- Non merci, répondit poliment le flic avec un slang particulier qui n’est pas de NY, j’ai déjà mon compte pour la journée…

Wilcox s’avachit sur sa chaise, de travers, le bras sur le dossier. Homme blanc, âgé, cisgenre, sans doute hétéro, éduqué, en costume bon marché, avec une aura de provocation et certainement bourré de préjugés. Lui, il n’est pas franchement souriant… Mais Wilcox ne l’est jamais…

Avant que le commissaire ait le temps d’ouvrir la bouche, Wilcox leva un doigt avec une économie de geste, requérant la parole :

- Autant ne pas vous faire perdre votre temps… Je ne connais pas McFayden, jamais vu, pas entendu parlé sauf depuis ce matin… Je fais partie du service depuis quelques mois seulement… Je ne suis pas d’ici, j’ai demandé le Bronx et c’est Pickford qui me conduit…

Parce qu’à 14h de l’pm, tout le monde connait la teneur de ces entrevues et apparemment Wilcox ne se sent pas du tout concerné. Le lieutenant fouilla dans la poche de sa veste en en sortie une bouteille de Tums croquables aux fruits tropicaux. Il s’en octroya un comprimé et soucieux de son interlocuteur, en offrit à son chef…

- Ça aide à rétablir l’équilibre…

Droite et compétente… Vive, souple et réfléchie… Ajouta mentalement Wilcox alors que l’ombre d’un petit sourire s’étiolait dans les rides de ses yeux clairs. Ce que dit Isaie au sujet de sa fille lui plait… Oui, Ari est solide, elle est confiante et Frank en est fier! Il se félicite du jugement du commissaire et se garde de montrer son attachement. Parce que lui, il aurait aimé parler d’elle… Il l’aurait fait tout le reste de l’après-midi si on lui en avait donné la chance…

- De la part de collègue? Non…

C’était bien que le commissaire ait spécifié ‘de la part de collègue’…

Ce qui amusait Wilcox, il le gardait pour lui; ce n’était pas un blagueur. Par contre niveau insultes et comportement violent, Wilcox avait un solide dossier au niveau du département des plaintes et à une époque son nom était synonyme de brutalité policière… Sauf qu’il ratissait large, tout le monde y passait sans distinction de genre, de race, ou de quelque forme de discrimination possible. Et quand on dit sans distinction, les collègues aussi… Parce que Wilcox datait d’une génération ou porter plainte n’était pas un réflexe, on réglait ses problèmes soit même.

- J’ai été le binôme d’un seul homme jusqu’à maintenant et me suis assez peu préoccupé des collègues. Benjamin Powel était un homme probe que je respectais. Par ailleurs, souligna-t-il parce qu’il tenait aux nuances, les comportements violents le sont toujours trop et n’ont jamais de raison valable.

Oh Wilcox n’est pas menteur, il répond exactement à la question qui lui a été posée. Il ne ment jamais, il n’en a pas l’énergie nécessaire… Et être honnête face à soit même, sans se mentir, est de la plus haute importance pour le vieux flic. Il connait ses travers…

Alors, le commissaire dit une première chose qui piqua réelement l’intérêt de Wilcox. Il pris une brusque inspiration, par le nez, expira par la bouche, lentement, fixant le sol un instant avant de ramener son attention vers le commissaire…

- Comment vous êtes au courant que j’ai été un indic avant d’entrer dans la police?

Le dossier d’employé de Frank Wilcox avait été transféré. Tout son parcours, diplôme inclus, avait été gommé sous la première moitié des années 90. On pouvait en tirer des conclusions évidente, par exemple, que ce que le CV de Frank Wilcox attestait en particulier, ce n’est pas qu’il soit à l’écoute ou discret, mais plutôt qu’il soit habile à endosser un rôle…

Quelqu’un l’avait renseigné et c’était troublant.

Non, tout a été effacé. Pensa Frank avec assurance. À cette époque c’était encore possible, c’était avant l’avènement de l’internet. Frank n’est pas fiché. Un vieux flic qui ne figure pas dans les bases de données. Pas d’empreinte… Ce peut être une bonne et une mauvaise nouvelle. Parce qu’il est probablement entré dans la police à une époque ou les dossiers n’étaient pas établit de manière si rigoureuse…

Frank avait vécu une longue vie. Sa tête valait encore cher parce que les vieilles rancunes sont tenaces mais seul Lee avait retrouvé sa trace et le tueur s’était montrée peu enclin à encaisser sa prime. Il n’avait rien à perdre. Aucune famille connue. Un chat. Mais Frank avait eu une vie utile : protéger et servir. Et il pensait pouvoir donner encore quelques coups de main…

- Vous voulez savoir à qui vous avez affaire? Je suis un homme blanc, cis, âgé et éduqué. J’appartiens à cette société. Je suis raciste par définition d’une manière passive. Toute ma vie j’ai bénéficié d’avantages et de privilèges auxquels vous n’avez probablement même pas osé rêver. J’en ai profité. De manière inconsciente et de manière consciente.

Son dossier témoignait d’activité nécessitant de l’empathie. Pourtant il n’en avait pas montré beaucoup vis-à-vis ceux qui avaient porté plainte contre lui pour violence policière.

- Ne cherchez pas à savoir qui j’ai été, ce ne serait pas malin… Sachez plutôt profiter de celui que je suis maintenant…

Un flic. Un bon flic. Désintéressé, impliqué, pertinent… Un vraiment bon flic.

- Ce que j’en pense c’est vous ne pouvez pas faire bouger les choses si vous n’avez pas l’appui de la hiérarchie. Et la vôtre ne vous appuiera pas : ce sont des hommes blancs avec de grands idéaux mais aussi de confortables privilèges. Il ne s’agit pas de diminuer des gens, il s’agit de les empêcher de s’élever. Ce n’est pas une question d’égalité, c’est une question d’équité. Il faut de l’éducation pour le comprendre.

L’homme tenait des propos articulés mais ne montrait pas la moindre ferveur. Il restait avachi sur son siège, triturant le bouchon d’un flacon d’antiacide. Et il avait vraiment l’air de s’en foutre, contrairement à ce que traduisait son analyse de la situation.

- Je crois qu’une rupture de dialogue ne favorise pas cet objectif d’éducation. Avez-vous l’intention de me renvoyer? Parce que moi, ma hiérarchie, c'est vous... laissa-t-il entendre.

infos:

- Alors vous êtes un rêveur… Moi je n’y crois pas et d’une manière ou d’une autre, je tiens d’avantage de Malcom X que de Martin Luther King, désolé.

Il n’avait pas l’air désolé du tout.

Frank avait perdu toute candeur et insouciance bien avant d’entrer dans la police. Il ne croyait pas au système, à la hiérarchie, à la justice, aux politiques. Quand il avait compris ça, il avait mis l’épaule à la roue, s’était exposé et avait fait ce qu’il fallait pour obtenir le résultat qu’il espérait. Il se fichait complètement de la politique et de la hiérarchie. Ce qu’il avait voulu, il l’avait eu. Ça et un membership à vie au programme de protection des témoins.

Finalement Frank secoua la tête négativement. Un geste nonchalant.

- Non, désolé… Je me suis fait muter ici parce que je poursuis un objectif personnel. J’ai mes propres buts.

Ariadne, sa fille, était flic, bon sang!

Il rangea son flacon dans la poche intérieure de sa veste et se leva.

- Ce genre de fronde doit être menée par le cœur et l’âme de ceux qui y croient. Ce n’est pas mon cas. En outre, je n’ai pas des années devant moi. Et puis je ne travaille pas avec vous, je travaille pour vous.

Frank avait refermé la porte, et il l’avait entrouverte ensuite. Ambivalent, mais d’une manière subtile. Il l’aiderait, mais il ne s’engagerait pas. Il venait de le dire, ultimement, il travaillait pour lui.

Il désigna la salle commune derrière son épaule.

- Si vous avez terminé, l'agent Pickford m'attend...