T'es quoi ? Bonne question. Pas complètement américaine, pas complètement musulmane, pas complètement algérienne. Sa famille est déracinée depuis deux générations, installée là où on voulait bien d'elle, dans un immeuble en béton tagué où on en parque cinq cent autres comme elle. Isra n'a jamais eu de chambre, jamais le ventre plein, jamais de vêtements neufs, et encore moins de jouets. Elle n'a même jamais songé à avoir de jouets, parce que la vie, ça n'a rien d'un jeu. La vie, c'est la galère, c'est trimer, c'est essayer de s'en sortir à tout prix, c'est hurler contre son oreiller alors que son frère baise dans le lit du dessus et que sa sœur crache ses poumons dans celui d'à côté. C'est naviguer dans ce quartier pourri en fonction des heures, et regarder constamment au dessus de son épaule. C'est ne pas céder à la tentation de la gâchette, et à l’échappatoire des drogues. C'est dire je suis du Bronx, sans avoir aucune affiliation à un gang, sans avoir aucune sorte de protection. C'est être seule, et tirer ceux qui sont trop faibles pour s'en sortir, c'est tomber pour eux et s'empêcher d'avancer. C'est la rage, c'est le froid, c'est la misère, c'est l'horrible, le moche et le défiguré.

Mauvaise graine Mauvaise graine, qu'on lui a dit, répété et fourré aux oreilles. C'est sûr, elle est pas blanche, pas vernie, pas riche, même pas modeste et encore moins facile. Mais elle cède rien, sur aucun terrain. Elle voit ses frères bifurquer vers des tunnels sombres, vers ceux qu'on leur destinait : gangs, drogues, rixes et pugilats. Et puis il y a Isra, y a Isra qui tire dans l'autre sens, qui beugle maladivement qu'elle finira pas sur le trottoir et encore moins dans un caniveau. Et elle serre les rangs. Elle serre si fort les rangs que son frère perd ses jambes et que l'autre finit au trou. C'était pour leur bien, ç'aurait été pire. Ses parents pourraient être fiers, eux. Mais non. Parce que c'est la vendue, la divorcée, la pécheresse. Une mauvaise graine, qu'on a dit.

La vendue Isra a fait ses classes, est entrée dans la police. Pour changer les choses. Parce qu'elle en a eu marre de subir, de se faire dire qu'elle s'en sortirait jamais, qu'elle serait bonne qu'à marier ou à finir piquée. Alors plutôt que des blancs, c'est elle qu'on a envoyé. C'est elle qu'on a envoyé dans sa cité, pour arrêter ses frères et rhabiller ses sœurs. On lui a craché dessus. Souvent. Mais valait mieux ça. Valait mieux la taule ou l'assignation à domicile plutôt qu'ils soient tous cannés. Le plus dur à supporter, ça a été la solitude, l'isolement. On l'a rejetée de tous les bords, on l'a diminuée, insultée, frappée... Et elle ne s'est jamais démontée, n'a jamais baissé les bras non plus. Isra, c'est le pilier au milieu de la tempête, l'idéalisme indéfectible qui croit que le monde peut être et devenir meilleur. Ouais, Isra c'était ça. Pendant des années. Des années à essayer de sauver des femmes battues, et à en enterrer la majeure partie... A sortir des prostituées des rues pour mieux les voir retourner vers leurs proxénètes et leurs vieux travers.

La divorcée Mais dans toute la crasse, elle a réussi à trouver Jonas. Un rayon de soleil, Jonas. Son espoir et sa lumière, longtemps. Elle a cru que ça suffirait. Que le moral resterait haut, et que les choses finiraient par changer, par s'améliorer. Elle a cru qu'elle sacrifiait sa vie de famille, son mariage, sa fille, pour bâtir quelque chose de plus grand. Alors elle a grimpé les échelons de la police. Et elle a simplement fini par se rendre compte qu'en haut de la pyramide, on se sentait bien seule. A ce moment, il n'y avait déjà plus Jonas, parti avec Anya, leur fille, lors d'un divorce amer et douloureux. Elle l'a aimé, Jonas. Elle l'aime toujours. Peut-être pour la vie entière. C'est un gros morceau de la sienne, de vie, après tout. Même quand il a perdu leur enfant, même quand tout le monde l'a pointé du doigt, elle l'a aimé, fort. Isra n'a jamais cru que c'était lui. Mais elle a eu peur, très peur. Tellement peur qu'elle lui a dit mille horreurs. Tellement peur qu'elle ne veut plus lui laisser Anya. Et tant pis si ça doit leur briser le cœur. A lui, à elle, à eux trois.

La pécheresse Il y a un an, elle a rencontré cette femme, fougueuse, insouciante, passionnée. Isra l'a aimée presque aussitôt. Et presque aussitôt encore, on la regardait de travers. Ses parents surtout. Sans avoir rien besoin de dire. Juste avec ces yeux. Ces yeux qui la jugent et lui font comprendre à quel point elle est source sempiternelle de déceptions. Qu'importe : elle vivrait désormais pour elle, et uniquement elle. Assez donné, assez sacrifié, assez souffert. Le monde ne peut pas être réparé. Le monde ne mérite pas qu'on le répare.

Vice Squad C'était son but. Certains veulent faire partie de la criminelle, élucider des meurtres, arrêter des tueurs. Isra, c'était les femmes. Sauver les femmes. Aider les femmes. Aider l'humain. La brigade des mœurs, l'escouade de répression du proxénétisme, ... Vice squad, qu'on les moque dans les couloirs du poste. On l'y connaît trop zélée, trop dévouée, trop impliquée, trop forcenée. Le genre qui ne quitte pas le bureau avant deux heures et qui y arrive à six heures, le temps de résoudre une affaire, ou plusieurs. Il n'y a jamais de pauses, jamais d'entractes, parce qu'Isra fait attention à chaque dossier, à chaque profil, et s'enquiert même des causes perdues, des insolvables, et des controversés. Là où d'autres ont utilisé le service des mœurs en tant que tremplin, Isra s'est appropriée le tremplin. C'est naturellement qu'on l'a sortie de sa boîte de strip pour la visser au fauteuil de capitaine, quand l'ancien a décidé qu'il était temps de raccrocher. Fini les filatures, les couvertures, les infiltrations... De toute façon, le terrain ne lui manque même pas un peu : porter des bas-résilles par moins cinq et danser pour des porcs commençait sérieusement à l'user.