Presque une semaine est passée depuis la visite de l’appartement avec Jonas Irvine, la dernière visite qu’ils avaient fait et qu’ils auraient à faire, comme vient de l’apprendre Kwamie. Un chemin rude, semé d’embuches au cours des nombreuses visites avec les critères pas forcément évidents du père de famille, mais rien qui n’ait fait fuir l’agent immobilier expérimenté. Il raccroche avec la vendeuse, un large sourire aux lèvres et s’empresse d’envoyer un sms à Jonas.

« Si vous êtes toujours d’accord pour ce verre, j’ai la réponse de la vendeuse. 18h au Donovan’s Club ? »

Quelques minutes plus tard, ils se sont mis d’accord et il ne manque plus qu’à se rendre sur place. Sur le chemin, Kwamie se remémore l’entrevue entre les Irvine et Mme Paul qui a eu lieu trois jours plus tôt. Ils avaient l’air si adorables qu’il s’était lui-même reproché de ne pas avoir ce genre de connexion avec sa propre fille, et avait espéré qu’un jour, il y parviendrait. Il s’était dit aussi qu’Anya et Keenan s’entendraient forcément bien. Il était resté discret, laissant à Mme Paul l’occasion de connaitre Jonas et sa fille. Il n’y avait pas besoin de fioritures pour que la magie opère. Pour autant, un autre couple était en « compétition » pour la vente, à la suite d’une visite par un de ses confrères. C’est pourquoi les trois jours qui s’étaient écoulés depuis l’entrevue avaient semblé durer une éternité pour Kwam’.

Arrivé au pub, l’afro-américain prend place à une table sur la terrasse, profitant du soleil, et lorsqu’il aperçoit son client, il lui fait signe afin que celui-ci le rejoigne. Alors qu’il s’apprêtait à donner la réponse sans faire patienter plus longtemps l’agent d’entretien, le serveur s’avance vers eux pour prendre la commande. « Un café s’il vous plait. » Il ne compte pas boire de l’alcool tout seul, se souvenant que son acolyte n’en boit pas. Et quand ils se retrouvent enfin seuls : « J’ai donc eu Mme Paul. Elle s’excuse d’avoir mis aussi longtemps à vous donner une réponse, mais sa décision n’a pas été simple à prendre. D’un côté, il y avait vous, avec une proposition en dessous du budget mais une très belle histoire qui l’a touchée. Et de l’autre côté, un couple avec deux enfants, une famille touchante également, avec une proposition plus élevée. » Il prend une pause, à la fois stressé et enthousiaste de voir la réaction de son client. « Elle a décidé de vous choisir, vous et Anya ! Vous pourrez emménager d’ici un mois, le temps d’accomplir les démarches de vente. » Son sourire satisfait exprime tout ce qu’il ressent à cet instant.

Kwamie ne s’attendait absolument pas à ce que Jonas lui demande pourquoi il ne lui a pas dit au téléphone. Du coup, il reste un peu con face à la question, ne sachant pas trop que répondre. C’est à son tour de finir par bégayer, chose plutôt surprenante pour l’agent immobilier confiant et plein de bagout qu’il est. « C’est… le genre de choses qui se fêtent… Et comme… on avait dit qu’on irait boire un verre… » Il se sent idiot tout à coup et espère que l’homme ne croira pas qu’il a voulu l’inviter à un rendez-vous déguisé. Non, c’était pas dans l’esprit de Kwamie de faire les choses ainsi, bien qu’il n’aurait sans doute jamais dit non à un date avec un homme comme Jonas Irvine – voir avec n’importe quel homme un tant soit peu bien bâti et/ou qui a de la conversation.

Reprenant davantage de contenance en voyant le visage de son client s’illuminer et la joie dans ses paroles. Oui, c’est pour cette vision du bonheur de ses clients qu’il aime apprécier la nouvelle de vive voix. Ca lui procure un certain plaisir et de la satisfaction, des sentiments dont il a bien besoin de se nourrir pour affronter les merdes qui s’accumulent dans sa vie depuis le départ de Kore.

« Je suis vraiment content pour vous ! On aura un peu galéré à trouver ce petit cocon mais ça aura valu le coup de persister. » Il partage sa joie avec Jonas, et il est vraiment sincère. « J’en n’ai pas autant des clients qui me donnent autant de fil à retordre. » Il se met à rire. Il n’y a aucune méchanceté dans ses paroles, ni même aucune critique. C’est seulement un constat qui l’amuse plus qu’autre chose. « Et je crois que je me souviendrais longtemps de votre tête lorsque vous avez vu la moquette verte au mur dans l’appartement de Staten Island. » Il éclate de rire, se remémorant la scène. Il faut dire que dans ce logement-là, l’intégralité de la déco était à refaire, mais même lui avait tiré une tête qui en disait long en le visitant pour la première fois.

« Non ! Bien sûr que non ! » réagit aussitôt l’agent immobilier. Le secret professionnel est primordial dans son métier, et il ne voit pas l’intérêt d’aller faire des critiques gratuites qui iraient blesser les vendeurs, sans aucune conséquence positive possible. Kwamie est parfois trop honnête, parfois trop arrogant, et on le qualifie même de froid à l’occasion, mais non, faire du mal inutilement, ce n’est vraiment pas son style. « Et pour tout vous dire, j’avais une tête qui ressemblait trait pour trait à la vôtre, le jour où j’ai vu ça ! » dit-il sur le ton de la confidence, cherchant à leur créer des points communs – même s’il ne fait que citer la vérité.

« Et contre toute attente, oui. » répond-t-il quant au fait d’avoir réussi à vendre le logement. « Un couple de jeunes, très ambitieux, qui voulaient tout casser pour tout refaire. Le projet idéal, étant donné le désastre… » Il est vrai que les espaces étaient plutôt sympas, le prix attractif et l’emplacement intéressant, alors pour des personnes qui n’ont pas peur des travaux, ça ne pouvait que matcher. « Perso, je préfère avoir à juste poser mes valises quand j’arrive quelque part. Au pire, un coup de peinture, ou de tout petits travaux, pourquoi pas mais… J’avoue ne pas être un grand bricoleur ! » Il grimace. Dans son mariage, c’est Kore qui avait la fibre plus que lui, en plus d’être douée pour l’agencement des couleurs. De ce fait, il lui avait toujours laissé carte blanche pour l’agencement de leur appartement. « Du coup, c’est pas moi qu’il faudra appeler si vous avez besoin de quelqu’un pour tenir le pinceau ! » Il ne se rend compte que trop tard que sa phrase pourrait porter à confusion, mais décide de faire comme si de rien n’était, n’ayant pas fait exprès.