enfance de l'art "Au moins, elle dessine bien." Verbe dit comme si ça arrachait la bouche, avec la petite moue méprisante. La gosse était nulle à l'école, pas des plus sortables mais elle faisait de jolis dessins à mettre sur le frigo. La moindre des choses. En général, la constatation tombait après la première phrase qui tombait comme un couperet. "Oh, avec Shoshana, ça a toujours été plus difficile." Plus difficile, elle l'avait entendu, entendu, entendu, au point de se mettre à singer sa mère dans son dos dés qu'elle commençait à raconter la vie de ses enfants. Il y avait les premiers, les parfaits, sages comme des images, puis il y avait Shana qui s'amusait à peindre les murs tout juste refaits. Shana qui en avait rien à foutre des maths, de l'anglais, de l'histoire, des sciences, de la religion. Surtout de la religion d'ailleurs, ça la gavait les histoires de peuple éternellement opprimé, des exils forcés, de la souffrance encore et encore. Comme si eux, ils étaient à plaindre dans leur belle maison. Elle comprenait pas et, en face, ils ne comprenaient pas non plus. Mais elle gribouillait bien alors elle pourrait toujours faire architecte, ça passait comme métier ça.

mauvaise graine Ils l'avaient envoyée en pensionnat, soit disant que ça remettait dans le droit chemin. Classe de quinze gamins à redresser, ça avait fini en naufrage général. Personne ne voulait être là, même pas les profs. C'était à qui avait la plus grande gueule - pas Shana - qui démontrait mieux au tout jeune prof de maths qu'il s'était planté - pas Shana - qui dessinait le mieux les caricatures obscènes des profs sur les tableaux à craie - Shana. Et ça passa l'adolescence ensemble, dans un endroit reculé, un peu orphelins parce que les parents ne voulaient pas le retour des enfants terribles, à vivre en meute, à se disputer pour que dalle, à organiser des méga soirées à la moindre occasion, à rater les examens de fin d'année alors que les géniteurs démissionnaires payaient si cher... Retour au bercail après la dernière année avec rien d'autre qu'un suçon dans le cou fait en guise d'adieu par sa super que pote, parents atterrés. Mais elle dessinait bien alors elle pourrait toujours faire designeuse, ça passait comme métier ça.

se faire voyant Il manquait un truc, il manquait toujours un truc. Comme si ça bloquait quelque part et que le blocage empêchait de rendre la toile vivante. Shana, elle disait que peindre lui vidait l'esprit. Shana, elle avait surtout peur d'y mettre trop de tripes. Parce qu'il y avait des choses qu'elle ne voulait pas voir en face, comme le fait que ses parents l'aient définitivement mises à la porte après l'avoir envoyé des années à l'autre bout du pays. Pas un sous en poche, pas le moindre espoir d'entrer dans une université quelconque, rien du tout. Mais il était beau, beau comme un dieu, un peu poète aussi et elle était jeune et conne. Alors elle le croyait sur parole quand il disait qu'il connaissait l'astuce pour se lâcher. Billets réduits instantanément en poudre, boulot naze pour payer le logement naze, la tête plus préoccupée par la prochaine dose que la prochaine toile au point qu'elle ne vienne jamais. Puis la chute, l’hôpital, le manque, le petit-ami volatilisé dans la nature, la vague envie de mourir, les journées toutes identiques et toutes un peu grises, le retour des parents qui se firent faussement inquiets-concernés par leur fille à peine plus que majeure. Fallait qu'elle se ressaisisse qu'ils lui dirent alors elle haussa les épaules, sourire plus insolent que jamais, déni en motto. Tout allait pour le mieux alors elle pouvait de nouveau disparaître dans la nature. Mais elle dessinait bien alors elle pourrait toujours faire styliste, ça passait comme métier ça.

reine du plagiat Ça sentait le chimique, à faire tourner la tête à quiconque entrait dans la pièce. Pots de peintures de toutes les couleurs, tous les types, alignés dans un ordre nébuleux, dissolvants divers, dissolvants, toiles inachevées à droite à gauche. Botticelli, Van Gogh, Miró, d'autres. A s'y tromper. Même l'usure faisait plus vraie que vraie, vernis faussement vieilli, accrocs reproduits avec une méticulosité frôlant la maniaquerie. Oh, elle était pro Shana, douée même. Recopier, recopier, recopier, sans y mettre une once d'elle même et en ne pensant à pas grand chose. Elle était heureuse - ou presque - de gagner sa vie en peignant, doigts éternellement colorés, vêtements tachés, du matériel à perte de vue sans débourser un centime. Les conditions étaient idéales au casino, on ne pouvait le nier, pause poker par-dessus le marché pour ne pas finir trop riche en fin de mois, quelques rendez-vous avec des futurs clients pour jouer les back-up des faux négociants d’œuvres d'art. Ça tournait bien. Et "oui, c'est un vrai Klein, on retrouve son bleu qui..." Insérez ici des conneries qui font femme éclairée-cultivée. Les rares esquisses sans modèle finissaient déchirées, au fond d'une poubelle. Pour ce que ça valait... Mais elle dessinait bien dommage qu'artiste ne passait toujours pas.