Elle s’est envolée, haut. Elle s’est envolée haut, si haut, que la violence de la chute a été à la hauteur du sentiment de plénitude rencontré par le passé. Elle s’est écrasée, Adriana. Elle est tombée, entraînant dans sa chute les personnes qui constituaient, autrefois, tout son monde. Jade en était. Jade en faisait partie. Elle était, de loin, la personne la plus précieuse à ses yeux. Sa meilleure amie, une âme avec laquelle elle se sentait en fusion. Une âme de celles qu’elle connaît depuis toujours, qui baigne dans son monde, son ancien monde, depuis tellement d’années qu’elle ne compte plus. Elle était comme un pilier, à tes yeux, Adriana. Une présence, constante, quand tu te sentais toujours plus seule. Elle était celle qui savait refreiner tes pulsions de peste égocentrique, de fille à papa incapable de s’intéresser à quelqu’un d’autre qu’à elle-même. C’est ce qu’elle était, pour toi, quand bien même elle appartient au même monde que toi. C’est ce qu’elle était, à conjuguer au passé. Parce qu’il ne reste plus rien de cette relation. Plus rien de cette amitié. De ces rires, de ces moments intenses de bonheur. De beaux moments et une relation ancrée en elle, qui fait et fera toujours partie d’elle, inévitablement. Et malgré cela, le souvenir des quelques mots prononcés une vingtaine de mois plus tôt, reste bien présent dans son esprit. Tu t’en allais pour vivre ta vie, Adi. C’est ce que tu disais. Tu partais pour suivre la femme que t’aimais, amour de ta vie, que tu la qualifiais. Tu disparaissais, sans savoir combien de semaines, combien de mois, combien d’années. Dix-huit mois. Dix-huit mois envolés, bien loin de ce que tu espérais. Bien loin de tous ces beaux rêves que t’imaginais. L’héritière a maintenu le contact, fermement, avec les personnes aimées. Avec Jade. Elle a maintenu le contact, avec au moins un petit message par jour. Jusqu’à ce que tout bascule. Jusqu’à ce que sa vie devienne honte. Jusqu’à ce que son monde devienne enfer. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des cendres de son amour. Les espoirs consumés par les feux les plus ardents.  Et c’est écrasée par le poids de la fatalité, qu’elle fait face à ce grand immeuble, similaire au sien. Celui qu’elle ne connait que trop bien. Celui qui l’a vue dans ses pires états. Saoule. Désespérée. Comme dans les meilleurs. Euphorique. Amoureuse. Aujourd’hui, elle est pleine de doutes, d’incertitudes, parce qu’elle connait sa meilleure amie. Parce qu’elle la connait, peut-être mieux que personne, et elle sait que ce sera difficile avec elle. D’autant plus que t’es incapable d’expliquer ton silence radio, incapable d’expliquer ta disparition ni même ta rupture. T’es paumée, Adi. Prête à tout briser. Une fois de plus. Le poing fébrile s’abat contre la porte, l’attente semble interminable, après treize mois sans nouvelle d’elle. - Coucou… Qu’elle lâche, frimousse un brin gênée, mais surtout terriblement émue de la revoir. De revoir son visage. De croiser son regard qu’elle n’a jamais pu oublier.

(c) calaveras.

Dernier appel passé, annonce l’achèvement d’un jour qui semblait ne jamais vouloir se terminer. Libérée de sa pression quotidienne, la femme d’affaires laisse tomber l’appareil dernier cri recouvert de diamants tout aussi hors de prix négligemment sur son lit. Fatiguée de toutes ces heures passées à courir partout, elle hésite encore entre se prélasser dans un bain brûlant et rejoindre la salle de sport pour décompresser sur un tapis de course. Mais l’héritière n’a pas le temps d’y réfléchir davantage qu’elle entend quelqu’un taper contre le marbre de la porte d’entrée. Elle n’entend personne, comme souvent, songe à son agent. Il a peut-être un nouveau projet à lui présenter, de nouvelles critiques à formuler, un média de dernière minute à lui proposer. Tout d’un coup, elle espère qu’il s’agisse de n’importe qui, plutôt que lui. Elle quitte la chambre immense pour traverser le palais jusqu’à ouvrir la porte à ce visiteur impromptu…

Adriana.
A d r i a n a .

Adriana, elle est là,
devant toi.

C’est le choc qui vient la percuter de plein fouet. Avec la violence d’une vague en pleine tempête. Mais c’est tout comme, c’est même la plus intense des tempêtes. Adriana, la tempête Adriana. Elle a décidé de se déchaîner chez elle ce soir. Jade observe son alter ego, si semblable et si opposée à la fois, incapable de prononcer un seul mot. Les pensées éparses, débris des instants passés, les souvenirs viennent la submerger. Violents, douloureux, éveillant la rancœur de la reine au cœur caprice. L’esprit s’étiole pendant que les opales fixent avec noirceur cette âme autrefois sœur à la sienne. Dix-huis mois… dix-huit mois qu’elle ne l’a pas vue. Elle a cru l’avoir perdue. C’est elle qui s’est envolée, c’est elle qui a disparu. Mais c’est elle, aussi, qui l’a perdue.

Jade, elle ne pardonne pas.
Jade, on ne l’abandonne pas.

Sa meilleure amie, la personne la plus précieuse dans sa vie. Celle qui savait la faire rire aux éclats, celle qui savait l’entraîner jusque dans les bars. Celle qui illuminait sa vie autant qu’elle la compliquait. Adriana, elle était ce tsunami qui savait l’engloutir de sa soif de vivre. Elle était plus qu’un pilier, pour toi, elle était celle qui te comprenait. Celle qui savait voir au-delà, celle qui te poussait à te dépasser. À te surpasser. Tu l’aimais, Adriana, tu l’aimais pour tout ce qu’elle était. Mais aussi pour tout ce que tu devenais à ses côtés.  C’est avec elle qu’elle a fait toutes les bêtises de son enfance, avec elle aussi qu’elle s’y est risquée à l’adolescence. Elles se soutenaient, dans chaque pas de leurs existences pas toujours maîtrisées. Elle étaient, l’une pour l’autre, cette personne qui rendait tout plus facile à accepter. Toutes les pressions, toutes les exigences dues à leur statut, elles les supportaient ensemble. Elles les vivaient ensemble.

Jusqu’à ce qu’elle parte.

Jusqu’à ce qu’elle l’abandonne. Suivant un amour fébrile, loin d’elle, loin de leur vie. Elle s’est échappée, Adriana, elle l’a laissée tomber. La rancœur était enfouie dans son cœur, mais son sens de l’amitié la poussait à la refouler. À vouloir, pour sa meilleure amie de toujours, le mieux pour la rendre heureuse. Mais les nouvelles ont cessé, brutalement, du jour au lendemain. Comme si, soudain, sa siamoise n’en avait plus besoin.

Plus besoin de toi et de ton amitié,
comme si t’appartenais au passé.

Mais elle est là, devant elle, le minois embarrassé, tel que l’héritière le connaît. Elle la salue comme si rien ne s’était passé. Comme si elle ne l’avait pas abandonnée. Jade ne perçoit ni l’émotion dans ses grands azurs sans fin, ni la gêne sur sa frimousse, rien. Car il n’y a que la colère qui prime. Que la rancune qui prime. Que la haine qui t’envahit. – Wow, une revenante. elle lâche, le ton placide, la glace inébranlable qu’on lui reconnaît. Même si, à l’intérieur d’elle, il y a déjà le feu qui commence à la submerger. Torrents de sentiments, violents, le brasier étouffé, mais jusqu’à quand ?

(c) calaveras.

Prête. Elle est prête à essuyer une déferlante de haine. Prête à affronter un torrent de reproches. Prête à se confronter à une indifférence des plus blessantes. Elle est prête à combattre tout ce que sa meilleure amie lui enverra en pleine figure. Parce qu’elle a honte, assurément. Parce qu’elle a honte de tout ce qu’elle a fait, de tout ce qui s’est passé, et que, s’il ne s’agissait pas de Jade, jamais elle n’aurait trouvé le courage de se pointer chez elle ce soir. S’il ne s’agissait pas de la personne qui compte le plus dans sa vie, jamais elle ne prendrait le risque de se retrouver ici, complètement à nue devant elle. Tu sais pourtant qu’elle ne comprendra pas, Adi. Tu sais qu’elle ne comprendra pas parce que tu ne pourras pas tout lui expliquer. Tu ne pourras pas lui parler de l’horreur, de la captivité. Tu ne pourras pas lui parler de ton histoire d’amour qui s’est effondrée. Tu ne pourras que tenter de justifier l’injustifiable. Tu ne pourras qu’essayer de limiter la casse. Mais peut-être bien qu’après tant de mois, Jade n’a plus rien à faire d’elle. Peut-être bien que les souvenirs se sont envolés avec la magnifique amitié qu’elles partageaient. Elles formaient un tout. Une même surface. Deux âmes différentes mais indissociables. L’une jamais sans l’autre. Déterminée. Elle est déterminée à la retrouver. Mais la réaction d’influenceuse vient mettre à mal toute la préparation qu’elle s’est infligée. La réaction de Jade vient perturber cette motivation, et soudain, tout devient plus compliqué. Et soudain, elle se demande comment réussir à gérer. - Jade… Comme s’il suffisait de quelques mots pour effacer des mois. Comme s’il suffisait d’un battement de cils pour la récupérer. Et ça fonctionne toujours avec tout le monde, toujours avec les autres, mais pas elle. Parce qu’elle a toujours su voir au-delà, Adi. Parce qu’elle t’aimait, toi, et non la princesse friquée capable de provoquer un raz-de-marée - Je sais que tu dois me détester, profondément, mais… Je suis désolée… Je suis désolée de m’être éloignée… Ce n’était pas ce que je voulais… Les justifications bancales qui peinent à arriver, qui peinent à s’imposer, parce que la vérité est bien trop laide, bien trop dure, pour être expliquée. - Tu ne veux peut-être plus me voir mais… Je ne pouvais pas faire comme si rien ne s’était passé, ne pas essayer de te revoir… Parce qu’une amie comme elle, c’est trop précieux, trop rare, pour risquer de la perdre. Et pourtant, par amour, par naïveté, par peur, par stupidité, elle l’a perdue, elle.

(c) calaveras.

Son abandon lui a transpercé le cœur,
son retour ne fait rien d’autre que raviver cette douleur.

La plaie est profonde, marquée, ancrée. Elle en saigne encore chaque fois que le manque d’Adriana vient la submerger. À chaque projet, chaque histoire, chaque (més)aventure qui peut lui arriver. C’est toujours à elle qu’elle a envie de tout raconter. C’est toujours elle que son cœur appelle le premier. Depuis toute petites, elles ont toujours tout partagé, toutes les deux. Vivre sans Adriana n’a pas du tout été facile, d’autant plus que tout s’est compliqué depuis son départ dans sa vie. Le décès de Maddie, le retour de son anorexie, et… cette maladie. Celle qu’elle refuse de parler à quiconque, elle aurait eu besoin de le faire avec elle. Mais sa meilleure amie n’est plus. Elle n’existe même plus. Car, malgré tout le manque que tu ressens, c’est ta colère qui prend le pas sur le reste. C’est elle qui te gouverne. Le feu caractériel, caché derrière la glace de verre. Non, elle n’est pas indifférente, Jade. Elle ne peut pas l’être, pas avec celle qui a partagé tous les plus beaux moments de son existence. Elle ne peut pas l’être, mais elle peut faire semblant de l’être. Le faciès glacial, tout sourire semble ne jamais avoir existé sur sa frimousse qui reste de marbre, devant Adriana. C’est une telle torture de faire comme si elle n’était pas touchée, pas touchée de la voir ici, sa moitié.

Elle lui a… tellement manqué.

Mais l’héritière reste impassible alors qu’elle entend les bribes d’excuses de celle qui l’a abandonnée. C’est à peine si elle la laisse terminer, en réalité. – Oh, épargne-moi ce genre de discours. elle balance comme pour l’arrêter, pas prête à l’écouter, alors que la fugitive tente de se justifier. Elle n’a aucune envie de l’entendre dire qu’elle est désolée… elle se fiche qu’elle soit désolée. Elle a le cœur encore beaucoup trop touché. Et, aussi bien qu’elle la connaît, Adriana elle aussi doit se douter de ce qu’elle peut éprouver. Ou peut-être que non, peut-être que leur complicité s’est définitivement brisée, après tous ces jours sans se parler. – Tu as essayé de me voir, te voilà rassurée ? Ta conscience va mieux ? Tu peux t’en aller maintenant. elle balance, sèchement. Loin, si loin, de la reine trop parfaite qu’elle laisse croire à la plupart des gens. Adriana, depuis bien longtemps, la connaît vraiment. Je n’ai pas besoin de toi, tu voudrais ajouter, mais t’as la gorge trop nouée. Alors, à la place, tu gardes tes prunelles rivées dans les siennes. L’âme en peine, tu cache au mieux ta détresse. Hors de question de la laisser l’entrevoir avant qu’elle ne disparaisse, comme elle sait trop bien le faire.

(c) calaveras.

Ils transpercent le cœur, son cœur, les mots de la princesse. Ils arrachent les derniers espoirs qui ruisselaient encore en elle. Parce qu’elle est la seule, Jade, la seule personne qu’elle a osé venir voir. La seule pour qui elle s’est sentie capable d’affronter ses vieux démons. Vieux, ils ne le sont pas tant, Adi. Vieux, ils ne le sont pas tant, ils sont encore bien présents, trop présents, là, autour de toi. Ils transpercent le cœur, les mots, parce qu’elle ne sait pas, ne sait plus si Jade la déteste autant qu’elle le laisse entrevoir. Si Jade ne tient réellement plus à elle, à la retrouver, à lui laisser une nouvelle chance. Ce n’était pas ce qu’elle souhaitait, cette distance. Ce n’était pas ce qu’elle espérait. Elle devait juste partir, quelques mois, avec Eris, pour lui prouver combien elle l’aimait. Elle devait juste partir voir le monde, sortir de sa zone de confort. Pas s’écrouler. Pas échouer. Pas se retrouver dans cet enfer venu pour l’enlever, pour la briser. Quelque chose en toi a changé, définitivement. Quelque chose en toi a changé et ne pourra plus jamais être réparé. Et malgré la douleur, malgré le rejet, elle tente de rester fière, parce qu’elle est Adriana. Parce qu’elle a été élevée ainsi, dans un monde empli d’illusions, ou seules les apparences comptent, quand la fierté règne. Tu ne montres rien, parce qu’au fond, t’as toujours été douée pour te cacher. Parce qu’au fond, t’as toujours eu du mal à assumer. Levant légèrement les yeux au ciel, l’esprit qui divague, sans trouver une porte de sortie, sans savoir comment se dépatouiller de cette situation trop compliquée à laquelle elle n’est pas habituée, l’héritière reprend la parole, d’une voix calme, le cœur lourd. - S’il te plait, arrête, tu sais bien que ma présence ici n’a rien à voir avec ma conscience… Les bras qui se croisent, machinalement, comme pour se protéger de ce qu’elle peut bien ressentir. De ce que Jade, elle aussi, peut bien ressentir. Les bras qui se croisent, machinalement, et le regard plongé dans le sien qu’elle peine à soutenir. Parce que t’es la seule responsable et tu le sais, parce que t’as fait du mal à ta meilleure amie et tu le sais, parce que t’as abandonné celle qui comptait le plus pour toi et tu ne sais pas comment l’effacer. - Je ne peux pas te forcer à m’écouter mais… J’aimerais vraiment que tu me laisses une chance… De t’expliquer… S’il te plait. Et si Jade refuse, elle ne sait pas ce qu’elle fera, Adi. Elle ne sait pas comment elle s’en sortira. Parce qu’elle est en position de faiblesse, comme bien trop souvent, ces derniers mois, et elle n’aime pas cela.

(c) calaveras.

Et elle se fait violente,
elle se fait ardente,
comme un volcan qui menace d’exploser depuis trop longtemps.
La tempête fait rage, à l’intérieur d’elle, mais elle maîtrise encore un tant soit peu ses nerfs. Elle les contrôle, comme elle sait si bien faire, pour laisser entrevoir ce qu’elle décide, plutôt que la réalité. C’est la colère qu’elle laisse échapper ; la colère et la rage contre celle qui l’a abandonnée.
tout plutôt que la douleur,
infligée par sa propre sœur.
Elle est rancunière, la reine, c’est certainement l’un de ses pires défauts. Mais sa rancœur est à la hauteur de ses maux. Ceux qu’elle lui a infligés, Adriana,
la si belle et si innocente Adriana.
Elle ne supporte pas de voir son visage d’ange ; ses grandes prunelles pleines d’espoir qu’elle lui donne l’occasion de briser. Le cœur qu’elle lui offre, à sa portée, en lui laissant le soin inévitable de l’abîmer.
Elle ne supporte pas, Jade, de voir dans son regard toute cette douleur,
alors que c’est elle qui a bousillé son cœur.
Les mots lui échappent, lui passent au travers ; ou, peut-être, ne franchissent-ils pas la barrière construite avec tant de précaution autour de son âme tout entière. L’héritière Monroe a consolidé depuis toujours ce mur de protection, entre elle et le reste du monde. Un mur que sa meilleure amie pouvait voir, elle, alors qu’elle était du bon côté. Elle était, l’une des rares personnes en lesquelles l’entrepreneuse avait confiance ; elle était, certainement la personne à laquelle elle aurait confié son âme sans se poser de questions.
Mais tout a changé,
ce jour où elle a osé l’abandonner.
Levant ses iris insolents au plafond, elle soupire avec un soupçon d’arrogance. – Je ne sais plus rien de toi. elle balance, sans état d’âme. Car c’est vrai, elle n’a plus l’impression de connaître la femme qui se trouve en face d’elle. Jamais, elle ne l’aurait imaginée capable de la laisser tomber, non, pas elle ; tous, mais pas elle.
Mais les pires déceptions viennent des personnes que l’on aime le plus.
Nouveau soupir qui s’échappe de ses lippes, la princesse consent pourtant à la demande de son ancienne amie. Elle finit par lui tourner le dos pour retourner au salon, la porte encore ouverte pour lui laisser la possibilité d’entrer dans son palais d’argent. Sans une attention pour elle, Jade récupère un seul verre dans lequel elle verse du vin rouge. – Alors, c’est fini avec elle ? elle demande, la voix hautaine, comme elle a l’air, parfois, quand elle prend les autres de haut. C’est la première fois qu’elle s’adresse à Adriana avec ce ton. Elle joue l’indifférente, Jade, mais elle appréhende plus qu’elle ne veut bien le laisser croire les explications de celle qu’elle considérait comme sa siamoise.

(c) calaveras.

Peu d’espoir. Peu d’espoir de pouvoir recoller les morceaux. De pouvoir obtenir une deuxième chance de la part de sa meilleure amie. Elle n’y croit pas, elle n’y croit plus. Jade efface en elle la moindre petite once d’assurance, la moindre petite étincelle qui vacille encore au creux de son cœur. Elle n’y croit pas, elle n’y croit plus, songe qu’elle se retrouvera face à une porte fermée dans quelques instants seulement. Elle encaisse les mots de Jade, les attaques de sa sœur, sans y répondre. Parce que t’es coupable, parce que t’es responsable et que tu n’arriveras à rien en te débattant contre elle. Parce que tu préfères te faire battre plutôt que de la perdre, définitivement. Plutôt que de la perdre sans aucun retour possible. Elle encaisse, et contre toutes attentes, Jade disparaît en laissant la porte ouverte derrière elle. Une brèche, une seule, une minuscule. Une opportunité à ne pas manquer. Une chance à ne pas gâcher. Le cœur battant, le souffle couper, elle s’engouffre en terrain miné, celui de celle qu’elle n’a jamais pu oublier. La question est sanglante, la question est fatale. Et toi, t’as le cœur en miettes rien qu’en n’y songeant, Adriana. Le cœur perdu, bousillé, parce que jamais tu ne pourras jamais l’oublier, elle. Parce que ce n’est pas l’amour qui manquait mais la vie qui vous a séparées. - Oui. Sans justifications, aucune, parce qu’elle ne pourrait pas ne serait-ce qu’aborder la vérité. Parce qu’elle ne pourrait pas dévoiler combien elles se sont brisées. - On a vécu des choses difficiles et heu… Je voulais revenir… Ce n’était pas prévu que je parte éternellement… Pas prévu que tu disparaisses, que tu t’évapores comme tu l’as fait. Pas prévu que tu ne sois plus capable de donner le moindre signe de vie. T’as bousillé ta vie, pour elle, Adi. Et le pire, c’est que tu n’es même pas certaine de véritablement le regretter. - Je ne voulais pas couper les ponts avec toi, Jade… Je t’assures… J’ai eu beaucoup de galères mais jamais je n’avais imaginé disparaître complètement de ta vie. Non. Et elle le prouve en étant là. Elle le prouve en s’expliquant. En se justifiant. Elle prouve en rappelant que ce séjour n’était qu’un voyage, qu’un moment dans le temps, et qu’il n’aurait jamais dû durer autant.

(c) calaveras.

Pas une once d’envie de l’écouter,
pas prête, pourtant, à la laisser s’échapper.
Un flot de paradoxes qu’elle éveille, Adriana, chez celle qui n’a pas l’habitude d’être contradictoire. Les sentiments portés à l’extrême, chez la reine, tout est toujours tout blanc ou tout noir. Pas de demi-mesure, Jade, elle n’a pas le temps pour ces fioritures. Pas de temps à perdre avec les personnes qui n’en valent pas la peine.
Pourtant, elle n’a pas pu lui claquer la porte au nez,
pourtant, elle n’a pas pu s’empêcher,
de la laisser entrer.
Entrer dans son loft comme dans sa vie, alors même qu’elle a choisi, Addi, de n’en faire plus partie. L’héritière aime à croire qu’il lui serait simplement trop facile de déguerpir. Qu’elle la laisse s’enfuir, si vite, soulagerait peut-être la lâche qui lui servait de meilleure amie.
C’est beaucoup trop facile.
Non, Jade, elle a envie de la voir se confondre dans ses explications. Elle a envie de la voir lui demander mille fois pardon. Enfant terrible, la princesse a des allures capricieuses, à la recherche d’excuses qu’elle est pourtant décidée à refuser.
Ou peut-être que c’est ce qu’elle a envie de penser,
peut-être qu’il y a ce fragment d’elle qui n’arrive pas à s’en détacher,
parce que, toutes les deux, elles se sont promis l’éternité.
Mais, tout ça, elle n’est pas prête à se l’avouer, Jade.
À la place, la reine joue de son statut auprès de celle qui ose tout juste soutenir son regard. Les yeux fauves observent celle qui l’a trahie, prête à la piquer, prête à la blesser.
Comme Adriana l’a si souvent fait,
chaque jour où elle continuait de l’abandonner.
La douleur dans les pupilles coupables d’Adriana est perceptible. Plus claire que toutes les réponses possibles. Un léger ricanement s’échappe de son ancienne amie, aux allures à cet instant de pire ennemie. – Prévisible. elle lâche, imperturbable. Inébranlable.
Jade, quand elle veut, elle peut être la pire des garces.
Elle n’est pas surprise de la séparation avec cette fille de l’ombre. Elle n’était pas pour Adriana, elle n’avait rien à lui apporter, tout à lui prendre. Elle n’était qu’un caprice de celle qui a fini par revenir. Mais c’est bien trop facile. La millionnaire ne sait même pas comment elle pouvait espérer la voir l’accueillir à bras ouverts. Si elle s’attendait à la rupture, il n’est pas moins douloureux de se dire qu’elle revient uniquement parce qu’elle se retrouve seule. Le cristal entre ses doigts fins, la princesse boit une gorgée du liquide carmin. D’apparence, elle a l’air froide, impassible. Insensible, même, devant les tentatives de sa meilleure amie. – Pourtant, c’est précisément ce que tu as fait. elle garde le contrôle, elle tente de se maîtriser. Mais si Adriana la pousse à bout, le masque de la poupée risque vite de se fissurer. – Je me fiche de ce que tu voulais, le fait est que tu as disparu de ma vie. Ça fait des mois que tu n’en fais plus partie. Tu crois que le monde a cessé de tourner sans toi ? Tu crois que j’ai arrêté de vivre, sans toi ?
Non, peut-être pas,
mais elle a cessé de rire aux éclats,
elle a égaré un petit bout d’elle en même temps qu’elle a perdu Adriana.

(c) calaveras.

Désabusée, la situation est hors de contrôle, sa relation avec Jade est déjà complètement foutue. Et elle tente, pourtant. Elle tente de sauver les dernières petites étincelles, de retenir ce qui reste de leur amitié. Cette amitié si forte, celle qui était reine lorsque les autres ne valaient pas la peine. De toutes les amies que tu pouvais bien avoir, aucune n’était comparable à Jade, Adi. Et c’est peut-être ce qui te fait le plus mal, de voir que t’as tout gâché. Les regrets sont nombreux, sont partagés. Elle est perdue entre eux, entre ceux lui rappelant qu’elle a fait du mal aux personnes qu’elle aime. Entre ceux lui rappelant en permanence que sa relation avec Eris n’était qu’un vaste échec. L’amour était là, pourtant. L’amour était fort, plus fort que tout. Et il n’a pas suffi. Peut-être que t’es responsable, cette fois encore, Adi. Peut-être que t’as pas été à la hauteur. Que t’as pas su rassurer comme il le fallait celle qui était la femme de ta vie. Les regrets qui sont toujours présents, sous sa peau, sous ses ongles, martelant son esprit jusqu’à ce qu’elle s’effondre, définitivement. Et elle se sent encore bien plus mal, bien plus vulnérable, en entendant sa meilleure amie soumettre de nouveau son jugement envers Eris. Elle connait son point de vue, elle ne le connait que trop bien, mais n’a jamais accepté de l’écouter pour autant. Parce que t’étais amoureuse, tout bêtement. - Oh Jade ! L’agacement qui commence à se sentir, fatiguée de la voir endosser ce rôle de poupée glaciale alors qu’elle sait, au fond d’elle, combien son absence a certainement était fatale. - Je sais très bien que n’as pas arrêté de vivre. Je sais très bien que tu n’as jamais accepté ma relation. Mais je t’assure que ce n’était pas ce qui était prévu. Je te l’avais dit, ce n’était qu’un voyage, j’avais toujours prévu de revenir et… Les choses se sont compliquées. Pour ne pas dévoiler le pire. Mais elle ne peut plus encaisser, elle ne peut plus courber l’échine pour elle encore un peu plus. - Ce n’était pas contre toi, je n’ai pas eu le choix, je ne sais pas quoi te dire de plus… Je ne peux pas te forcer à m’accepter de nouveau dans ta vie, je comprendrais que tu ne le fasses pas, alors je t’en prie, si c’est trop tard, dis-le-moi. Une réponse, vite, que la torture cesse. Qu’elle sache s’il est possible de recoller les morceaux. Qu’elle sache s’il est utile de se battre ou si tout est déjà perdu d’avance. Et t’aurais du mal à l’accepter, Adi, si elle ne désirait plus jamais te parler. Si elle ne voulait plus jamais te voir. Le cœur en miettes, l’âme en sursaut, t’attends une réponse, aussi fatale soit-elle.

(c) calaveras.

Adriana, l’unique,
sa meilleure amie,
irremplaçable,
irremplacée.
Jamais elle n’a pu retrouver une telle amitié avec quiconque. Impossible, en quelques mois, d’atteindre une relation qui existe depuis sa naissance. Impossible, plus encore pour Jade, qui met si longtemps à accorder sa confiance. Entourée en permanence, de mille et une façons, elle paraît avoir des dizaines d’amis. Alors que, en vérité, elle n’en possède qu’un nombre infime. Elle a beaucoup trop de réserves, beaucoup trop de barrières, pour se laisser facilement atteindre.
Il est si dur d’entrer dans sa vie,
tellement plus simple d’en sortir.
Mais elle ne pensait pas, Jade, qu’elle pourrait un jour subir le départ de sa meilleure amie. La personne à qui elle aurait pu confier sa propre vie. Elle l’a abandonnée, si violemment, si brutalement, presque sans prévenir. Le départ prolongé était déjà bien dur à encaisser. Mais le rejet définitif, le silence complet,  eux, ils sont impossible à accepter. Alors elle porte son masque, la belle héritière, elle qui règne en maître dans l’art du paraître. Son minois impeccable paraît imperturbable. Glaciale. Devant une Adriana qui semble se battre, pour elle, avec tant de mal. C’est quand elle manifeste tout son jugement, bien négatif, sur cette relation qui l’a privée de sa meilleure amie qu’Addi ose pour la première fois agir. Et ça l’agace encore plus, Jade, de la voir agacée uniquement quand il est question d’une autre.
Une autre qu’elle.
Une autre qu’elles.
Comme si leur amitié ne valait même pas cette putain de chimère.
– Quoi, Jade ? Je n’ai pas le droit de dire ce que je pense dans ma propre maison ? elle enchaîne, pimbêche. Garce inatteignable vers celle qui a toujours eu droit au meilleur d’elle, c’est le pire qu’elle lui offre en étant si cruelle.
Parce que Jade, elle déteste,
à la hauteur qu’elle aime.
Mais peut-être va-t-elle trop loin. Car, à force de provoquer celle qu’elle aime comme une sœur, la femme d’affaires la voit prête à abandonner. Prête à la laisser tomber. Encore une fois. – Alors c’est tout ? C’est tout ce à quoi j’ai le droit après des mois laissée sans nouvelles ? Des excuses sans aucune forme d’explication, et que tu laisses tomber au bout de cinq minutes ? Elle est blessée, Jade. À cet instant, plus que depuis le début de leur échange, la reine des glaces laisse apparaître le cœur pas si gelé. Le cœur qu’Adriana n’a pas hésité à écorcher. – Je me demande si j’ai vraiment compté un jour pour toi. la voix est froide, mais tout son être en émoi. Car elle laisse transparaître pour la première fois un fragment si minime de tout ce qu’elle éprouve. Tout ce qu’elle ressent, encore, toujours.

Parce que toi, t’as compté,
t’as jamais cessé de compter,
t’es encore en train de me briser,
et j’ai beau te détester,
je continue, comme une conne, de t’aimer.

(c) calaveras.