Les douze coups de midi résonnent dans l'etage que se partagent les membres de sa maison d'édition. La boule de nervosité qui n'a cessé de descendre tout au long de la matinée est maintenant bien au chaud dans le ventre de Meghan. Elle n'a pas faim et elle n'a pas non plus réussi à se concentrer sur son travail. Son regard déviant sans cesse sur l'imposant bouquet, son attention toute portée à une certaine personne qui est revenue travailler dans le même bâtiment qu'elle. Un homme dont les quatre lettres suffisent à créer tout une gamme d'émotions contradictoires qu'elles serait bien incapable de discerner. Ses doigts pianottent sur le verre de son bureau, le manuscrit intouché depuis trois heures trône tel la preuve honteuse de son trouble en plein milieu de son bureau.

Un soupir, et un autre, et encore un. Là, tu exagères pour te faire remarquer. Tu ne risques rien à simplement prendre le bouquet, entrer dans l'ascenceur et... Briser cette distance imposée par son silence. Meghan glisse une main sur un des pétales, s'imagine Neal faire de même dans quelques instant, se prend à voir sa main caresser sa peau à elle, et ses lèvres se poser délicatement contre les siennes. Puis, elle sort de sa rêverie, tapote ses joues, et se décide enfin à se lever, les jambes flageollantes et se diriger jusqu'aux portes automatiques. Si seulement, elle n'avait pas cette manie de tout compliquer. Si seulement sa vie était plus simple.

Lorsque les portes de l'ascenseur s'ouvrent enfin sur l'étage recherché, Meghan fait son entrée, débordante d'une assurance bien fausse, le bouquet masque son visage et ses talons claquent sur le sol. Une femme l'arrête cependant, assise à un bureau, l'éditrice doit baisser son cadeau fleuri pour apercevoir son visage souriant. "Bonjour madame. Que puis-je faire pour vous ?" sans perdre un instant Meghan récite un texte appris par coeur. "Bonjour, je souhaiterais voir Neal Murray, je n'ai pas de rendez-vous mais je lui apporte un cadeau de bienvenue. " Elle conclut par un sourire flamboyant. "Je suis désolée madame, mais cela ne sera pas possible, je peux toutefois lui remettre le bouquet et votre nom, il vous contactera." Meghan se mord les lèvres et sans se départir d'un sourire qui ne traduit pas le vent de panique qui s'engouffre en elle intervient. "Vous êtes sûre, je le connais et puis c'est l'heure du déjeuner alors je me suis dit que je ne le dérangerais pas, je vous assure que je ne serais pas longue, je travaille quelques étages en dessous, je peux même attendre sur ce fauteuil, si vous tenter de le contacter ou... " Un flot de parole ininterrompu s'échappe de ses lippes peintes en rouge, et rien ne semble pouvoir l'arrêter. De loin, elle s'aperçoit, une gamine qui n'entend pas un non, mais son plan si parfait détruit en ube seconde, c'est bien trop pour ses nerfs déjà rudement attaqués par cette action. Vite, que quelqu'un la sorte de là ! Est-ce que la panique se voit dans son regard malgré les sourires et le ton assuré ? Lui est-il encore possible de faire marche arrière et de simplement laisser le bouquet de fleur ? Mais, un cadeau n'est pas suffisant, il est impératif qu'ils se parlent, sauf qu'il travaille bien sûr et elle débarque comme une fleur ou plutôt une tornade parce qu'elle a décidé que c'était le moment, maintenant ou jamais. Combien de fois doit-elle faire les mêmes erreurs ?

Meghan s'interrompt et reprend. "Vous avez raison, excusez-moi. Pourriez-vous lui donner ce bouquet, de la part de Meghan Taylor ?" la femme hoche de la tête, son regard teinté d'une méfiance contenue. "Bien sûr" La blonde la remercie puis s'éloigne lentement, ses dents mordillant jusqu'au sang l'intérieur de sa joue. Elle appuie sur le bouton de l'ascenseur et attend. Dépitée, mais fière de n'avoir pas créé un esclandre. Est-ce ce qu'on appelle un mal pour un bien ? Ou simplement un indice flagrant de toutes ses difficultés ?

Prendre le chemin du travail n'est pas chose aisée pour Neal Murray. Il a beau avoir répété cette scène dans sa tête des milliers de fois, le caractère réel de cette journée change toute la donne sans grande surprise. Sa respiration est loin d'être excellente et il est presque certain d'avoir encore tout raté dans l'accordage des couleurs de sa cravate et de sa chemise bien repassée. Incapable de s'assurer de cette variable ennuyeuse, il a fini par envoyer une photo à Leah pour obtenir validation. En effet, ses yeux étant bien moins performants dans l’interprétation des couleurs que le dernier Iphone Pro qu'il a dans la main, il a malheureusement été contraint de s'appuyer sur la technologie pour ne pas se rendre ridicule dès le premier jour.

L'obstacle de l'habillage dépassé, il prend la décision compliquée de passer la porte de la maison. Pas pour faire des courses, pas pour aller chercher sa livraison à la pizzeria du coin, mais bien pour retourner affronter les piles de dossiers et les merdes laissées par son ex-femme à Inclusive Prods. Le divorce a été un coup dur pour la société, et Neal ne sait même pas comment affronter ses employés qu'il a l'impression d'avoir laissé grandement tomber avec tout cette histoire. Ils ont réussi à maintenir leur affaire à flot, sans avoir à licencier et en soi, c'est une victoire, mais pour le producteur cela reste psychologiquement compliqué. Se débarrasser de toute cette culpabilité qu'il ressent est un gros travail sur lui-même qui lui prendra bien plus que quelques mois.

Le retour, bien que terrifiant, ne se passe si mal que ça cela dit, et Neal apprivoise de nouveau son bureau, les changements qui sont intervenus en son absence. Dani le met à jour sur les projets en cours, et finalement, le retour n'est si périlleux qu'il aurait pu le penser à première vue. Mieux encore, ce retour à la normale lui permet d'oublier les élans de son cœur, les lèvres de Meghan. Seulement tout ça, c'était sans compter les attentions de la blonde qui en a vraisemblablement fini avec la discrétion. Alors qu'il revoit la formulation d'une de ses phrases, il reconnaît une voix bien familière. Neal lutte contre l'envie de passer la tête en dehors de son bureau, puis capitule au bout d'une minute.

- Meg... Je peux faire quelque chose pour toi ou tu t'es trompée d'étage ?

Le ton de Neal est un peu froid, et volontairement d'ailleurs. Il ne sait pas comment il est censé accueillir l'attention de Meghan. Après tout, la jolie éditrice l'aie ignoré pendant des mois ce qui l'a laissé s'imaginer les pires scénarios. Le producteur est un peu fatigué d'avoir la sensation d'être le dindon de la farce en permanence. Il s'est montré patient, compréhensif et on ne peut pas dire que toute cette prévenance ait porté ses fruits. Neal a la sensation qu'il est temps pour lui de cesser de courir après des personnes qui se sont pas faites pour lui.

Le bouquet de fleurs repose sur le bureau de la secrétaire, et Meghan attend l’ascenseur en se demandant bien comment elle va faire maintenant. Ses dents mordillent jusqu’au sang l’intérieur de ses joues, ses paupières s’ouvrent et se referment à une vitesse affolante pour distraire les larmes qui menacent de percer sa coquille, alors que ses pensées se tournent vers les dernières paroles de sa thérapeute. « Meghan, vous avez le droit d’être heureuse, et vous méritez d’être aimée. Cependant, il faut que vous soyez certaine de ce que vous décidez – et non ce n’est pas à moi de choisir pour vous – avant de vous lancer dans une relation. Certaine de lui, bien sûr, mais certaine de vous surtout. Les hauts et les bas, cela ne vous aidera pas. Vous avez besoin de stabilité. » Tout était parti de là, un déclic, une épiphanie. Comme ouvrir les vannes et ne plus savoir les refermer. Un robinet qui coule à flot, celui de ses sentiments. Et elle comprend où se cachait l’erreur, pas dans le baiser, pas dans les mots prononcés, mais dans l’impulsion du moment, dans le silence qui a suivi. Dans ses doutes et ses peurs. Peut-être était-il trop tard ? Peut-être l’était-il déjà la dernière fois et celle d’avant ? Toutefois, elle ne pouvait vivre avec l’idée de ne plus jamais lui reparler, de ne plus le revoir, de ne plus jamais le toucher.

Meghan ne sait pas comment être son amie.
Elle ne sait pas non plus comment être Plus.
Mais, pour la première fois de sa vie, elle est persuadée qu’elle peut apprendre à devenir l’un ou l’autre.
L’autre, de préférence.

Maintenant, reste à savoir comment l’atteindre. Le tintement de l’ascenseur résonne et alors que Meghan s’approche de l’entrée, elle entend une voix qui lui est bien difficile d’oublier mais dont les chaudes inflexions ont laissé la place à une bourrasque presque glaciale. Lentement, la blonde se retourne et perd les mots qu’elle ne savait pas chercher. Dans son costume de travail, dans cet air renfrogné, il y a en Neal une fragilité et une force qui la bercent et la blessent à chaque fois. Une beauté qui l’attire. Elle en le souffle coupé, presque littéralement. Ses sourcils se froncent cependant face à l’insinuation et ses bras se croisent d’instinct. « Je sais encore où je travaille. » Son visage se détend tout aussi rapidement. Le naturel revient parfois au galop, bien qu'elle sache maintenant le chasser. « Ce n’est pas de perte de mémoire dont je souffre. Mais apparemment d’un manque certain de discernement et … de considération. » Le dernier mot est appuyé, ses lippes se retroussant très légèrement, dans l’esquisse parfaite d’un sourire contrit. « Je voulais t’offrir des fleurs pour te souhaiter un bon premier jour » L’éditrice désigne le bouquet « et des explications autour d’un déjeuner. » Elle s’approche d’un pas fébrile, et chuchote presque en plantant ses iris verts dans l’océan de son regard. « Je comprendrais que tu refuses. » Et elle en serait détruite très certainement. Mais le chantage affectif ne doit plus faire partie de ses armes, c’est le premier pas qu’elle s’est engagée à faire vers le chemin de la confiance.

Comme il fallait s'y attendre, Meghan ne prend pas vraiment bien la remarque de Neal sur la raison de sa présence dans sa société. Et si le producteur ressent une once de culpabilité suite à cette remarque un peu froide qu'il lui a adressé, c'est un sentiment qu'il refuse d'accueillir pour autant. Pourquoi ? parce qu'il l'a déjà fait bien trop de fois et qu'il a pu parfaitement réaliser que ça ne lui rendait aucunement service, même dans le temps. Il est aujourd'hui plus que temps pour Neal de penser à lui et de cesser d'excuser mollement tous les comportements déplorables des autres. La décision est difficile à tenir pour son petit cœur d'artichaut, mais c'est quelque chose qu'il doit apprendre à faire, c'est même vital à ce stade. Meghan a ses problèmes, des problèmes qui le dépassent clairement, mais Neal de son côté n'est pas en reste et certaines limites devraient être respectées. En réalité, l'intention de Meghan ne devrait pas lui importer aujourd'hui. Reprendre le travail est une étape importante qui ne mérite aucune complication. Et aussi triste qu'il soit de l'admettre, Meghan est une complication à elle seule.

- Je vois.

Neal prends une inspiration. C'est le moment où jamais de montrer qu'il apprend effectivement de ses erreurs, ce dont ses proches doutent inévitablement.

- Listen, j'apprécie ton attention et je suis d'accord pour discuter, mais Meghan... tu te rends compte que ce n'est clairement pas le moment ? J'ai repris le travail aujourd'hui, c'est approximativement six mois de boulot à rattraper... La dernière chose dont j'ai besoin c'est de discuter de comment tu m'as brisé le cœur une fois de plus pendant ma courte pause déjeuner... Which should make sense, mais ce n'est pas forcément gagné avec Meghan. Parfois Neal et la blonde voient les choses très différemment, trop différemment. Pour une fois Meghan, fais comme les autres et envoie un texto, ne débarque pas ici simplement parce que tu penses que c'est le bon moment pour expliquer ton silence radio de deux mois et demi. I'm going through things too you know ?

Silence radio qui l'a blessé évidemment. Neal ne montre pas facilement ses émotions, ce n'est pas un art dans lequel il excelle, aussi toute cette situation lui est très difficile à gérer. Il connaît Meghan, ses impulsions, il sait qu'il s'agit d'une bonne personne, mais borderline ou non, il est important qu'elle respecte ses limites. Et le meilleur moyen pour qu'elle les respecte en l’occurrence, c'est encore de les poser clairement.

- Enfin bref, je vais y retourner. Merci pour les fleurs. Prends soin de toi Meg.

Neal tourne les talons, il n'est pas certain de réussir à garder les idées claires s'il se lance dans cette confrontation maintenant. Il est au travail, ce n'est ni le lieu ni le moment.