Delia c'est une contradiction à elle toute seule, une âme un peu perdue, parfois trop cruelle et parfois trop douce. Une âme qu'elle ne parvient pas à apprivoiser elle-même, essayant d'embrasser ce que la vie lui a donné sans pour autant tout prendre pour acquis. Fille unique d'une famille de riches immigrés, elle s'est souvent rebellée contre ses parents, refusant leur argent avant de se rendre compte qu'il ne servait à rien de les répudier alors qu'ils lui avaient tout offert et qu'elle n'était pas obligée de devenir un cliché si elle décidait de faire le bien avec les ressources qu'elle avait. Sa crise d'adolescence passée, elle décidait de suivre le chemin de ses parents. Si elle ne voulait pas devenir médecin elle voulait pouvoir rendre à la communauté ce qu'elle avait toujours eu la chance d'avoir. Mais par dessus tout elle voulait rendre aux futurs générations un futur qu'on leur avait gâché, qu'on avait piétiné lâchement pour vivre dans l'opulence et la richesse. Elle a souvent eu envie de crier, de pleurer, de s'attacher à un arbre pour qu'on l'écoute, pour qu'on la prenne au sérieux, mais surtout toutes ces personnes qui réclamaient du changement. Pourtant sa mère avait fini par la convaincre d'utiliser ses talents ailleurs. C'est donc à Columbia qu'elle avait fini par poser ses valises, suivant la foule, son destin peut-être, elle n'en savait rien. La tête dans les nuages, mais toujours bien ancrée sur ses épaules elle avançait prudemment, se perdant dans des manifestations qui la dépassaient parfois, dans des fêtes où elle voyait un autre jour se coucher. Son chemin n'était pas tout tracé. Que devait-elle faire, elle l'hypersensible, quand les larmes lui montaient aux yeux lorsqu'on lui demandait de l'argent dans la rue. Elle, la parfois trop colérique qui avait envie de taper du poing pour soulever ses convictions. Cette douce contradiction qu'elle n'arrivait pas à apprivoiser. Était-elle pacifiste ou destinée à devoir toujours élever la voix pour qu'on l'écoute, pour qu'on les entende, elle et les autres.

Au bout de quatre ans d'incertitudes, il était temps de prendre une décision, d'essayer enfin de changer le monde. Peut-être pas de le changer, mais de le rendre meilleur, de le rendre un peu plus agréable à vivre, un peu plus doux pour elle et pour les autres. A corps perdu elle se lançait dans un doctorat en "Earth & Environment Engineering" sans avoir d'idée précise concernant son futur. Une envie, une décision presque impulsive l'avait poussées dans cette direction. Le confort de sa vie d'étudiante la poussait à rester encore un peu, le plus longtemps possible. Malgré toutes ces convictions et toute cette bonne volonté, elle ne se sentait pas prête à affronter l'extérieur, cet affreux inconnu qu'elle redoutait tant. Peut-être ses convictions n'étaient-elles que le fruit de sa rébellion adolescente, que des grandes idées pour se donner bonne conscience et se dire qu'elle avait fait de son mieux tout en regardant des forêts brûler. Elle aurait essayé au moins non ? Elle avait presque fini par s'en convaincre, se dire que sa vie n'avait finalement pas tant de sens que ça, qu'il valait mieux qu'elle la vive pour elle-même parce qu'elle n'avait pas les épaules pour essayer de faire changer les choses. Tout finirait par s'écrouler et elle ne pourrait rien y faire, elle devrait se contenter d'assister à tout cela avec ses yeux impuissants prêts à pleurer des larmes qu'elle aurait pu sécher bien plus tôt si elle avait continué d'essayer. Mais n'était-ce pas son destin de vivre dans l'opulence qu'on lui avait donnée. Alors son doctorat en poche, elle décidait qu'elle n'en ferait rien, qu'elle allait partir comme elle était arrivée : perdue. Se cachant derrière ses grands sourires et un optimisme qu'elle voulait à tout épreuve mais qu'elle avait abandonné en cours de route, elle ne laissait rien paraître pour ne pas que les autres, eux, perdent espoir. Elle s'essayait à de nombreux jobs, professeure d'escrime, serveuse, vendeuse. Rien qui n'avait de sens pour elle, mais elle n'en trouvait plus nulle part. Delia avait désespérément besoin d'aide pour se remettre à flots, pour empêcher la barque de couler. Admettre qu'elle avait besoin d'aide ne fut pas bien difficile, et finalement c'est chez le psychologue qu'elle retrouvait des couleurs, qu'elle retrouvait son sourire et sa fougue d'antan. Une route pavée d'embûches, longue, qui lui paraissait presque interminable. Ce sentiment de ne jamais être assez bien, cette sensation pesante et lancinante qu'elle allait échouer, que le monde allait s'écrouler sous ses yeux, tout cela avait fini par s'apaiser. Le poing battant elle reprenait sa route, le chemin qu'elle avait décidé d'emprunter. Finalement il lui semblait qu'elle l'avait trouvé, ou elle semblait l'apercevoir. Pour cela il lui fallait faire quelque chose qu'elle n'avait jamais pensé faire : demander de l'argent à ses parents pour monter sa propre entreprise, à trente ans. Il lui semble aujourd'hui que c'est la meilleure décision qu'elle ait jamais prise dans sa vie, celle qui lui semble la plus logique et presque la plus raisonnable. Armée de cette passion retrouvée, elle ouvrait son entreprise de cyclo-livraison. Un petit pas, un petit pas pour contrer une société d'opulence, mais qui lui semblait nécessaire. Pourtant la vie ne lui semblait plus si terne, et il lui semblait important d'en faire profiter les autres, de reprendre sa propre contradiction pour la faire sienne, pour afin l'apprivoiser. Son sourire et son dynamisme font parfois oublier son flegme naturel, cette façon de se mettre en retrait pour analyser les choses. Il est loin le temps où elle se pensait une cause perdue. Delia elle sait ce que c'est de galérer, de ne plus trouver sa place dans le monde. Alors le conseil qu'elle se donne et qu'elle donnera à tout le monde lorsqu'elle sentira le poids du monde peser trop lourd sur ses épaules : take a chill pill. Un peu ironique quand on sait que la colère la fait parfois gronder lorsque l'on ne partage pas ses convictions, mais c'est souvent sa douceur qui reprend le dessus pour effacer les côtés trop aiguisés de sa personnalité.