Trop de pensées, de souvenirs qui se bousculent dans sa tête. Impossible pour Sofien de trouver le sommeil ce soir et après avoir tourné dans son lit pendant près de deux heures, il se lève et enfile un pantalon de jogging, un sweatshirt à capuche et ses baskets avant de quietter son petit appart de Springfield Gardens.
Les minutes et les kilomètres défilent pendant que le vide se fait petit à petit dans son esprit et lorsqu'il commence à refaire attention à ses alentours, il se rend compte qu'il a parcouru plus de dix kilomètres, peut-être même quinze, sans s'en rendre compte. Il est arrivé à High Line et même s'il commence à être un peu fatigué, il n'est pas prêt à rentrer chez lui pour que le même cauchemar recommence encore et encore. Alors il grimpe les premiers escaliers qu'il trouve pour profiter du calme et de la tranquillité du parc en pleine nuit. Il y a tellement de lumière dans New York qu'il est difficile de distinguer les étoiles mais ça ne décourage pas Sofien, qui s'installe sur un banc non loin de là et observe le ciel nocturne, la lune presque pleine qui brille de mille feux.
Il ferme les yeux un instant... s'endort l'espace d'une seconde. Lorsqu'il ouvre les yeux à nouveau, il commence à faire jour, et Sofien regarde sa montre, paniqué. 6 heures 34. Jamais il ne sera à l'heure au lycée pour son premier cour de la journée. Il prend son téléphone dans sa poche pour appeler le secrétariat, tout en se demandant s'il y a déjà quelqu'un, tout en tentant de trouver le chemin le plus court vers la première station de métro.
C'est sans compter la personne qui déboule sur son chemin. Sofien l'évite de justesse mais son téléphone portable fait un vol plané suivi d'une suite vertigineuse en bas de la voie ferrée. Impossible qu'il ait survécu au choc. "Merde merde merde!" s'exclame-t-il, son niveau de stress montant en flèche.
C'est toujours quand on est au fond du trou, quand on pense qu'on ne peut pas tomber plus bas, que le destin nous prouve qu'on a tort et que les choses s'enveniment encore et toujours. Sofien s'est endormi sur un putain de banc en plein milieu de New York et lorsqu'il se réveille, en retard pour aller au boulot de surcroit, il manque de faire valdinguer un bonhomme dans sa course effrénée et son téléphone fait un vol plané digne de figurer dans le livre des records de l'année.
Si son portable est irrémédiablement cassé, ça n'est heureusement pas le cas du jeune homme au physique somme toute plus qu'agréable, et non, Sofien n'a pas du tout regardé ses fesses dans son short rouge. Et s'il l'a fait, c'est uniquement pour faire un comparatif de musculature, rien de plus. Un intérêt purement scientifique et anatomique, voilà tout. De toute façon, là n'est pas l'essentiel. Non, l'important c'est que le mec, qui a l'air de faire bien plus attention à son physique que Sofien, a l'air en colère. Et encore... Colère semble un mot bien faible. Furieux, plutôt. Les poings serrés, comme un boxeur prêt à passer à l'attaque, Sofien a peur de se prendre une droite. Manquerait plus que ça, mais vu comme la journée a commencé, ça ne l'étonnerait même pas.
Mais non, le mec a l'air de se calmer la seconde d'après, et lorsqu'il s'approche de lui l'instant suivant, il semble même sympathique. C'est à n'y plus rien comprendre, mais Sofien n'est pas mécontent de ne pas se prendre une beigne. "Ca va, merci. Et vous, vous vous êtes fait mal?" demande-t-il, venant prendre appui sur la balustrade pour se redonner une constance, et son regard ne peut pas s'empêcher de regarder vers le bas, où on distingue clairement son téléphone éclaté au sol en mille morceaux. Et c'est idiot, parce qu'il ne s'agit que d'un amas de verre, de métal et de composés technologiques, mais ça lui fait quand même un pincement au cœur. Il y avait toute sa vie dans ce machin, et il n'est pas certain d'avoir fait toutes les mises à jours vers le cloud. Combien de photos, de messages, de contacts aura-t-il perdu pour toujours? Certes, ce n'est pas le drame de sa vie, surtout comparé à tout ce qu'il se passe pour lui en ce moment, mais ça lui fait quand même quelque chose.
Puis l'impossible, l'inimaginable se produit. L'air penaud, presque timide, l'inconnu lui tend son téléphone pour qu'il puisse passer un appel. Au début, Sofien se demande s'il a bien entendu, mais à son âge, il n'est pas encore sourd, donc c'est bien ce que le jeune homme lui a proposé. A New York, la ville où les citadins peuvent regarder n'importe quoi se passer sans sourciller ni broncher. Il doit s'agir d'un touriste, ça n'est pas possible autrement. Sofien adore sa ville, mais personne n'est aussi gentil et prévenant ici. D'ailleurs... Aurait-il entendu un petit accent dans cette voix rauque? Toujours est-il qu'il est complètement pris au dépourvu, et les larmes lui viennent aux yeux face à cet acte de gentillesse complètement inattendu et désintéressé. "C'est... euh... Merci, c'est vraiment très gentil," fait-il en balbutiant, totalement désarçonné. Le téléphone en main, il ne sait pas trop quoi faire. Il ne connaît aucun numéro de téléphone par cœur, pas depuis l'arrivée des téléphones portables qui les a tous rendus incapable du moindre travail de mémoire, et il se voit mal aller farfouiller sur google pour appeler... pour appeler qui, d'abord? Le secrétariat? D'autant plus que le téléphone est verrouillé, et il n'ose pas le faire remarquer de peur de passer pour un ingrat. Alors il rend l'appareil à son propriétaire, qui le regarde un peu sur la réserve, bien loin de la boule de colère et d'agressivité à peine contenues d'il y a quelques minutes à peine. "C'est pas grave, je serais un peu en retard aujourd'hui, c'est mes élèves qui seront content," finit-il par dire en haussant les épaules, un sourire naissant sur son visage. Après tout, depuis son arrivée à Susan Wagner, il n'a jamais été en retard, jamais manqué un seul cours, jamais été en maladie. Le paroxysme du professionnalisme. Alors si une fois, il arrive un peu en retard... Ce n'est pas bien grave.
Une seconde passe, puis Sofien commence à s'excuser. "Je suis vraiment désolé d'avoir déboulé comme ça. J'ai..." Il ne va quand même pas raconter ses problèmes de nature très personnelle à un illustre inconnu au milieu de nulle part, quand même. "C'est compliqué en ce moment," explique-t-il vaguement, comme si ça pouvait justifier de courir comme un dératé et de se comporter comme un danger public. Il aurait vraiment pu blesser quelqu'un...
Lorsque l'homme en face de lui lui affirme qu'il n'est pas blessé, Sofien hoche la tête un souffle un bon coup. Bon, au final, ce n'est pas grand chose. Ca aurait pu être bien pire, à la vitesse où il courrait vers la station de métro la plus proche, mais il a eu de la chance dans son malheur, la casse est seulement matérielle. Et puis dans un sens... Son téléphone était vieux et abimé, c'est l'occasion d'en changer. Il y a également une leçon à tirer de toute cette débandade, voire même plusieurs : ne pas partir de chez soi au milieu de la nuit pour s'endormir sur un banc, sauvegarder régulièrement ses données personnelles au lieu d'attendre que ça se fasse tout seul comme par magie, et ne pas se mettre à courir comme un dératé au milieu d'un parc bondé quand on est en panique.
Il commence à redescendre en pression et son cœur retrouve un rythme à peu près normal quand l'Européen (Grec? Croate? Sofien n'en a aucune idée) rebondit sur son métier. "J'enseigne à Susan Wagner, à Staten Island. Un petit lycée sympathique." Pas le meilleur, loin de là, mais pas le pire non plus. Quand Sofien a commencé sa carrière, il est passé par des établissements absolument terribles, donc il sait la chance qu'il a désormais, même si bon, il a fallu qu'il tombe dans le même lycée que Ricardo...
Ils finissent par s'excuser mutuellement, et chacun endosse sa part de responsabilité, même si Sofien reste persuadé qu'il est le seul fautif. Mais bon, après tout, si ça débouche sur une offre de café gratuit... D'habitude il est plutôt thé, mais là, il aurait bien besoin d'un bon coup de fouet pour pouvoir encaisser le reste de la journée qui ne fait que commencer après tout. "Tu sais, je suis plus à 5 minutes près, alors c'est parti pour un café," répond-il tout sourire. Il est toujours un peu chamboulé mais sourire, ça aide. Quelque chose qu'il fait depuis tout petit, petite astuce apprise par sa mère. Fake it until you make it.
"Moi c'est Sofien, au fait," se présente-t-il alors en tendant la main, parce que bon, quitte à partager un café, autant qu'ils connaissent le nom de l'autre, c'est la moindre des choses. Un bon café, ça leur fera du bien à tous les deux. "Et toi, tu fais quoi dans la vie? J'ai oublié de te demander tout à l'heure, je suis malpoli!" dit-il en secouant la tête. Mais où sont passées ses bonnes manières? C'est peut-être lui qui devrait offrir le café, après tout. Ou alors il pourra peut-être inviter celui dont il ne connait pas encore le nom une prochaine fois, quand il sera moins pressé par le temps et qu'ils auront plus le temps de papoter. Après tout, il a besoin de se faire de nouveaux ami, recommencer à avoir une vie sociale pour pouvoir enfin avancer et laisser son passé derrière lui.