux se ressemblent bien plus qu'ils ne veulent seulement l'admettre. Ce soir en est d'ailleurs la preuve, alors qu'ils s'affairent tous les deux, dans un mouvement presque mimétique. Nate goute la sauce offerte par son mari et offre un sourire à son fils.

- Super, c'était quoi comme expo ?

Nate ébouriffe un peu les cheveux d'Este, tendre, fier que son fils se cultive comme ça par simple goût de l'art.

- Rien de spécial, moi j'ai surtout envie de me reposer. Ta tante a envie de nous envahir pour un déjeuner, aussi...

Nate offre un sourire désolé à Alej et embrasse sa joue.

- Et toi, tu as des plans ?

Esteban sort un petit flyer de son sac pour montrer à son père. Le gamin est vraiment intéressé par tout ce qui touche à l'art, et on ne peut pas manquer l'enthousiasme qui anime son regard alors qu'il montre les œuvres qu'il a eu l'occasion d'admirer en compagnie d'Oscar.

- Elle se finit la semaine prochaine, si tu veux y emmener dad et me laisser la maison pour organiser une énorme fête, je ne dis pas non. Tu pourrais réserver un hôtel sympa et déposer Lily chez mamie.

Il lui offre un sourire radieux, même si en vérité il aurait besoin d'un week-end entier, ne serait-ce que pour ranger tout le bordel qu'il est capable de mettre en une soirée s'il invite ses amis. Este n'est pas certain qu'il serait capable de remettre la maison en état selon les standards de ses parents cela dit. Il s'y est risqué une fois, et ce n'était pas du goût de Nate & Alejandro.

- On ne peut pas te faire confiance avec la maison, Esteban. L'assurance est bonne mais pas à ce point là.

Alejandro réplique du tac au tac, mais avec un sourire qui laisse entendre qu'il plaisante même s'il pense indéniablement ce qu'il vient de dire. Et puisque Esteban est de bonne humeur, il n'offre pas sa moue boudeuse habituelle.

- On a besoin d'une meilleure assurance alors !

Nate attrape le prospectus des mains de son fils pour y jeter un oeil et glisse sa main sur l'épaule d'Alejandro.

- Il se pourrait qu'on y réfléchisse. J'ai bien envie de me faire un week-end spa.

Il sourit un peu et embrasse la nuque d'Alej qu'il compte bien tenter de convaincre quand ils seront dans un cadre plus intime, cela dit. Il attrape un verre et une bouteille d'eau dans le frigidaire, ne pouvant s'empêcher de se demander à quoi est liée toute cette bonne humeur qui règne soudainement dans cette maison qui est si souvent le théâtre de cris et de disputes pourtant.

- Cela dit, si tu espères que tu vas échapper à un anniversaire familial en bonne et due forme, tu te trompes. J'ai tes deux grand-mères sur le dos qui me demandent quand est-ce que l'on fait un grand déjeuner dominical pour fêter tous ensemble ton âge légal pour boire.

Intense, c'est le mot.

- Je proposerai bien de réunir tout le monde, mais comme chaque personne de cette maison doit en réchapper vivante, j'imagine que ce n'est pas une bonne idée.

Et ils ont l'habitude, avec les années, de toute façon. Sans mentionner le fait que Theo sera aux abonnés absents et que son fils sera tout seul au milieu de toute la famille, sans doute.

Este ricane un peu dans le dos de ses pères à la perspective de ce week-end Spa et détente qui motive si facilement Nathaniel. Il s’agit là de l’activité d’adultes par excellence. Un week-end qui leur ferait donc le plus grand bien selon lui. Il faut dire que ses parents ne s’arrêtent jamais. Bon samaritains par nature, Nate et Alejandro passent plus de temps à s’occuper des autres qu’il n’en passent à s’occuper d’eux-même. C’est quelque chose qu’il admire chez eux Esteban, même s’il passe son temps à crier sur tous les toits qu’Alejandro préfère accorder son temps à des inconnus plutôt qu’à son fils en manque évident d’attention. Toujours est-il en tout cas, que ça leur ferait du bien à tous les deux.

- Super idée, tu te plains toujours d’avoir mal au dos! Tu pourrais te faire masser, dad a pas l’air capable de t’aider avec ça !

Et lui pourrait profiter de la maison sans présence paternelle, ce qui serait appréciable on ne va pas se mentir là dessus.

- Je suis professeur de langues, pas kinésithérapeute ou ostéopathe, c’est d’un professionnel dont il a besoin ton père...

Alejandro taquine son mari et embrasse sa tempe avec affection, passant sa main dans son dos qui a la vie si dure dernièrement. Este quant à lui s’autorise un rire lui aussi tout en continuant d’assaisonner son guacamole.

Quand le sujet de sa fête d’anniversaire est abordé, Este offre cette fois-ci un large sourire. Le brun aime que l’attention soit portée sur lui. C’est plus fort que lui .

- Ils m’aiment tous suffisamment pour se tenir tranquille ! C’est papa qu’ils aiment pas!

Este taquine Alej au passage, à quoi sert d’avoir deux parents s’il ne peut pas les embêter à tour de rôle.

- Que toute la partie mexicaine de cette famille cesse immédiatement de se moquer de mes problèmes de dos, je vous signale que mon ostéopathe est très clair sur le fait que ce n'est aucunement lié à mon âge mais simplement à mon stress, et que vous ne m'aidez pas à être détendu quand vous vous liguez comme ça.

Nate accompagne sa phrase d'un rire léger qui contraste totalement avec ce qu'il est en train d'affirmer. Vieillir est une chose qui l'angoisse légèrement.

- Cela dit, je pense qu'un massage dans un spa ne pourra pas me faire de mal, et à toi non plus d'ailleurs, parce qu'on parle de moi mais il doit y avoir quelques noeuds ici aussi.

Il accompagne la parole d'un geste tendre en massant rapidement les épaules d'Alej et offre un clin d'oeil à son fils.

- Va pour la maison que nous allons laisser à ta disposition jusqu'à dimanche. Par contre, elle sera nickel quand on va rentrer, sinon ça pourrait anéantir tous les effets bénéfiques de notre week-end de relaxation. Et la cave à vin sera intacte, aussi.

Il penche un peu la tête et s'autoriser un rire légèrement étouffé à la phrase provocatrice de son fils.

- Ta grand-mère adore ton père, arrête un peu. Depuis qu'il lui a présenté son premier petit-fils, il est dans les petits papiers, elle arrive même à l'appeler par son prénom.

Alejandro sourit affectueusement et vient embrasser la tempe de son mari tout en lui caressant doucement le dos pour en rajouter une couche. Este quant à lui ricane en voyant son père s'offusquer. Il aime ces moments de famille, même si ça implique parfois de rire aux dépens de ses parents en se liguant avec l'un ou l'autre selon l'humeur du jour. Ce n'est jamais bien méchant et les taquineries rendent l'ambiance moins morose qu'elle ne l'était il y a quelque semaines. Avoir un peu de complicité avec Alejandro, c'est quelque chose qui n'arrive pas si souvent pour Esteban et il doit bien avouer qu'il fait tout pour en profiter, à la recherche d'un peu d'affection, de reconnaissance.

- Vous avez tous les deux besoin d'un massage oui, et moi de la maison, donc on peut s'arranger.

Simple deal. Quant à la cave à vin, Este affiche une moue embarrassée. Il ne peut pas réellement s'expliquer là dessus. Il ne compte pas parler d'Oscar tout court, à qui que ce soit d'ailleurs. Pas une base très saine pour une relation, mais Esteban n'en est pas là. Psychologiquement, il veut simplement profiter du bien que ça lui apporte en oubliant un peu les signes qui pourraient déjà l'alerter qu'il va se manger le mur.

- J'éviterai de vomir sur le tapis en prenant ma première cuite officielle, promis.

Nate acquiesce lentement et se dirige vers le comptoir pour se servir un verre de vin tandis que la conversation file. Il a confiance en son fils, et surtout il n'a pas envie de reproduire les erreurs d'éducation commises par ses propres parents, trop sévères, trop restrictifs, ne lui proposant que rarement de recevoir ses amis, surtout pas quand il avait l'âge d'Este et qu'il était établi qu'il était homosexuel. Nate avale une gorgée de la boisson, son pécher mignon pas si secret, et acquiesce.

- Et tu dormiras ici, pas question que tu reprennes les transports ou la voiture après avoir pris ta première cuite officielle.

Nate lui offre un sourire radieux et tapote un peu son épaule.

- Les cours se passent bien, sinon ? Tes camarades de classe sont sympathiques ?

Nate attrape une tomate à nouveau et porte son attention sur son fils, dont l'équilibre psychologique a toujours été un souci conséquent. Nate n'oublie pas ce qu'il s'est passé, la peur qu'il a ressentie et tout le reste. Le bonheur d'Esteban est infiniment important à ses yeux.

- Oui papa

Este répond avec une voix de jeune garçon modèle.

- Enfin le but de faire ça à la maison, c'est de ne pas avoir besoin de prendre les transports justement.

Le jeune homme se marre, parce que son père est parfois un peu à côté de la plaque. C'est adorable, mais source de pas mal de moqueries de la part d'Este, qui saute sur toutes les occasions possibles pour le taquiner. La bonne humeur aidant, il sautille donc en direction du plat de Nachos dont il vole un morceau de Tostada sans demander son reste sous le regard courroucé de celui qui tente misérablement de le remplir. Alejandro lui tape alors sur la main, mais Este hausse une épaule, désinvolte et heureux. Rien ne semble l'atteindre aujourd'hui, il est sur son petit nuage.

Lorsque le sujet des cours vient sur le tapis, Este soupire. Ce n'est pas forcément son sujet préféré. 1) parce qu'il galère, 2) parce qu'un type le fait chier à l'université. Et s'il pensait être débarrassé de tout ça à la fac, il faut croire que l'âge mental des étudiants de droit est en dessous de la moyenne.

- C'est galère, et un type me fait chier parce qu'il se croit dans Suits, mais ça va.

Este insiste sur ces derniers mots. Il sait que ses parents s'inquiètent facilement au sujet du harcèlement scolaire. Le passif d'Esteban est suffisamment lourd pour ça alors il fait en sorte de bien préciser que cela n'affecte pas son moral. Comme quoi, certaines choses peuvent changer avec le temps.

- Je préfère quand même préciser, tu m'excuseras.

Nate lève les yeux au ciel et s'approche du plat d'Alej qui tente minutieusement de le remplir pour en piquer un peu, offrant un regard d'excuse à son mari. Il a faim, il n'y peut rien, c'était une longue et dure journée après tout. Il soupire et se tourne vers Esteban pour entendre sa réponse qui le réjouit bien moins que ce qu'il aurait cru.

Nate sent son coeur qui s'affole quelque peu. Une angoisse légitime mais qui aurait dû s'apaiser un peu les années passant ; pourtant, elle est toujours là, logée au fond de sa cage thoracique, comme une vieille copine qui ne s'en va pas. Il s'inquiète souvent pour Este. Dès que son fils a l'air d'être moins en forme que d'habitude, dès qu'il semble distant, triste, froid, renfermé. La faute de cette tentative de suicide qui bien failli leur coûter beaucoup de bonheur à tous.

- Quoi ?

Il s'est lancé, un peu brusquement, et prend une inspiration pour garder son calme et rester maître du flux d'émotions qui menace de l'envahir s'il ne fait pas un effort pour se tenir.

- Encore, même à la fac ? Je croyais que vous étiez des adultes, maintenant. C'est inadmissible, ça mériterait un courrier au Doyen. Non ?

- Précise, précise, dad

Esteban ricane en jetant un nouveau coup d'oeil à son téléphone. Petit smiley de la part d'Oscarito, il rayonne comme un petit soleil. Alejandro de son côté se rend compte qu'il a beau ajouter de la matière à son plat, son apéritif se réduit à vue d’œil. Les deux Gardners se sont jetés dessus avant même qu'il n'ait fini de dresser l'assiette.

- Vous avez pas l'impression de manger tout ce que j'essaye de remplir non ? Quand je vais amener le plat sur la table, il fera pâle figure si vous continuez comme ça les Gardners là.

Le ton est faussement accusateur, il a l'habitude Alejandro. Quand les deux Gardners ont faim, il faut se dépêcher de servir ou tout disparaît avant d'atteindre la table. Il leur offre un regard affectueux cela dit auquel Esteban répond par un large sourire bien vite effacé par la conversation qui suit.

Esteban n'a pas envie d'inquiéter ses parents, encore moins qu'ils s'en mêlent. Il est grand maintenant, et ce n'est pas en envoyant ses parents qu'on règle ses problèmes avec des types comme James. Ce qu'il doit faire, c'est montrer que ça ne l'atteint pas. Ce n'est pas encore tout à fait vrai, mais il y travaille.

- Non, c'est rien, je gère très bien. Il faut que je l'ignore. S'il veut jouer les futurs avocats requins, qu'il s'amuse, il déchantera bien quand il verra la tonne de travail qui l'attendra en stage. Je m'en fiche. Pas la peine d'en faire toute une histoire.

- Excuse-moi, mon amour, mais ça a l'air tellement bon et j'ai tellement faim.

Il embrasse la joue d'Alej et caresse son épaule tendrement, levant les mains en signe de paix pour indiquer qu'il ne piquera rien d'autre. Il offre un sourire aux hommes de sa vie, heureux de cette soirée qui réunit les membres de sa famille dans une ambiance tendre et légère.

Esteban le rassure un peu, et il acquiesce. Il n'interviendra pas si son fils ne le souhaite pas ; après tout, il est à la fac maintenant et les évènements du passés doivent être oubliés pour ne laisser place qu'à l'instant présent. Il est difficile de ne pas s'inquiéter pour Esteban qui dit toujours qu'il va bien mais dont le passif a montré que ce n'était pas toujours le cas pour autant. Son fils est assez doué pour dissimuler ses vraies émotions, comme tous les membres de cette famille.

- D'accord. Mais promets-moi que tu nous préviendras si les choses vont trop loin, entendu ? Il n'y a aucune raison pour que ce James te harcèle en toute impunité. Les gens devraient vraiment apprendre à grandir - surtout ceux qui veulent devenir avocats. C'est pathétique.

- Ça va dad, chill !

Le gosse offre un câlin à son père pour le rassurer, il n’a pas envie de s’attarder sur ses problèmes de fac. Tout va bien, les choses sont différentes aujourd’hui et il n’y a pas de raison pour que ça change maintenant. Des gens qui ne l’aiment pas, il y en aura toujours, et Este a appris avec le temps qu’il se faisait plus de mal en s’en formalisant qu’en balayant tout ça d’un haussement d’épaule. Alors il sourit, principalement parce qu’il est heureux avec Oscar et que l’amour dans la petite bouclée est le remède à tous les maux du monde. En réalité tout cela l’atteint plus qu’il ne veut bien l’admettre, mais c’est un travail qu’il doit faire sur lui même et comme le lui a bien rappelé son psy, cela prend du temps. Son père le dit bien lui-même, ces gens sont pathétiques, et ils seront confrontés tôt ou tard à la réalité du métier qui retient son père de longues heures au travail.

- On peut changer de sujet ? J’en ai marre de parler de lui.

Alejandro lui jette un regard curieux puis termine la sauce qu’il pose à côté des tostadas empilées sur l’assiette qui ne cesse d’être accaparée par Esteban et Nate. Le mexicain n’ose pas vraiment dire quelque chose sur le sujet. Il ne sait jamais comment conseiller son fils et cette période de la vie d’Esteban lui rappelle un peu trop facilement qu’il n’a pas su gérer la chose comme il l’aurait fallu à l’époque. Le temps a prouvé que Nate était bien meilleur avec ces choses là, et Alejandro ne sait pas toujours comment témoigner son soutien autrement qu’en allant menacer les harceleurs directement. Ce qu’il fait très bien, mais qui n’aide en aucun cas un jeune adulte de vingt et un ans.

Nate enlace son fils et embrasse ta tempe avec tendresse, caressant doucement son dos au passage. Il n'arrêtera jamais d'être inquiet pour ses enfants, il l'a compris dès qu'il les a eus. Et puis, pour en avoir beaucoup discuté avec sa mère, il s'est confirmé que cette angoisse ne le quitterait plus jamais. Elle est décuplée pour Esteban, cette angoisse, évidemment, parce que son fils s'est déjà senti suffisamment mal pour tenter de s'en prendre à sa propre vie, ce que Nate n'oubliera jamais. C'est un des rares moments de sa vie où il s'est senti aussi mal, et il espère de tout coeur qu'une situation aussi horrible ne se présentera plus jamais à leur famille.

- Pardon, pardon. Je suis ton père et je vieillis, c'est normal que je sois un vieil inquiet.

Il ricane et pousse gentiment son fils avant de lui ébouriffer les cheveux.

- On peut changer de sujet, bien sûr. Tu as une petite-amie ?

Un sourire narquois accompagne cette question ; Nate sait très bien que ce n'est pas vers ce sujet là qu'Esteban voulait orienter la conversation, ce n'en n'est que plus drôle, d'ailleurs.

Nate s’excuse et Esteban sourit affectueusement. Il comprend que ses parents s’inquiètent, après tout ils ne les a pas épargné dans le passé et il se sent toujours coupable de leur avoir causé tant de peine. Eux qui l’ont recueilli et lui ont offert une vie parfaite (ce que les autres ne manquent pas de lui rappeler d’ailleurs), ne méritent pas de se faire plus de soucis encore à cause de lui. Alors il change de sujet, loin de se douter que celui qui vient est bien pire encore que le précédent.

Gêné, il hausse les épaules quand Nate le questionne sur sa prétendue petite amie. Esteban n’a pas de petite amie, et il ne ment pas vraiment en secouant la tête vivement. D’ailleurs il ne sait pas vraiment ce qu’ils sont lui et Oscar. Ils se fréquentent, mais ils n’ont jamais vraiment mis de mot sur la situation.

- Je n’ai pas de petite amie. Je suis toujours sur mon téléphone ça ne devrait pas te surprendre !

Este essaye de s’en sortir en plaisantant sur ce que Nate interprète comme un signe, sur un malentendu peut être qu’il évitera de poser plus de questions. Il faut y croire.

Nate n'a pas vu ses enfants grandir, et surtout pas Esteban. Il se souvient comme si c'était hier de la galère des premiers temps, de ses allers-retours entre Yale et New-York, du visage rougis par les larmes de ce petit garçon perdu et délaissé auquel ils ont tant bien que mal essayé de donner un foyer. Il était persuadé de s'en être plutôt bien sortir, malgré les phases de crise difficiles rencontrées avec Alej ; et puis il y a eu la tentative de suicide, vite écartée mais quand même, qui a laissé dans son coeur une impression d'inquiétude permanente, l'idée que son fils serait bien plus fragile qu'il ne semble l'être, et que si un jour les choses venaient à ne plus aller, il pourrait aisément réessayer de mettre fin à ses jours. Il en a parlé avec des parents, avec des psychologues, avec des médecins ; tous l'ont rassuré. Mais Nate ne peut pas s'empêcher de s'inquiéter pour son fils. Plus encore que pour Lily, qui n'est qu'une petite fille douce et sure d'elle pour l'instant.

- Ca ne me surprend pas, je me demandais juste si tu nous la présenterais, si tu en avais une bien entendu. Ou un, évidemment.

Il hausse une épaule et avale une gorgée de vin, jetant un oeil suspicieux au téléphone d'Este qui, bien qu'il affirme le contraire, lui semble particulièrement animé ce soir.

Esteban est embarrassé, et ça se voit. Ce n'est pas comme s'il était doué pour cacher ses émotions, en particulier avec son père qui le connaît par cœur. Seulement, même s'il est très proche de son père adoptif, il est hors de question qu'il aborde le sujet d'Oscar avec lui, de manière déguisée ou non. Peu pudique d'ordinaire sur ce genre de choses, il n'en reste pas moins conscient du caractère un poil répréhensible de cette relation avec un homme beaucoup plus âgé. L'assumer totalement en public, n'est pas la même chose que l'assumer auprès de ses parents trop protecteurs. Loin d'être un grand fan de confrontation de manière générale, il n'a pas de mal à imaginer le malaise que pourrait créer une telle révélation, ni même la fureur d'Alejandro et Nate s'ils venaient à apprendre une telle chose. Leurs réactions seraient probablement très différentes, mais toutes aussi effrayantes.

- Bien sur que je vous la présenterai, mais je n'ai pas de petite amie, ou de petit ami.

Mensonge éhonté, qu'il sait peu convainquant, cette conversation le lance sur une pente savonneuse de laquelle il est maintenant nécessaire de s'éloigner. Rangeant son téléphone dans la poche arrière de son jean, Esteban offre alors un large sourire.

- Je dois envoyer un mail pour l'uni, appellez-moi quand on mange !

Nate note immédiatement l'embarras de son fils. En plus d'être particulièrement à l'écoute des émotions de ses enfants, et encore plus depuis la dépression d'Esteban, il est aussi avocat, ce qui fait de lui un être relativement doué pour déceler les émotions des gens. Il sait que son fils cache quelque chose, et il sait aussi qu'il n'en n'apprendra pas plus. Nate sait relativiser les situations, cela dit, lui aussi a dû user de beaucoup de cachoteries quand il était jeune pour éviter la pression parentale. Seulement, il aurait préféré que son fils se sente libre de parler de ses relations quelles qu'elles soient. Ce qui, apparemment, n'est pas le cas. Il abandonne pour ce soir, cela dit, la bonne humeur qui règne ayant raison de sa motivation à provoquer une conversation métaphysique sur la discussion et le partage des émotions en famille. Au lieu de ça, il lève son verre jusqu'à ses lèvres, et laisse son fils fuir en bonne et due forme, non sans avoir envoyé un baiser en l'air avant qu'il ne s'échappe.

- Redescends dans dix minutes !

Il offre un sourire à son mari et attrape les assiettes pour aller finir de dresser la table, en attendant que son fils s'adonne en paix à on ne sait quelles cachoteries et qu'Alej puisse finir, en paix, le dressage de ses plats.