Le crayon. Le papier. La lumière. Le café. 

Le graphite qui se pose sur la toile. Ses yeux qui se ferment, sa respiration qui s’accélère. Il ne faut pas perdre de temps. Il ne faut pas perdre l’idée. Il faut la garder claire, claire dans son esprit jusqu’à atteindre la perfection du croquis. Celui qui lui plaira, le satisfera pleinement. Ses doigts lui font mal, et sa main est devenue noire à force de frotter le crayon. Il fait jour. La pièce est envahie d’une lumière douce et agréable. Chaude, semblable à un manteau de jour qui envelopperait le corps du jeune homme. Ses os se réchauffent. La sueur coule de son front, en de petites gouttes particulières. Lentes. Froides. Elle sait qu’un trait peut tout gâcher, et lui faire tout recommencer. Elle se concentre, cherche au fond d’elle un souvenir de cette image, de cet instant précis. De ce dos qu’elle cherche à reproduire. De ses doigts qu’elle s’imagine toucher une nouvelle fois. La pièce est silencieuse - elle n’est pas un amateur du travail en musique. Il veut se reconnecter avec lui même, avec toutes ses sensations, aussi douloureuses que délicieuses. Il veut rien qu’une fois, retrouver la fierté qu’il ressentait, il y a quelques années face à un tableau. Face à une oeuvre.


« Au fond, je t’ai toujours connu triste, Gabrielle. » lances Joséphine, tout en regardant le ciel, ses pieds poussant une nouvelle fois le sol. 



Elle décolle, s’envole, s’évade grâce à cette balançoire qui repose sous le grand et vieux chêne du jardin. Un jardin immense, verdoyant, fleuri et agréable. Un lieu de repos, de calme. Quelque part où se ressourcer, se reposer. Et au loin, une large bâtisse aux murs blanchâtres parfois abîmés par le temps et la vie. Une maison grande, un peu trop peut-être, à la façade recouverte de lierre. De Musset. Un patronyme ayant des avantages comme des inconvénients. Et la maison était plutôt quelque chose de positif. 

Gabrielle avait, et aime toujours cet endroit. C’est surement le seul qui lui manque, dans le monde. L’air pur. Les arbres. Cette impression de vivre dans un Eden caché et protégé, rien que pour eux. Le seul endroit où elle se sentait chez elle, rien qu’une fois dans sa vie. Mais cet endroit n’empêchait pas la jeune femme d’avoir ce côté taciturne, isolé. Ce dédain des autres, du mélange, du partage. Cette recherche de la solitude. Elle avait alors douze ans. Mais elle était déjà aussi ermite et sauvage qu’aujourd’hui. Même Joséphine ne pouvait pas l’approcher comme elle le voulait. Gabrielle était une enfant particulière. Taciturne. Presque torturée. Une mélancolie maladive, une hypersensibilité grandissante au fil des ans. Un petit côté écorchée vive augmenté par des parents peu présents et délaissant. Au fond, la fille De Musset était en quelque sorte, le vilain petit canard de la famille. Une grande soeur née d’un premier mariage de son père, sans grande personnalité, mais brillante, belle, forte et solaire. Puis elle. Complexe et effacé, retiré, presque abandonné. Personne ne l’avait abandonné en réalité. Elle s’abandonnait seule à des pensées sombres et trop complexes pour qu’elle ne puisse les comprendre. 

Elle ne cherchait pas à s’intégrer. À se faire d’amis. Elle a toujours voulu rester seule, seule avec elle même et cette forme d’asthénie latente au fond de lui. Ses « papillons noirs » comme il s’amusait à les nommer. Son jardin secret, au fond.


Rien ne va. Rien ne lui plait. Elle s’énerve. Elle s’agace. L’envie de détruire la toile lui prend, mais elle sait que cela ne servirait à rien, sauf à la rendre folle de rage. Les accès de colère, elle les connait, et ne veux pas replonger dedans. Elle va mieux. Elle ne doit pas perdre pieds. Pas encore. Elle n’a plus le temps, ni l’envie de ça. Elle va mieux. Alors elle gomme les traits ratés et grossiers de son dessin, ceux qui ne lui plaisent pas et qui ne rendent pas justice à cette idée qui est toujours installée dans son esprit. Elle gomme, encore et encore jusqu’à s’en faire mal aux doigts. Comme si elle gommait sa vie, ses erreurs. Cette erreur. Oui, celle là en particulier, celle qui la fait encore souffrir, mesquinement, à certains moments. Une douleur qui dort au fond d’elle, et se réveille parfois, la replongeant dans son interminable spleen.  

Elle le revoit. Lui. Ses cheveux bruns. Cette barbe naissante recouvrant ses joues. Son regard perçant observant son visage parfois. Mais là, ses yeux sont fermés. Il se repose. Ils se reposent. Le repos. Quelque chose que Gabrielle ne connaissait plus. Pas peut-être. Ses démons l’empêchaient de dormir, l’adolescence se faisait difficile. Complexe. Un peu surement. Elle était parti à Berlin, un an. Était revenue changée. Trop. Beaucoup trop. Partie à seize ans, revenu à trois ans plus tard, son âme d’artiste s’était éveillée. Elle avait connu cette partie de Berlin trash, particulière. Il avait connu le sexe, la fête, la joie et les maux de tête. Et la voilà revenue ici.Enfermée dans cette prison dorée où tout le monde l’avait oubliée. Tant mieux. Elle n’aimait plus personne ici. Puis elle l’avait rencontré. Lui. Comment ? Incapable de s’en rappeler. Mais ce fut physique. Démesurément. Ils parlèrent. Ils firent l’amour. Ils se perdirent l’un l’autre. Se consumèrent jusqu’à se brûler les ailes. Tout fut court. Mais intense. Trop intense pour Gabrielle, qui se brisa, complètement. Morceau par morceau. Il l’avait changée. Il l’avait épuisée. Il l’avait bouleversée.



Les couleurs se mélangent. Forment une harmonie. Du blanc. Du beige. Du jaune. Un dos nu sur des draps blancs. Son dos à lui. Cette pensée lui arrache un rire sec et dédaigneux. Elle a honte d’elle même. Honte de s’être bêtement attachée à quelqu’un, et de ne pas arriver à s’en défaire. Mais finalement ce mélange de douleur et souvenir lui apportait l’inspiration, et de belles toiles. Une forme de réjouissance face à son mal être latent. Face à sa tristesse. Face à cette boule là, trônant dans sa poitrine. Elle se frotte les mains. Pose son pinceau. Son travail d’artiste est terminé.

« Maman, je pars. »


Oui elle part. Elle s’en va. Loin de vous tous. Loin de cette famille qui l’étouffe et l’empêche d’être comme elle voudrait. Qui a trop de projets fabuleux pour elle. Mais Gabrielle n’en veux pas de ces projets. Elle veut vivre au jour le jour, comme bon lui semble, entre la misère et la liberté la plus totale. Elle ne veut plus être près de son père qui l’angoisse de plus en plus. Près de sa mère qui a constamment peur pour elle, elle qui rentre tard, elle qui hurle, elle qui passe ses journées enfermée. Loin de Joséphine et sa perfection affichée, cette soeur adulée. Loin de la France, de
Il veut vivre, découvrir, devenir quelqu’un d’autre l’espace d’un ou deux ans.  Il découvre son pays. Puis l’Angleterre. Et échoue de l’autre côté de l’Atlantique. Pour pouvoir exister. Parce qu’elle l’a l’envie d'exister. L'envie d'être elle. Elle en tant que femme. En tant qu'artiste. En tant qu'être.