Oscar est content. Il est content comme il ne l’a pas été depuis un certain temps, car sa rupture avec Esteban a occasionné une douleur qui ne passe pas réellement. Il est content, donc, parce qu’il va avoir l’occasion de passer la soirée avec Jan. Ils se sont donnés rendez-vous dans un bar du Bronx pour boire quelques verres et se raconter leurs vies. Ils n’ont eu l’occasion que de se voir de manière un peu épisodique depuis qu’ils se sont pris la tête au sujet de sa relation, Jan devrait donc être soulagé à l’idée qu’Oscar ait mis un terme à son couple avec Esteban. Il pourra lui dire qu’il avait raison. Que c’était un peu inconscient. Il est un peu en avance, et entre donc prendre une table. Il dépose sa veste sur le dossier de la chaise et s’installe pour attendre son ami. Des amis, il n’en n’a pas beaucoup Oscar. Et la solitude s’est fait d’autant plus ressentir qu’il se trouvait dans une phase difficile. Irene n’est pas très disponible, ce qui est compréhensible compte tenu des développements dramatiques de ses disputes avec Meghan. Alors l’invitation de Jan, qui lui donne l’impression qu’il est enfin passer au dessus de leurs différends, lui a fait un bien fou.

Quand il le voit apparaître, il lui offre un sourire presque tendre et attend qu’il vienne le rejoindre à la petite table.

- Hey, il lance quand il arrive à sa hauteur, se redressant pour lui dire bonjour. Ca va ? J’ai l’impression que ça fait une éternité.

Nouveau sourire ; rien ne laisse présager que cette soirée pourrait tourner au vinaigre. Rien.

Ca fait effectivement longtemps qu’ils ne se sont pas vus. Oscar ne sait pas bien par où commencer, d’autant qu’il n’est pas certain de pouvoir retenir son amertume et sa tristesse très longtemps. D’habitude, il est assez bon pour prendre sur lui, mais cette nouvelle rupture a fait des ravages qu’il ne peut pas vraiment ignorer sur son coeur. Il continue de sourire à son ami et joue avec la petite serviette en papier posée devant lui.

- Ca va, ça va. Et toi ?

Il relève les yeux et lève la main pour qu’un des serveurs vienne s’occuper d’eux.

- En fait ça ne va pas si fort, il ajoute une fois la commande passée. J’ai fini par rompre avec mon petit-ami ; je sais que la nouvelle va te réjouir et je suis d’accord avec le fait que c’est une bonne chose, mais disons que ça ne m’empêche pas vraiment d’être un peu... triste ?

Il soupire et s’écarte un peu de la table pour que le serveur puisse y déposer leurs verres et quelques cacahuètes apéritives.

- Même s’il était trop jeune pour moi.

Il espère que Jan comprendra, et que la fureur qu’il a ressentie la dernière fois ne reviendra pas hanter cette conversation.

Il devrait sans doute arrêter de ressasser l’impossible, ce serait une bien meilleure idée que de rester assis là à souffrir une relation qui de toute façon, n’aurait eu que très peu de chances de fonctionner. Esteban n’aurait jamais présenté ses parents à Oscar, ils n’auraient jamais pu former un couple normal et la situation aurait fini par leur sauter à la figure un jour ou l’autre. Ce qui faisait le plus peur à Oscar, dans ce contexte, c’était le fait qu’il finirait tôt ou tard par être un vieil homme grabataire - en admettant que leur relation ait tenu jusque là - et qu’Esteban aurait forcément fini par en souffrir. Il ne peut s’empêcher de penser qu’il aurait, en quelques sortes, sans penser à mal et sans le vouloir vraiment, volé la jeunesse d’Esteban en continuant à le fréquenter. Heureusement pour le futur, malheureusement pour son coeur, ils ont fini par aboutir à la situation ou une simple solution logique subsistait. Se séparer, donc, en se faisant souffrir tous les deux puisqu’ils savaient très bien que les sentiments n’étaient pas ce qui venaient à manquer dans leur couple.

- Oui, je sais bien. Je ne voulais pas dire que tu allais te réjouir de ma tristesse, simplement que la situation a fini par se débloquer d’elle-même et que c’est sans doute mieux comme ça, même si on ne peut pas dire que c’est le manque d’amour qui nous a séparés.

Il soupire et avale une gorgée de sa boisson pour se donner un peu de courage.

- Este, il s’appelle. Enfin, Esteban.

Il soupire et affiche un sourire triste, inconscient du tremblement de terre qui va l’embarquer dans quelques instants.

Oscar a l'impression que Jan change subitement de comportement - ou plutôt d'attitude générale - en entendant le prénom qu'il murmure sans parvenir à dissimuler sa tristesse. Il aurait aimé qu'Esteban soit plus vieux, que leur relation soit moins compliquée pour qu'elle puisse perdurer au-delà de ces quelques mois. C'était égoïste d'entrainer le jeune homme là-dedans, il aurait dû savoir, lui, le plus adulte des deux, que leur histoire n'allait pas fonctionner - mais il n'a pas réussi à se résoudre. Il s'est laissé avoir lui aussi, et maintenant il a mal au coeur et il ne peut même pas l'exprimer valablement à qui que ce soit, sans pudeur. Pas à Jan parce qu'il sait que même s'il est enclin à l'écouter, il n'en reste pas moins choqué par l'idée de cette relation étrange. Pas aux autres qui s'en foutent. Le seul à qui il pourrait en parler sans pudeur, c'est Este ; mais Este souffre et il faut qu'il le laisse tranquille.

- Une... photo ?

Oscar est un peu interloqué par la question. Sans comprendre, il fouille machinalement dans la poche intérieure de sa veste et déverrouille son portable. Il la trouve déplacée, cette question, alors qu'il est en train d'exprimer la tristesse qu'il ressent. Mais il ne dit rien. Son doigt clique sur l'application, et il balaye l'écran pour revenir quelques semaines en arrière, au gré d'un selfie presque professionnel capturé par son ancien petit-ami sur son vieux téléphone.

- Tiens.

Il tend son portable et sent sa gorge se serrer ; attrape son verre pour avaler la gorgée du courage, sans savoir. Sans comprendre. Lui, à cet instant, il est juste un homme blessé que personne ne peut entendre.

Oscar regrette instantanément d’avoir donné son téléphone. Quelque chose ne va pas, il le comprend en regardant la tête de Jan lorsqu’il montre la photo d’Esteban. Il sentait bien que la requête de son ami était étrange et il sait maintenant qu’il n’aurait pas dû y accéder. Le visage de Jan se décompose et soudainement, une tension inconnue monte. Oscar pense d’abord que c’est parce qu’il trouve qu’Esteban fait jeune pour son âge et qu’il va lui reprocher à nouveau d’avoir fréquenté un garçon aussi jeune, et il s’y prépare, même s’il ne voit pas l’intérêt de se disputer à nouveau pour ça maintenant que de toute façon, il s’est séparé d’Esteban.

Ce n’est pas cette réalité là qui passe les lèvres de Jan, cela dit. Oscar met un instant à comprendre ce que lui dit son ami - ou ancien ami, peut-être. Son filleul ? Sa main tremble un peu sur son téléphone et il hésite à se lever pour partir en courant. Il n’a aucunement envie de se battre avec Jan - même s’il doute sincèrement que son ami parviendrait à lui mettre une raclée sans qu’il puisse se défendre, vu leur différence de taille, déjà. Ce n’est pas pour lui que ça l’embête ; Oscar déteste la violence sous toutes ses formes.

- Je...

Il ne sait pas vraiment quoi dire pour arranger les choses ; en réalité, les choses ne peuvent sans doute pas être arrangées.

- Je suis désolé.

Mais il ne l’est pas, en réalité. Parce que même si cette relation était étrange, il a aimé Esteban et il ne l’a forcé à rien.

- J’avais des sentiments pour lui, cela-dit, tu sais... Ca n’était pas juste comme ça. Je me suis assuré qu’il était majeur et j’ai fait attention...

Il grimace ; son envie de fuir lui titille les entrailles. Prendre ses jambes à son cou avant que la situation ne dégénère, et prévenir Esteban, aussi, qui risque de subir la contrepartie de ces révélations arrachées.

Oscar aurait sans doute mieux fait de se taire. D'encaisser la réaction d'Alejandro, qui ignore pourtant tout de la relation qui a uni les deux hommes, et de s'éclipser en faisant un trait sur leur amitié. Il ne comprend pas bien dans quelle merde il peut se retrouver à nouveau - mais il ne dit rien. Alejandro, lui, s'énerve et se redresse, semblant sur le point de perdre toute retenue quand il lui crie dessus pour lui demander à quoi il a fait attention. Et Oscar ne peut pas répondre, il s'en rend compte désormais. Il ne peut pas expliquer au parrain qu'il a fait attention à le ménager, à lui donner du temps, à lui offrir de la tendresse et à écouter ce qu'il avait sur le coeur. Il ne peut pas expliquer que si la rupture a été difficile pour Esteban, elle l'a également été pour lui, que son coeur a souffert de nouveau. Il ne peut pas dire qu'il s'est torturé l'esprit à force de constater à quel point il était égoïste de laisser venir une relation pareille, entre un jeune homme de 21 ans et lui. A quel point, même s'il savait bien que la relation finirait par se terminer, il a espéré. Comme un idiot. Ces mots n'apaiseraient pas Alejandro ; au contraire, ils ne le rendraient que plus furieux encore - à peine Oscar a-t-il tenté de se justifier que déjà, il peut lire la colère froide qui déforme les traits de Jan. Et il s'apprête à ouvrir la bouche pour s'excuser encore quand le poing de son ami atterri dans sa joue, lui arrachant une exclamation douloureuse et surprise. Il dévisage l'homme qu'il a en face de lui quelques instants, sa main se portant automatiquement à sa joue. Oscar n'a aucune once de violence dans le coeur ; il ne pourrait même pas envisager de répliquer au coup qu'il vient de prendre s'il le souhaitait. Il reste assis, peinant à comprendre ce qui est le plus difficile entre la violence des yeux de son ami ou celle qu'il vient d'extérioriser... en frappant. Oscar attrape sa veste, posée négligemment devant lui, honteux pour de nombreuses raisons mais aussi parce que l'attention des gens du bar s'est automatiquement tournée vers eux. Il se lève de sa chaise, pour prendre de la hauteur, parce qu'il est plus grand que le mexicain.

- Tu n'aurais pas dû faire ça.

Ce n'est pas une menace, mais un constat triste, en souvenir des heures passées à tenter de réhabiliter un corps meurtri par la violence.

- Je vais m'en aller.

Il se sent étrangement menacé par les émotions soudaines qui le submergent.

- Ne fais pas de tord à Esteban. Il n'est pas responsable de cette histoire et il n'est pas non plus responsable de ta colère.

Il fait demi-tour et hâte le pas jusqu'à la porte d'entrée du bar, espérant sincèrement que Jan ne va pas le suivre, mais qu'il restera sur sa chaise suffisamment longtemps pour qu'Oscar puisse fuir le plus loin possible. Il a beau être plus grand que son ex-ami, il ne s'imagine pas ce que pourrait donner un affrontement si le mexicain décidait de poursuivre sa quête de revanche.