Un bon mois s’est écoulé depuis son entrevue avec Sheru et étrangement, Bloom a du mal à ne pas y penser. Quand d’habitude, elle oublie assez facilement les choses qui l’embêtent, les enfouissant sous un tas d’occupations lui tenant l’esprit concentré sur d’autres choses, les conversations téléphoniques de son père qu’elle ne cesse de surprendre semaine après semaine, la ramènent toujours à Sheru. Il aurait pu l’aider, si elle lui en avait laissé la chance. Ou peut-être pas, mais il aurait pu faire quelque chose car étrangement, il y a quelque chose en lui de rassurant. Il fait partie de ces personnes pleines de mystères qui attisent la curiosité de Bloom, au point qu’elle ne peut pas les ignorer.

Bloom avait fait appel à un fouineur de première qu’elle paye quand elle a besoin de trouver des informations sur quelqu’un. C’est assez rare, ou disons plutôt qu’en général, ce n’est jamais pour rien d’important. Et il lui a appris ce matin le lieu où Sheru réside pendant son séjour à New-York, et c’est ainsi qu’elle se retrouve au bas de l’immeuble de l’homme, à la terrasse d’un bar malgré le froid, en espérant qu’il va sortir rapidement.

Avalant une gorgée de son troisième café, la jeune femme tape des talons contre le sol à force que ses jambes tremblent. Et là, comme un miracle, elle aperçoit la tête qu’elle attendait. « Sheru ? » Question, affirmation, allez savoir. Il ne manquerait plus qu’elle fasse semblant d’être là par hasard. « Tu as quelques minutes ? Tu bois un café avec moi ? » Son ton est plutôt faible, parce qu’elle n’est pas si à l’aise après leur dernière conversation.

Il ne fuit pas en la voyant, ce qui est déjà une bonne chose. La dernière fois, c’est elle qui avait pris la poudre d’escampette sans trop d’explication. Elle s’en veut un peu, a peur d’être passé pour une idiote ou pire, une faible, mais c’était pour le mieux. Sheru, il ne semble pas lui en tenir rigueur, et il lui répond si naturellement qu’elle se demande pourquoi cet homme est aussi formidable avec elle. Est-ce qu’il ne pige rien ? Ou est-ce qu’il est juste gentil et poli naturellement ? Elle a du mal à se dire que les gens n’attendent rien d’elle, parce que c’est pas comme ça qu’on l’a éduquée, c’est pas ce qu’elle voit tout les jours dans son monde de paillettes. Ils sont tous faux, les gens.

« N’importe, je te suis. »

Le lieu, elle s’en fiche. Elle ne connait pas vraiment ce quartier et ne sait absolument pas où il est possible de consommer un meilleur café – ou n’importe quelle boisson – qu’autre part. Finalement, il choisit le café dans lequel elle était quelques minutes plus tôt. C’est le plus simple. C’est très bien comme ça. Elle acquiesce de la tête, après avoir sourit à son compliment.

« Tu n’as pas perdu ton habitude de faire des compliments, à ce que je vois. »

Elle aime les compliments. Elle adore ça, même, petite princesse qu’elle est. Elle se rappelle de ces soirées en discothèque où il l’avait dragué, sans doute pas conscient de son jeune âge de l’époque. Elle avait adoré qu’on la regarde de cette façon, elle qui aime être admirée. Alors qu’il lui dise de nouveau, elle se revoit quelques années en arrière, dans l’euphorie de son adolescence.

« Tu travaillais chez Starbucks ? » Dit-elle après s’être installée à une table, mais pas la même qu’auparavant. « C’est pas vraiment le souvenir que j’ai de toi. » Elle fait référence à son ancien métier, bien loin d’une carrière dans la restauration rapide. « Tu as dû vraiment changer, alors. » Il lui avait dit, lors de leurs retrouvailles, mais elle n’y avait crû que partiellement, étant loin de s’imaginer un tel retournement de situation à 360 °.

Bloom était vraiment loin de s’imaginer une telle discussion, quand elle est venue s’installer à cette terrasse du café à la recherche de Sheru, ce jour-là. Tout ce qu’elle savait de lui, c’était ce qu’elle avait entendu de son père, et ce qu’elle avait vu de l’indien en boite de nuit quand ils se rencontraient par le plus curieux des hasards à l’époque. L’image d’un homme s’était alors dessinée en elle, celle d’un homme sachant manier les chiffres, un trader n’ayant pas forcément de scrupules, ou tout du moins à l’aise avec la bourse. Et là, dans tout ce qu’il lui décrit, rien ne colle et la blondinette ne peut qu’être perdue. Comment pourrait-il l’aider si le peut qu’elle croit savoir de lui est finalement totalement faux ? Elle a besoin de creuser la question, et de savoir à qui elle a réellement à faire.

« Attends, attends… T’es en train de me dire que… » Que quoi ? Elle n’en sait rien elle-même dans le fond. Qu’est-il ? Qui est-il ? L’argent ne l’intéresse pas. Plus ? Il parle d’associatif, de militarisme… « T’as tout quitté pour te lancer dans le sauvetage de la planète ou quelque chose du genre ? » Avec tout ce qu’elle voit à la télévision, c’est la première chose à laquelle elle pense. « Et… T’as passé combien de temps en Inde ? » Et pire que ça, qu’est-ce qu’il fait à New-York pour le coup ? Elle était persuadée que ça avait à voir avec son métier, mais ça ne peut pas être une simple coïncidence. Malgré elle, ses barrières se reforment dans sa petite tête, celles qui lui empêchent de trop faire confiance, qui lui disent qu’elle ne doit pas se laisser berner trop facilement. Malgré la naïveté de son jeune âge, elle n’en reste pas moins une femme prudente, qui tient des Walton.

La surprise. Pire que ça même. Aucun mot ne lui vient et pour une fois, elle laisse parler son interlocuteur sans le couper. Elle ressent quelque chose au niveau de son cœur, ou peut-être de son estomac. Une sorte de nœud qui se forme. Elle ne saurait trop dire, cette sensation lui étant étrangère habituellement. Burn out. Suicide. Temple. Religion. C’est quoi ce bordel ? Andrew, elle se souvient d’Andrew. Elle s’était demandée à l’époque, si Andrew et Sheru n’avaient pas déjà couchés ensemble, et elle en avait rit toute seule en les imaginant au lit. Elle s’était même dit qu’ils auraient fait un joli couple, même si elle préférait largement s’imaginer avec l’un des deux dans son lit à elle. Passer à côté de tels demi-dieux de la beauté, ça aurait été dommage, quoi.

Bref, les idées et pensées se mêlent dans sa tête, entre le passé, le présent et le possible futur. Elle a du mal à vraiment voir clair dans tout ça, et à trouver sa place, surtout. Elle voulait quelque chose, en venant ici. Elle espérait plutôt, mais tout son petit plan s’effondrait. Était-il viable de toute manière ? Peu importe, elle ne maitrise plus rien et elle déteste cette sensation.

« Je… Je suis tellement désolée ! » Elle est sincère. « T’avais tellement l’air de tenir à lui ! » Sans doute que ce n’est pas ce qu’il avait envie d’entendre, mais pour autant, elle ressent le besoin de le dire. Elle ouvre la bouche pour dire quelque chose mais trop perdue, les mots ne sortent pas. Elle la referme. Elle tapote de ses doigts sur la table, comme elle le fait quand elle est stressée. « Je compte pas me faire bouffer. C’est pas mon genre. » Plus simple de parler d’elle. Plus simple de parler de quelque chose qu’elle connait, qu’elle maitrise, quitte à paraitre égoïste. « Mais je… » Comment dire ça ? Ces mots qui lui coutent tellement… « J’aurais… bien besoin… d’aide… » Elle baisse les yeux, honteuse de cet aveu. Il n’y a pourtant aucune honte à ça mais quand vous êtes une Walton, avouer vos faiblesses n’est pas chose aisée. « Mais j’ai peur que ce soit dangereux… » Bien pour ça qu’elle a du mal à se lancer là-dedans seul. « J’ai entendu des choses… des choses pas jolies… » Des histoires de meurtre. Est-ce qu’elle était vraiment consciente ou est-ce qu’elle avait rêvé à ce moment-là ? Son père, si tendre avec elle depuis toujours, était-il réellement capable d’avoir privé quelqu’un de sa vie ? « Une prison, c’est pas comme un temple… J’peux pas demander à quelqu’un de risquer une partie de sa vie, juste parce que je suis jeune… » Le problème dans tout ça, c’est qu’elle a peur qu’il y ait de graves conséquences et que ce soit de sa faute. Elle ne s’en remettrait pas.

Elle ne connait rien de Sheru dans le fond. Pour autant ce sentiment qu’elle peut lui faire confiance reste en elle, grandissant à chacune de ses paroles. Il y a tout de même un point qu’elle doit éclaircir, car s’il semble lui dire qu’il est à fond avec elle, peu importe de ce qu’il en retourne, il est hors de question qu’il ne sache pas toute la vérité, celle qu’elle est en mesure de lui dire tout du moins. « Sheru, ce n’est pas moi qui suis potentiellement en danger… Mon père ne me ferait jamais de mal. » Enfin, c’est ce qu’elle croit tout du moins. La famille a toujours été au cœur de tout pour le paternel Walton et d’ailleurs, combien de fois a-t-il dit à sa fille que tout ce qu’il fait, tout ce qu’il entreprend, c’est pour elle ? « J’ai… J’ai juste besoin de savoir… Même si la vérité m’effraye… » Il est très rare qu’elle laisse échapper ses sentiments, qu’elle montre ses émotions à ce point. D’ailleurs, son regard est fixé sur ses doigts et elle n’ose pas remonter la tête. Pourtant, elle fait un tour à 360 degrés pour s'assurer que personne n'est en mesure de l'entendre. « Imagine qu’il fasse tuer des gens ?! » Laisse-t-elle échapper, le visage blanchâtre, la voix vacillante, plongeant cette fois ses yeux dans ceux de son interlocuteur. « Je peux pas croire que l’homme qui me chantait des berceuses quand j’étais petite est capable de ça. » Il lui en chantait peu. Il était peu présente pour elle, tout comme sa mère d’ailleurs. C’est bien pour ça qu’elle a été élevée par une nourrice, Bloom, d’ailleurs. Mais pour autant, elle garde des souvenirs d’un père aimant, même s’il lui arrive encore d’être plus froid que de la glace, comme cette nuit, une semaine plus tôt, où il l’a surprise à épier ses conversations téléphoniques. Son regard avait pétrifié l’étudiante qui n’a alors pas réussi à retrouver le sommeil. Elle a demandé des explications, mais celles-ci ne sont jamais venues, laissant la blondinette croire le pire. « C’est… C’est… C’est pour ça que je voulais savoir si tu savais des choses… Sur ce qu’il aurait pu te demander de faire à Londres… »

Les conversations téléphoniques de son père lui reviennent en tête. Puis, le ton qu’il a employé avec elle lorsqu’elle lui réclamait des explications. Et enfin, les gestes qu’il a eu envers elle. Au final, fait-elle bien de dire qu’elle n’a pas peur pour sa vie et que son père ne lui ferait rien à elle ? Sheru a-t-il raison de la mettre en garde et de s’inquiéter pour elle ? Il lui avoue bientôt ce qu’il sait et malgré que Bloom ait tenté de se faire à l’idée d’avoir un père criminel depuis de nombreuses semaines désormais, les nouvelles qu’elle apprend ne manquent pas de lui glacer le sang. Blanchiment d’argent. Où est-ce qu’il trouve des millions ? Est-ce que c’est avec cet argent sale qu’elle achète ses vêtements et qu’elle vit sa vie de luxe ? A quel prix son père a-t-il réellement fait fortune ? En sacrifiant qui ? Sur le dos de qui ? Des milliers de questions lui viennent en tête, de qui l’inquiéter encore davantage.

« Et moi qui n’ait jamais rien imaginé de tout ça… Putain, mais qu’est-ce que je suis conne… Dire que je veux devenir journaliste alors que je ne suis même pas foutue de voir ce qui est sous le bout de mon nez depuis tant d’années… »

Elle s’en veut, terriblement, alors que toutes les hypothèses qui lui viennent en tête sont plus pires les unes que les autres. Dire qu’elle prenait tant de plaisir à aller en Angleterre, à dépenser l’argent familial dans les boutiques de luxe, dans des choses futiles…

« Si c’est pas toi qui l’a fait, il a dû demander à quelqu’un d’autre… » L’homme devant lui avait refusé. Est-ce que c’est ça qui l’avait poussé à tout quitter ? Est-ce que c’est son père qui est la raison de son changement radical de vie ? « Tu sais pas d’où pouvait venir cet argent ? J’imagine que tu étais payé pour ne pas poser de questions ? » Question rhétorique. Elle connait assez bien son père pour savoir qu’il est malin… « Dis-moi que c’est pas à cause de lui que tu es devenu moine… » Comme si c’était une mauvaise chose et que Sheru avait fait ça par dépit. La jeune femme ne se rend naturellement pas compte de la portée de ses propos.

Ses doigts jouent entre eux, preuve du stress qui est en elle. Elle aimerait être sereine mais a compris depuis plusieurs jours déjà que ce ne sera plus possible avant un long moment, tant qu’elle n’aura pas mis toute cette affaire au clair, si tant est que ce soit possible. Elle hoche la tête aux paroles de l’indien, qui lui annonce finalement qu’il doit être autre part. Elle n’avait pas pensé à cela, mais déjà, il lui a accordé un peu de son temps, ce qui est plus qu’elle ne méritait après leur précédente rencontre. « Bonne chance. » Elle est sincère, elle aussi. « Et merci. » Ton calme, et comme un tout petit bout du poids qui est sur son cœur qui s’envole en un instant de manière éphémère mais c’est toujours ça. Elle sait qu’il faudra qu’elle l’utilise ce numéro, cette fois. De toute façon, elle ne serait pas venue ici sinon. Mais avant, elle doit réfléchir à un plan, à la prochaine étape. Elle se lève à son tour, rassemble ses affaires et d’un signe entendu, dit au revoir de la tête à Sheru avant qu’ils ne se quittent.