Elle vient ici tous les jours, souvent au coucher du soleil. Elle s’arrête en chemin, juste avant de rejoindre le stake park ou le bar qui la tentait. Elle reste assise un moment, plus par habitude que par véritable nostalgie. Si avant elle venait pour déverser sa colère et se remémorer son aîné, aujourd’hui, elle n’est plus certaine de la motivation qui la pousse à revenir sans cesse à cet endroit. Elle est parfaitement consciente qu’au fond de ce trou, il n’y a rien d’autre que des restes qui gisent là depuis trop longtemps pour être reconnaissables. Il ne doit plus rester grand-chose du corps de son frère et, de son esprit, il ne reste rien. Elle le sait parfaitement. Elle est athée, convaincue que son essence a disparue du jour au lendemain. Comme un interrupteur que quelqu’un aurait éteint. Son frère n’existe plus. C’est tout. Si elle le visite, il n’en aura aucunement conscience. Si elle lui parle, si elle lui raconte les mauvais coups qu’elle a prévu comme elle le faisait auparavant, il ne l’entendra pas. Ça ne lui fait ni chaud ni froid. Elle a passé ce stade du deuil depuis longtemps. Pourtant, elle revient encore. Ses pas la ramènent immanquablement sur la tombe pourtant désertée depuis longtemps. Son frère, il n’avait pas un grand entourage. Il n’y a jamais eu énormément de fleurs sous son nom, outre celles qu’elle vient déposer. De vulgaires pissenlits qu’elle cueille à l’entrée du cimetière. Un paquet de mauvaises herbes pour une mauvaise graine. Il parait même qu’offrir cette fleur à quelqu’un signifie lui souhaiter la mort. Ironie quand tu nous prends. Au moins, ça ajoute un peu de couleur. C’est ce qu’elle se dit, tentative désespérée de donner un sens à ses visites, alors qu’elle s’approche de la pierre. Elle a un mouvement de recule lorsqu’elle arrive à sa hauteur. Elle réalise qu’elle n’est pas seule. Il y a quelqu’un, penché là où le corps de son frère se trouve, qui semble lire l’épitaphe. « Bouges, t’as pas la bonne tombe. » Sa voix résonne dans l’espace inoccupé. Elle n’a pas peur de parler fort, car elle sait bien qu’elle ne dérangera personne ici. Les morts ne se retourneront pas dans leur tombe pour un simple avertissement et lui, il n’a pas d’affaire là de toute manière. « Et si t’es là pour taguer quelque chose, j’appelle les flics. » Pour illustrer sa menace, elle sort son portable de sa poche. Elle l’ouvre en vitesse pour prendre un cliché de l’homme, afin d’avoir une preuve pour appuyer sa plainte. Seulement, lorsqu’elle presse l’écran de son index et que l’étranger se retourne, elle se retrouve face à un portrait qui la trouble. Elle croit le reconnaître, mais elle reste incertaine. Après toutes ces années, il ne peut pas être simplement revenu, non? Et si c’était le cas, comment aurait-il trouvé cet endroit? Les gens comme eux se font abattre quotidiennement, particulièrement pour des histoires de gang ou de violence policière. Pourtant, ça ne fait jamais les manchettes. Pas assez, en tout cas. Et sur la page Facebook de son frère, personne n’a laissé d’éloge touchant qui aurait pu annoncer son trépas. Tout s’est passé en famille, dans l’intimité, parce que l’une des seules personnes que son frère avait, lui, avait déjà mis les voiles.