La sensation de malaise était palpable. Jack semblait avoir reçu une pierre sur l’estomac alors qu’il contemplait le fond de son verre, tandis que Leone avait envie de disparaître sous terre. Pourtant, tout avait bien commencé. Décidés à lui remonter le moral après ses déboires des dernières semaines, ou plutôt celles de ses proches, entre le cambriolage de sa grand-mère et la séquestration par un de ses patients de son meilleur ami, plusieurs collègues de son service avaient décidé de se retrouver dans un bar sympathique pour une soirée tranquille, du moins, ceux n’étant pas de garde. Le choix s’était effectué sur le Outpost, qui était proche des maisons de plusieurs des soignants, les autres acceptant et comptant sur les transports en commun ou leur voiture. Et puis, on leur avait promis une belle scène musicale, alors, il fallait bien faire quelques sacrifices. Pour sa part, l’italien connaissait l’endroit essentiellement pour y avoir réalisé quelques campagnes de prévention avec Act Up. Il y avait d’ailleurs rencontré le chanteur du soir, ce qui lui avait arraché un petit sourire d’amusement. Ainsi, il avait salué Enzo d’un bref coup de tête en entrant, sans être certain d’avoir été reconnu d’ailleurs et une ou deux fois, à la fin d’un des morceaux, avait levé son verre de limonade – éternelle limonade, son addiction à la boisson sucrée était presque une plaisanterie connue de tous, à force de constater son acharnement monomaniaque à ne jamais varier ses commandes – pour saluer l’artiste. Bref, tout allait bien.

Jusqu’à ce que Jack, le nouvel interne du service, plutôt éméché, ne prenne la place à côté de lui et ne commence à lui faire un rentre-dedans tel que même un être entièrement obtus aurait fini par remarquer, tant il semblait vouloir égaler la subtilité d’un cachalot en rut. Gêné, autant par la distance hiérarchique entre eux, Leone ayant toujours considéré comme peu glorieux les relations entre les titulaires et leurs subordonnés en raison des nombreuses difficultés engendrées, que par la nature ouvertement sexuelle de ses avances, il avait au départ tenté, délicatement, de lui faire comprendre qu’il n’était aucunement intéressé, ni par ce type de relation, ni par Jack, en vérité. Mais manifestement, sa tentative ne fut aucunement couronnée de succès, si bien qu’au bout d’un moment, n’en pouvant plus, il avait fini par se lever en demandant à Jack de le suivre, pour lui expliquer qu’il était flatté, certes, mais n’entendait absolument pas poursuivre dans cette voie, et qu’il se contentait fort bien d’une relation strictement professionnelle. Malgré un essai pour le convaincre « se laisser aller, beau comme tu es », Leone était resté ferme, déclarant finalement qu’il n’était absolument pas intéressé. Et ils étaient donc là, l’un en face de l’autre, Jack avec la face de quelqu’un qui venait de prendre une grande claque dans la figure, et l’italien qui avait toujours eu horreur de rejeter les gens ainsi. Néanmoins, quand l’interne rouvrit la bouche pour revenir à la charge, le pauvre chirurgien ne trouva pas d’autres solutions que de fuir, prétextant devoir saluer un ami. Ce qui n’était pas entièrement faux. Juste très précipité. C’est ainsi qu’il se précipita donc vers Enzo quand ce dernier descendit de la scène, et marmonna d’une voix précipitée :

« Désolé d’être aussi abrupt, mais tu peux me planquer dans ta loge quelques minutes ? J’ai un interne qui me fait du plat depuis une heure et ne semble pas comprendre la négative. Donc comme il a un peu bu, je vais faire en sorte de ne pas détruire sa carrière, vu la honte qu’il va déjà subir demain quand tout le monde s’en souviendra dans le service, mais je n’ai vraiment pas envie de supporter ça toute la soirée. »

Honnêtement, Jack n’était pas méchant, sans doute juste un peu échauffé par l’alcool, qui n’avait pas dû arranger une inclination envers son supérieur qu’il savait intéressé par les hommes, ce qui n’était pas un secret à l’hôpital, Leone étant out, ne serait-ce que du fait de ses activités militantes et de son réseau. Nul doute que ses collègues internes ne se priveraient pas de lui rappeler son râteau de la soirée, et qu’il allait le porter comme une croix un bon moment. En attendant, histoire de lui éviter définitivement une humiliation douloureuse, Leone avait préféré cette solution de repli, espérant que le chanteur ne le trouverait pas trop cavalier et volerait à son secours.

C'était un nouveau soir de représentation. Enzo aimait beaucoup chanter dans ce bar, le Outpost. Il y faisait souvent de belles rencontres à la fin de ses prestations et pour quelqu'un qui aimait discuter, c'était le bonheur. Il avait donc commencé la soirée par des titres connus, afin que chacun puissent chanter avec lui dans la foule. Mais il aimait bien également, pour les dernières chansons, chanter quelque chose qu'il avait lui-même composé. Il avait eu l'accord du patron du bar étant donné que le jeune artiste plaisait beaucoup aux clients. C'était un moyen pour lui de le remercier également.

Au cours de la soirée, il aperçut Leone, un jeune chirurgien qu'il avait rencontré il y a quelques temps déjà. Il ne l'avait pas vu entrer dans le bar, mais avait bien remarqué son verre de limonade qu'il tenait dans sa main. C'était quasiment la seule personne à prendre toujours la même chose, c'était donc facile de savoir qui levait un verre de limonade à la fin de ses chansons. Il était accompagné ce soir, surement par ses collègues de travail au vu de leurs tenues ce soir là.

La soirée était sur le point de se terminer pour Enzo tandis qu'il chantait son tout dernier titre enregistré dans un studio quelques jours plus tôt. Une chanson qui parlait d'acceptation de soi et des autres, de comment vivre ensemble et être généreux avec son prochain. C'était quelque chose qui le touchait énormément, et son émotion s'était ressenti lorsqu'il ouvrit la bouche. Ému lui-même, il finit la chanson avec quelques larmes prêtes à couler sur ses joues et descendit de la scène en remerciant chaleureusement son public pour laisser place au nouvel artiste qui allait animer la fin de soirée. Ce n'est pas une chanson triste qui allait mettre le public en délire pour cette fin de semaine. Et à peine avait-il eu le temps de descendre les marches de la scène, qu'il vit Leone arriver précipitamment vers lui et lui dire :

« Désolé d’être aussi abrupt, mais tu peux me planquer dans ta loge quelques minutes ? J’ai un interne qui me fait du plat depuis une heure et ne semble pas comprendre la négative. Donc comme il a un peu bu, je vais faire en sorte de ne pas détruire sa carrière, vu la honte qu’il va déjà subir demain quand tout le monde s’en souviendra dans le service, mais je n’ai vraiment pas envie de supporter ça toute la soirée. »

Il semblait relativement exaspéré du comportement de son collègue et le jeune chanteur ne pouvait faire autrement que d'accepter sa demande. Ils partirent tous les deux dans les coulisses du bar, en direction de sa loge. Celle-ci était vraiment très modeste. Une chaise avec une table était disposée au fond de la pièce, un canapé était collé contre le mur à gauche de l'entrée et un tableau été accroché sur le mur d'en face. Une décoration bien simpliste, mais qui lui suffisait largement. Il n'avait pas besoin de plus de fioriture pour se sentir bien. Le nécessaire était là, c'était tout ce qui comptait.

Ce n'était pas la première fois que Leone venait dans sa loge et il en avait profité pour s'installer confortablement sur le canapé. Il n'en fallait pas plus à Enzo pour venir le rejoindre, exténué par sa prestation de ce soir. Le dernier morceau qu'il avait composé lui-même était très prenant et il n'avait pas eu bien le temps de s'en remettre. Il venait de chanter pendant trois heures d'affiler, et même si c'était sa passion et qu'il était très fier de pouvoir en vivre, il en était pas moins fatigué. Mais il n'allait pas laisser son ami seul en détresse. Il respira un bon coup pour relâcher la pression, se tourna sur le canapé pour être bien en face de lui et lui dit :

« Alors comme ça on fuit face à tant d'amour ? Haha je te comprends. Enfin... je crois. J'ai vu que ton collègue était quand même pas mal arrosé, les mecs sont souvent relou quand il y a un peu trop d'alcool dans le sang. Il est tout le temps comme ça ? »

Il trouvait que le collègue de Leone était plutôt mignon, mais déteste voir les gens bourré. C'était quelque chose qu'il ne pouvait pas supporter. Ce qui était quand même un comble étant donné qu'il travaillait dans un bar. Mais c'était le seul qui avait accepté sa candidature et puis bon, il faut quand même dire qu'il avait fait de belles rencontres. Notamment celle de Leone.