1977 / C’était un couple modèle, celui sur lequel le prêtre attirait l’attention chaque fois qu’il fallait désigner un exemple de bonne conduite. La réussite spirituelle de ces deux émigrés italiens était leur plus grande fierté. Ensemble, ils avaient rêvé d’Amérique, avaient voulu saisir leur part de rêve et ils y étaient parvenus sans jamais s’écarter des préceptes de l’Eglise ou des conseils de leurs aïeuls. Ils s’étaient mariés sur le sol américain un dimanche matin, dans la plus grande intimité. Ils avaient consommé leur amour pour la première fois la nuit qui avait suivi. De cette union était née, neuf mois plus tard, au beau milieu du mois d’octobre, leur première et unique fille. Petra. Cette enfant avait reçu le prénom de sa grand-mère paternelle, comme cela était souvent le cas dans la tradition italienne. Elle n’eut pourtant le loisir de rencontrer son homonyme que sur le papier glacé de diverses photographies. La fatigue avait emporté sa grand-mère peu de temps après sa naissance et l’enterrement se déroula en Sicile, sans qu’ils ne puissent  y assister. Rendus inquiets par cette annonce, les deux jeunes mariés n’avaient pas attendu bien plus longtemps avant de rendre visite au prêtre. Ils obtinrent la possibilité de faire baptiser Petra au plus vite et une attention de prière fut donnée pour la messe dominicale, en la mémoire de la défunte.

1982 / Elle n’avait que cinq ans lorsque le patriarche Di Marzo vint poser ses valises dans la demeure familiale. Désormais seul en Sicile, le vieil homme avait fait le choix de rejoindre son fils aîné pour finir sa vie. A son arrivée, Petra l’avait regardé avec de grands yeux avant de se cacher derrière le jupon de sa mère, impressionnée par cet inconnu. Le vieil homme s’était agacé de cette timidité et n’avait plus cherché à lui adresser la parole pendant de nombreuses semaines. Il était strict et se plaignait souvent du bruit que pouvait faire Petra, donnait sans cesse des conseils pour faire son éducation. La petite fille ne tarda pas à faire le lien entre son arrivée et les nouvelles règles qui ne cessaient de venir rythmer la maisonnée. Aussi fit-elle rapidement son possible pour le croiser le moins plus, préférant jouer seule dans sa chambre que de rester avec le reste de la famille. Elle se refermait parfois sur elle-même et refusait de parler lorsqu’il lui fallait tenir compagnie à ses aînés. Le jour de son anniversaire, son grand-père vint lui tirer les oreilles et Petra se mit à hurler. Le vieil homme se mit à rire pour la première fois depuis son arrivée et expliqua à la jeune enfant l’ensemble de leurs traditions, ainsi que leur histoire familiale. Les deux générations se rapprochèrent alors pour la première fois et bien vite, il fut difficile de séparer Petra de son nonno.

1987 / L’absence de son grand-père avait créé un vide immense dans le creux de sa poitrine. Chaque semaine, la jeune fille se rendait au cimetière pour rendre hommage à cet ami perdu, insistait pour déposer des fleurs colorées sur la dalle de marbre blanc. Son esprit avait du mal à se détacher de cette perte tragique. Heureusement, ses parents étaient bien décidés à lui apporter d’autres sujets de préoccupation. Ils l’avaient inscrite au catéchisme, où elle était amenée à passer tous ses mercredis après-midis et ses samedis matins. Elle n’aimait pas les autres enfants avec lesquels elle était obligée de s’attabler pendant des heures. Si elle avait cherché à faire part de sa frustration à sa mère, elle l’avait aussitôt regrettée. Petra comprit bien vite qu’elle n’avait pas réellement le choix, qu’on attendait d’elle qu’elle se présente aux horaires donnés et qu’elle suive les cours en silence. Elle n’apprit pas grand-chose pendant le temps passé là-bas. Mais ce fut sur le porche de la salle de classe qu’elle en entendit parler pour la première fois. La communauté. Elle ne saisit pas réellement ce dont il s’agissait, juste que sa mère lui défendait de s’en approcher. Interdiction qui attisa sa curiosité et vint nourrir son imagination.

1992 / L’adolescence lui avait donné des ailes. Une vague de courage s’était insufflée dans son cœur. Sans courir après l’adrénaline, Petra se montrait tout de même plus aventureuse. C’était ce qui l’avait amenée à braver les interdictions de ses parents, un jour où ils étaient absents. Elle avait fait de son mieux pour passer discrètement la porte sans alerter la baby-sitter et avait filé à travers les champs en direction de la communauté voisine. Ses grands yeux curieux s’étaient posés sur les enfants qui jouaient dehors, les femmes qui vadrouillaient et les hommes qui les accompagnaient. Ils avaient tous l’air d’être des personnes parfaitement normales, bien loin des êtres monstrueux que lui décrivaient ses parents. Petra était ainsi restée plusieurs heures à observer, de loin, ces personnes qu’elle n’avait pas le droit de côtoyer. Elle avait fini par rentrer chez elle, le sourire aux lèvres, pour découvrir sa baby-sitter complètement paniquée. Ensemble, elles avaient passé un marché : la jeune fille s’engageait à ne pas parler de cette petite escapade si sa baby-sitter acceptait de l’accompagner la fois suivante. Celle-ci fut difficile à convaincre, mais après avoir bien réfléchi, elle avait préféré taire cet épisode aux parents Di Marzo afin de ne pas risquer de perdre son emploi. Petra avait ainsi été autorisée à se rendre sur les terres de la communauté deux fois par semaine. Et si elle était restée discrète pendant quelques temps, bien vite, elle se mit à se mélanger aux autres enfants, jouant et parlant avec eux des heures durant.

1995 / Elle avait obtenu son diplôme et avait eu besoin de réfléchir à ce qu’elle voulait faire par la suite. L’idée de prendre un logement à New York afin de suivre des études lui avait effleuré l’esprit mais elle n’avait pas tardé à l’écarter. Il était hors de question pour elle de s’éloigner de sa famille. Mais surtout, il était hors de question de s’écarter de la communauté et de ses nouveaux amis, qu’elle se plaisait à retrouver en cachette. Lorsqu’il avait fallu présenter ses choix de vie à ses parents, elle leur avait simplement assuré qu’elle préférait rester auprès des siens et se montrer utile pour sa paroisse. En réalité, elle aidait le prêtre à cultiver son potager, réparer les coutures de ses vêtements liturgiques et récurait les sols aussi vite qu’elle le pouvait, afin de sortir au plus vite pour gagner la communauté. Elle y passait alors les meilleurs instants de sa vie, partageant son temps avec ses meilleurs amis.

1997 / Le palpitant qui s’emballait et les frissons qui parcouraient son échine chaque fois qu’elle croisait son regard. Les joues qui s’empourpraient et l’estomac qui bourdonnait chaque fois qu’elle était en sa présence. Des sensations que Petra ne pourrait plus jamais connaître. Ils avaient mis les voiles. Disparus du jour au lendemain. La communauté n’était plus là et la brune était restée désemparée. Un instant, elle avait simplement cru que Teddy avait oublié leur rendez-vous, mais les rues vidées lui avaient laissé une drôle d’impression. Elle avait frappé à toutes les portes dans l’espoir vain que l’une d’elles pivote sur ses gongs. Petra s’était ainsi acharnée pendant près d’une demi-heure avant de baisser les bras, s’asseyant sur les marches du perron de Teddy. Elle était partie et ne lui avait rien dit. Ce constat avait créé une plaie dans le creux de sa poitrine. Le premier amour qui tournait au cœur brisé, un cliché qui était devenu réalité. Honteusement, Petra s’était surprise à penser qu’il s’agissait peut-être d’une punition céleste pour s’être écartée du droit chemin, celui de la foi. Pourtant, sa colère n’était pas orientée vers les cieux. C’était Teddy qu’elle maudissait de toute son âme.

1998 / La disparition de Teddy avait remis toute sa vie en question. Petra refusait de continuer à perdre son temps. Aussi avait-elle pris les devants, conviant la totalité de sa famille dans le salon tandis qu’elle s’apprêtait à leur annoncer qu’elle renonçait à son choix de rester auprès des siens. Elle voulait faire de nouvelles rencontres, s’asseoir sur les bancs de l’université. Le droit l’intéressait tout particulièrement. Ses parents avaient d’abord eu du mal à encaisser l’idée, s’inquiétant de ce que pouvait bien représenter une vie à New York. L’aspect financier dominait une bonne partie de la conversation, mais leurs inquiétudes les plus vives concernaient la foi. Ils étaient inquiets à l’idée que Petra puisse mettre de côté ses prières quotidiennes, ses rendez-vous hebdomadaires à la messe. La jeune femme avait pincé les lippes, réfrénant sa gêne et les commentaires qui menaçaient de passer le seuil de ses lèvres. Voilà bien longtemps qu’elle s’était écartée des valeurs qu’on lui avait inculquées, qu’elle avait fait le choix de suivre son cœur plutôt que ses aïeuls. Cependant, pour convaincre le reste de sa famille de sa bonne foi, Petra avait fait une promesse. Celle de se faire amie avec le prêtre de sa nouvelle paroisse et de présenter à ses parents tout époux potentiel. Des mots qui semblaient avoir apaisé leurs craintes et qui avaient permis à la jeune femme de débuter ses études dans l’immensité de la Grosse Pomme.

2005 / Sept années avaient été nécessaires pour venir à bout de sa formation et enfin être acceptée au barreau. Un moment plein d’émotions qui lui avait finalement permis de devenir avocate spécialisée dans la propriété intellectuelle. Ainsi, Petra se rapprochait de deux milieux qui l’avaient toujours fascinée : celui du droit, ainsi que celui de la culture. Ses parents avaient tenu à être présents pour cet évènement si spécial et la jeune femme avait été heureuse de leur soutien. Il avait été si difficile de les convaincre que ses études avaient un but, qu’elle ne pouvait que savourer sa victoire avec une certaine fierté. Ensemble, ils étaient allés passer la soirée au restaurant, fêtant ainsi le départ de cette nouvelle vie. Bien vite, une discussion fâcheuse les effleura. Ses parents pressaient Petra de se trouver un mari afin d’avoir des enfants, une nouvelle génération à laquelle transmettre son savoir et ses passions. La brune avait manqué de s’étouffer avec son verre de vin et avait répondu avec un sourire qu’elle ne ressentait pas les besoin de trouver quelqu’un avec qui partager sa vie. Pour toute réponse, ses parents l’avertirent qu’elle finirait par changer d’avis. Le sujet ne tarda pas à être mis de côté afin d’éviter l’apparition de la moindre tension.

2011 / La vie semblait lui tendre les bras. Petra avait intégré un cabinet d’avocats qui se portait à merveille et s’était même installée avec une femme dans un appartement qui correspondait à toutes ses attentes. C’était comme vivre un rêve éveillée. Pourtant, une ombre venait noircir le tableau. Sa compagne insistait pour rencontrer ses parents, désireuse d’apprendre à connaître ces personnes desquelles Petra était si proche. La brune changeait alors totalement de visage. Elle se refermait sur elle-même, devenait plus grincheuse, voire un peu brutale dans ses propos. Ses gestes tendres laissaient place à une attitude boudeuse que sa compagne ne parvenait pas à comprendre. Elle se trouvait blessée de ce rejet de la part de Petra, prétendait que l’avocate avait trop honte d’elle pour la présenter aux siens. Il s’agissait de leur unique sujet de disputes mais cela avait été suffisant pour être la cause de leur séparation. Après quoi, Petra n’avait fait qu’enchainer de courtes relations, refusait de s’impliquer sur le plan émotionnel. Par peur de se brûler les ailes, de s’attacher à quelqu’un qu’elle ne pourrait jamais présenter à sa famille.

2017 / La quarantaine avait frappé à sa porte. Une visite peu enviable de laquelle elle se serait bien passée, quand bien même l’âge ne représentait que peu de choses à ses yeux. Pourtant, ses parents n’envisageaient pas les choses de la même façon. Alors qu’elle passait sa journée d’anniversaire chez ses géniteurs, elle eut la surprise de constater la présence d’un inconnu autour de la table. Petra fit comme si elle n’avait rien remarqué, mais son père ne la laissa pas s’en tirer à si bon compte. Il lui présenta Arthur, un quarantenaire qui cherchait à se caser. La brune avait accepté de lui laisser son numéro de téléphone et avait joué le jeu, pour faire plaisir à ses parents. Au début, elle eut l’impression de se forcer, mais la compagnie d’Arthur n’était pas aussi déplaisante qu’elle l’aurait cru. Ils avaient quelques points communs, qui tournaient majoritairement autour de leurs croyances familiales. Cette relation semblait ravir ses parents et Petra se laissa prendre au jeu, ravie de voir leurs visages joyeux. Ils appréciaient Arthur plus qu’elle, mais l’avocate savait que l’homme ferait un bon mari.

2018 / Ils attendirent le printemps suivant pour se passer la bague aux doigts. Petra avait apprécié voir les larmes de joie rouler sur les joues ridées de ses parents. C’était ce qui lui permettait de penser qu’elle avait fait le bon choix. Arthur l’emmena en lune de miel dans un parc national, de l’autre côté des Etats-Unis. Cette idylle sur la côte ouest fut comme un rêve éveillé pour l’avocate. Pourtant, la réalité la rattrapa brusquement. Alors qu’ils revenaient à New York, les deux époux entrèrent rapidement dans une routine qui ne plut pas à Petra. Il lui manquait l’étincelle. Un manque qu’elle fit de son mieux pour surmonter, mais l’ennui se faisait ressentir et la tension montait de façon régulière. La brune ne supportait pas les commentaires parfois homophobes de son mari, orientés contre les personnes qu’ils pouvaient croiser dans la rue ou même contre des personnages d’émissions télévisées. Des commentaires insupportables pour Petra, qui ne manquait jamais de le reprendre. Elle faisait pourtant de son mieux pour faire en sorte que ce mariage fonctionne et elle prenait sur elle pour supporter tous les défauts d’Arthur.

2020 / Elle avait demandé le divorce et les papiers avaient été signés avant qu’elle n’en avertisse quoi que ce soit. Petra n’allait pas regretter son mari. Au contraire, celui-ci fut rapidement effacer de son esprit tandis qu’elle se dirigeait vers la propriété de ses parents pour leur exprimer son choix. Elle avait lu la déception dans leur regard – comment leur fille pouvait-elle être une divorcée ? c’était si honteux et contraire aux principes de leur Eglise – et cela avait ravivé la colère dans le creux de sa poitrine. Elle était allée beaucoup plus loin qu’elle ne l’aurait voulu. Dans un moment de courage, Petra avait annoncé à ses parents qu’elle aimait les femmes autant que les hommes. Qu’elle avait déjà partagé les draps de certaines femmes, avait éprouvé des sentiments pour elles. Ses géniteurs, d’abord hébétés, n’avaient pas tardé à la mettre dehors. Le message était clair : ils ne voulaient plus la voir. L’avocate avait d’abord cru qu’elle souffrirait de cette décision mais il ne fallut que quelques jours pour panser ses plaies. Bien vite, ce fut l’impression de liberté qui prit le dessus. Elle se sentait plus légère, plus à même d’être enfin celle qu’elle était réellement. Il n’existait plus aucune barrière.