« Merci à tout le monde, on a fait du bon travail aujourd’hui ! »

Quelques applaudissements discrets retentirent dans le bloc de chirurgie pour saluer le résultat de la très longue opération à laquelle ils avaient assisté, et qui avait occupé toute leur journée. Leone pour sa part dissimula sa fatigue par une mine néanmoins ravie, salua les infirmiers et infirmières qui avaient eu aussi beaucoup donné, l’anesthésiste et bien sûr son résident et les internes, avant de sortir. Tandis qu’il se lavait les mains, son ventre commença à gronder, lui rappelant qu’il n’avait rien eu le temps d’avaler et que les jus protéinés bus durant l’intervention, s’ils permettaient de calmer les besoins journaliers énergétiques, n’avaient pas exactement la même capacité à emplir l’estomac que de la nourriture bien réelle. Du reste, il avait rendez-vous avec des amis d’Act Up dans la soirée pour des actions de prévention. Autant dire qu’il avait besoin de manger … et d’un solide café pour tenir debout, accessoirement. Oh, il ferait une petite sieste vite fait avant d’y aller, où se rattraperait durant la nuit, voilà tout, puisqu’il était de repos le lendemain et pourrait dormir jusqu’à des heures proprement indécentes. Du moins, tel était son programme. Se changeant pour rentrer dans une tenue propre, il passa sa blouse blanche par-dessus et passa prévenir la famille qui attendait des nouvelles, restant avec eux un petit plus longtemps que prévu pour les rassurer sur la suite. Certes, le rétablissement serait long, mais une étape importante avait été franchie aujourd’hui, et il convenait de célébrer cette victoire. La bataille avait été emportée par la médecine, et peut-être bien avec elle toute la guerre.

Enfin, il put se diriger vers la cantine, l’adrénaline de l’opération s’étant dissipée et le laissant désormais proprement affamé. S’installant dans la file, Leone en profita pour consulter ses mails et autres SMS, échangeant évidemment quelques plaisanteries douteuses avec Sirius, comme à l’accoutumée, leur conversation lui arrachant de petits rires qu’il tentait d’étouffer tant bien que mal. Ceux qui connaissaient son meilleur ami et son sens de l’humour légendaire avaient tendance à considérer que d’eux deux, l’italien était le plus sérieux. Grave erreur ! Son caractère plutôt jovial trouvait un peu trop à s’exprimer dans ses échanges avec le Vandesky, et il était presque certain qu’il n’était pas celui qui roulait des yeux le plus à la lecture de certains messages. Quoique, depuis qu’il lui avait sorti que Crowley se trouvait dans son lit … Il avait eu l’impression de débarquer d’une autre planète. Et évidemment, il lui envoyait ça quand il était de garde, avec une grosse opération. Comment aurait-il pu en être autrement ? Bref, au moins là, il n’avait pas eu droit à de telles révélations. Le reste n’apportait pas grand-chose : il répondit rapidement à une collègue du Planned Parenthood pour confirmer qu’il échangeait bien sa permanence avec la sienne, confirma sa participation à une maraude de leur bus médicalisé pour la fin du mois, donna son accord pour organiser une réunion de service à la fin de la semaine histoire de revoir l’organisation pour les fêtes … Et entendit à peine la personne faisant le service l’appeler. Confus, il s’excusa et rangea son téléphone avant de lorgner sur les plats. Sa commande prête, il se rangea dans la file des paiements et farfouillait déjà dans sa poche pour dénicher quelques dollars quand une voix l’interrompit dans ses excavations. Reconnaissant Ezequiel, il hocha la tête à sa question :

« Plus ou moins. Disons que j’en ai prise une d’office parce que je viens de passer les huit dernières heures au bloc. Donc mon estomac crie famine. »

Les joies de la chirurgie ! Montrant le plat orné d’une cloche couvre-plat pour garder la chaleur, commande inhabituelle vu l’heure, il lui répondit :

« Du coup … Pâtes au pesto. Et une salade de fruits en dessert. Avec de la limonade, comme d’habitude. »

Leone et son amour de la limonade, on aurait pu en faire des poèmes entiers. S’approchant de la caisse, il paya et, attendant qu’Ezequiel fasse de même, il lui proposa :

« Tu veux t’asseoir ? On pourra papoter de notre prochaine soirée DVD. »

Une fois Ezequiel et Leone installés, l’italien laissa son ami aller chercher de l’eau pour son thé pendant que lui-même, sans attendre, attaquait avec enthousiasme son plat, laissant échapper un soupir de plaisir coupable alors qu’il enfournait sa première bouchée de pâtes et que le goût du pesto ravissait ses papilles. Certes, cela n’égalerait jamais celui de sa grand-mère, et encore moins sa redoutable recette de lasagnes, mais tout de même, il aurait été capable de manger un buffle, après être resté debout aussi longtemps. A moins que ce ne soit aussi le succès de l’opération qui lui donnait des ailes et donc de l’appétit ? En tout cas, il attaquait la nourriture avec vigueur, veillant tout de même à ne pas mettre de la sauce partout, et il pensa même à avaler avant de remercier le pédiatre qui revenait et lui souhaitait bon appétit. Ce dernier lui demanda la nature de l’opération qu’il avait pratiqué, et Leone lui fit signe qu’il allait répondre après avoir terminé de mâcher sa bouchée, histoire de ne pas parler la bouche pleine. Une fois la portion de pâtes dans son estomac et les coins de sa bouche essuyé, ce dernier répondit avec un grand sourire :

« Greffe de foie sur un nourrisson de trois semaines. Il a déjà repris des couleurs, et franchement, je suis très optimiste sur la suite. Tout s’est bien passé, le petit bonhomme a été très solide. Après, c’est vrai qu’on a eu de la chance que le père soit compatible, ça a pu aller très vite pour tout organiser.

D’ailleurs, j’ai donné ton nom pour le suivi général dans les années à venir, si ça te va ? Je veux dire, il va rester un moment en soins intensifs et après en néo-nat’, mais je pense que les parents seraient plus rassurés en effectuant la transition avec le suivi pédiatrique au même endroit, histoire de ne pas être déstabilisés. »

Même en cas de spécialités différentes, il était courant que les médecins échangent sur leurs cas, et à vrai dire, s’échangent les cas. En l’occurrence, vu que le service néo-natal dépendait de la pédiatrie, Leone connaissait bien ses collègues pédiatres et aimait recommander Ezequiel aux parents pour les soins futurs, car subir des opérations lourdes à la naissance requérait un long suivi au cours de la vie, et particulièrement de l’enfance, dans l’immense majorité des cas. Mieux valait travailler en bonne harmonie et, de son point de vue, les rivalités qui pouvaient exister entre internes et résidents s’effaçaient vite au moment de la titularisation, car chacun devait travailler avec les autres services, main dans la main. Certes, la neuro et la cardio étaient parfois jalousées car ces deux services avaient tendance à absorber la majorité des fonds comme des élèves médecins et chirurgiens les plus talentueux, ce qui n’étaient pas sans causer un certain ressentiment, mais en tout cas, dans les spécialités liées comme la gynécologie-obstétrique, la chirurgie néo-natale et la pédiatre, l’ambiance était généralement bonne, peut-être parce que les besoins de coopération étaient encore plus importants qu’ailleurs. Et à force de se côtoyer, la plupart des médecins finissaient par nouer des liens d’amitié, comme Ezequiel et lui, présentement. Amitié dont le sanctuaire était leurs soirées DVD, calmes, associant tisanes et plaids : de vrais grands-pères.

« Films de Noel, pour être dans le thème actuel ! Bon, en vrai, si Love Actually ne te va pas, Netflix en a sorti une pelletée, et à mon avis, ils sont tous terriblement kitsh de ce que j’ai vu, mais au moins, on rigolera bien ! »

Et ça ferait une petite soirée chill tranquille. Par contre …

« Cela dit, pas ce soir, j’ai un truc avec Act Up, demain je fais la permanence au PP … Et ce weekend, je fais la permanence pour Act Up le samedi … dimanche ? Sinon la semaine prochaine en soirée ? »