Neal est agacé, un sentiment renforcé par une situation qui le force ni plus ni moins à aller affronter le regard de son ex-mari mais aussi et surtout à faire face dignement à l’échec le plus cuisant de son existence alors qu’il peine déjà à s’en remettre. Il n’est pas stupide, il sait pertinemment que Sam ne fera pas d’esclandre, il s’imagine aisément qu’il sera même de son côté, habitué comme il peut l’être aux jugements de valeurs des autres sur leur famille, leurs choix, leur acharnement passé à tenter de faire fonctionner des relations qui n’y étaient pas destinées. Pour autant, il déteste purement et simplement l’idée de servir de spectacle, d’exemple parfait à tous ceux qui ne voudraient que trop aisément mettre un événement ou un autre sur le compte de l’homoparentalité. Maryam et Noor ont bénéficié de bien plus d’amour qu’il n’en a jamais eu de la port de ses propres parents et l’idée même qu’ils puisse étendre leur jugement à Samuel le révolte sur le principe.

Neal est beaucoup de choses, mais il n’est pas hypocrite et si quelqu’un est responsable de cet échec, c’est lui et lui seul qu’il faut blâmer. Il aurait sincèrement aimé pouvoir servir de contre exemple, se tenir fièrement sur cette chaise avec l’assurance d’avoir prouvé au reste du monde qu’il n’était pas moins apte qu’un autre à élever deux petites filles avec un autre homme. Mais aujourd’hui tout ce qu’il peut offrir c’est de tenter de garder son calme, montrer que lui et Sam ont à cœur de faire les choses correctement pour leurs filles, même si l’on mettra, comme on le faisait encore il y a quelques années pour les couples hétéro, l’incident de la cour de récréation sur le compte de son mariage raté. S’imaginer qu’il puisse en être autrement ne serait faire preuve que de bien trop de naiveté.

Dans le couloir, la petite Maryam baisse la tête, persuadée d’avoir fait quelque chose de mal en se défendant d’insultes dans la cour de récréation. Alors qu’elle murmure un désolée entrecoupé de larmes à l’adresse de son père, Neal lutte furieusement contre l’envie d’aller faire une scène dans le bureau du directeur. A la place, il enlace plutôt sa fille, secouée malgré tout par l’incident dont elle est visiblement responsable. Lorsque la petite a retrouvé son calme et au moyen de quelques paroles rassurantes, Neal frappe à la porte pour rejoindre Sam, déjà en conversation avec le chef d’établissement. Sa fille n’a jamais été violente, il y a forcément une explication à tout ça.

- Mr Murray, il articule avant d’offrir une poignée de main ferme au directeur, veuillez m’excuser du retard, j’étais en réunion, je n’ai pas pu me rendre disponible avant.

Son regard se pose sur Sam et son cœur se brise alors qu’il murmure à son intention :

- Désolé, j’ai pris le premier taxi quand j’ai vu tes messages...
- J’ai cru comprendre que Mr Hoorani vous avait expliqué brièvement la situation ?

Neal opine du chef, dans le cas présent c’est sans doute mieux pour lui de limiter les interactions qui pourraient mal tourner.

- Vous devez comprendre, que la violence sous quelque forme que ce soit n’est pas acceptable au sein de notre établissement. Comme vous le savez notre école a très bonne réputation. Il est important que les jeunes filles inscrites à Allen Stevenson’s reflètent ces valeurs, et ce en dépit de leur historique familial...

A cette remarque suivie du regard sui l’accompagne, Neal sent son rythme cardiaque s’accélérer, ses muscles se tendre. Par réflexe, sa main vient agripper le bras de Sam à la recherche d’un soutien qu’il a toujours été le seul à savoir lui témoigner. Ne pas s’emporter, rester calme, pour le bien de Maryam, mais aussi de Noor, elle aussi scolarisée dans cette école privée qu’il leur coûte des milles et des cents à l’année.

Sam prend les choses en main, ce qui est probablement une bien meilleure idée que de laisser Neal le faire. Samuel a toujours été des deux le plus calme et le plus raisonné. Aujourd’hui pourtant, Neal voit bien que les remarques du directeur l’agacent au moins autant qu’elles l’enragent. A l’échelle de leurs personnalités à l’opposé, ils sont donc pour la première fois depuis longtemps, sur la même longueur d’onde.

Mais quand la main de Samuel vient rencontrer la sienne, Neal baisse cependant les yeux, le cœur battant. Il s’agit d’un geste de soutien sans plus de signification que cela et pourtant, aussi efficace qu’il soit pour le calmer, le geste le ramène à une époque révolue, une époque où le bonheur ne lui semblait pas si complexe à atteindre. Il se voilait la face pour beaucoup de choses, on ne va pas se mentir, mais il avait l’avantage dans son déni imperturbable, d’avoir encore un peu d’espoir. Aujourd’hui, c’est à se demander s’il ressentira de nouveau le sentiment qui agite aujourd’hui son cœur.

Alors que les voix continuent de résonner autour de lui, Neal réalise qu’il a laissé une nouvelle fois son esprit s’égarer vers des contrées lointaines. Ce n’est clairement pas le plus important ici et la voix du directeur le ramène rapidement à la réalité, réalité qui est celle d'un bureau austère, ou l'accueille peu impressionné, un homme arrogant d'une cinquantaine d'année.

- Une dispute de cour de récréation comme il y en a des milliers, cela ne change pas les faits Monsieur Hoorani, Murray ? Enfin, j’entends par là que nous devons nous concentrer sur le comportement de Maryam, comportement qui, en dépit de circonstances atténuantes, se doit d’être sanctionné et abordé avec les parents. S’il s’avère que son camarade s’est montré grossier, il recevra lui aussi un avertissement. Je sous entendais simplement que...

Le producteur ne le laisse pas terminer sa phrase, incapable de contenir la remarque acide qui franchit d’ores et déjà la barrière de ses lèvres.

- On a très bien compris ce que vous sous entendiez, ne vous en faites pas pour ça !

Il serre les dents, l’intégralité de ses muscles sont tendus et la moindre indélicatesse aurait raison de ses efforts incroyables pour se contrôler. Une inspiration plus tard, Neal reporte surtout fois son attention sur Samuel, Sam qui n'a toujours pas lâché sa main. Il souhaite rester calme, lui prouver qu’il est capable de changer, c’est ce qui le retient de claquer la porte comme il l’aurait fait encore il y’a quelques mois après un tel manque de respect et d'empathie. Cette lueur d’espoir enterrée depuis longtemps qui perce pourtant, l'empêche de céder à une impulsion qui lui porterait préjudice.

Il aimerait pouvoir déverser sa rage, exprimer l’injustice contre laquelle son coeur proteste, dire sa façon de penser à cette ordure conservatrice, qui l’accuse à mi-mots de reporter ses problèmes sur ses filles. Il aimerait developer sur ce que représente réellement une famille dysfonctionnelle, mais ces élans passionnés n'auraient pour effet que de prouver à Samuel qu’il a pris la bonne décision à sujet. L’école, malgré son personnel vielle école et insupportablement conservateur n’en reste pas moins la meilleure option qui soit pour Maryam et Noor.

- Nous demandons juste de prendre en considération tout le contexte et pas seulement une petite partie du contexte comme le background familial de Maryam. Nous allons lui parler évidement, mais comme mon ex conjoint l’a fait remarquer, Maryam n’a jamais eu de comportement violent auparavant, il serait donc judicieux de se pencher sur la question, avec elle peut-être ? Essayer de savoir ce qui a pu susciter ça...

Neal doit faire des efforts titanesques pour ne pas s’énerver et pour être tout à fait honnête, seule la perspective de prouver à Samuel qu’il est capable de changer sur ce point le retient encore de quitter le bureau du directeur avec perte et fracas. Il pourrait décrocher son téléphone ici même, dans ce bureau et appeler une autre école concurrente en mettant son argent sur la table. D’ailleurs, il pourrait même signer un chèque pour le faire taire, ce qui serait une option toute aussi plaisante, même si peu en accord avec ses valeurs profondes, mais non, il vaut mieux que cela. Alors il reste stoïque, les mâchoires serrées pendant que Sam s’essaye à la diplomatie qu’il n’est pas capable de fournir. C’est lui l’éducateur après tout.

Par chance, la négociation de Sam porte ses fruits et leur offre une pause dans cette confrontation qui pourrait facilement très mal finir. Neal en profite pour prendre une inspiration alors qu’il se dirige vers sa fille, inconsolable.

- Je ne voulais pas lui faire de mal, je l’ai juste poussé parce qu’il se moquait de moi ! Il est tombé c’est tout...

La petite essuie ses larmes, mais celles-ci continuent de couler abondamment alors Neal la prend dans ses bras.

- Il a dit que j’étais adoptée et que je n’avais pas de vrais parents, que papa aidait les criminels à s’enfuir de prison et que son père pense que quelqu’un comme moi ne devrait pas être à l’école ici ! C’est faux, et cruel !

- Je comprends que tu te sois énervée, mais la prochaine fois il faut en parler à la maîtresse, car ton camarade ne mérite pas que tu aies des ennuis à cause de lui non ?

Neal frotte son dos et tente de la rassurer, puis jette un regard à Samuel, un regard qui en dit long sur ce qu’il pense de tout cela. Encore une histoire de racisme ordinaire, il ne devrait plus s’étonner avec cette école et pourtant la rage bouillonne déjà à l’intérieur de ses veines.

- Dis-moi ce qu’on doit faire...

Ils le savent, cette école est la meilleure des environs sur le plan académique, c’est ce qui les place dans une situation si délicate. Pour autant, Neal pourrait faire un scandale pour « si peu », partir en roue libre et ruiner la scolarité de ses filles pour un ego blessé. Habitué à ce qu’on lui reproche son tempérament de feu, il n’a aujourd’hui plus la moindre idée de l’attitude qu’il est censé adopter dans une situation comme celle qui se présente à lui. Alors il s’en réfère au calme Samuel qui, s’il sait toujours faire preuve de sang froid, est sans doute plus à même de déterminer ce qui vaut le coup de faire une scène ou non. Après tout, avant leur divorce il était plus souvent confronté à ces situations que le producteur. Et si Neal embrasse désormais plus facilement ses responsabilités, ça n’a pas toujours été le cas. Loin de là.

Neal tente d’ignorer les protestations de son cœur et cette activité lui demande un effort considérable. Maryam est blessée c’est évident, et dans cette configuration, il est plus que compliqué pour Neal de jouer les adultes et de reconnaître la faute de sa fille. Est-ce qu’il aurait gardé son calme à sa place ? Probablement pas, c’est d’ailleurs toute l’ironie de cette discussion. Seulement le directeur ne leur laisse pas le choix, ne lui laisse pas le choix. Neal ne peut pas sombrer dans ses vieux travers pour une personne qui manque d’empathie. Si ce défaut lui reste insupportable et incompréhensible, Neal doit se rendre à l’évidence, il ne changera pas les gens même avec toute la volonté (et l’idéalisme) du monde. Alors son regard se pose sur le calme Samuel, en quête d’une direction, d’une singe. Un mot de sa part suffirait tant il a besoin de sa validation. Le divorce n’a pas vraiment changé les choses sur ce point, il faut croire et Neal est prêt à faire un scandale s’il le faut. Il est même prêt à payer si c’est la seule chose qui peut sauver l’avenir académique de Maryam. Tant de détails logistiques qui viennent s’opposer à son impulsion première... Loin du directeur, il a l’occasion de réfléchir, détendre ses muscles toujours tendus par la conversation, mais c’est surtout de l’avis de Sam dont il a besoin, Sam qui a l’air tout aussi perdu que lui.

- On va trouver une solution, mais tu auras sans doute à devoir présenter des excuses à ton camarade pour avoir usé de violence. Avec papa on insistera pour qu’il t’en présente également bien sûr.

Et c’est cette partie là qu’il va falloir négocier avec le directeur de l’établissement. Neal prends une inspiration. Il imagine sans mal qu’il va devoir garder son calme un peu plus longtemps pour se lancer dans cette négociation et pour être honnête, il a déjà peur de ce nouveau challenge. Ni Sam, ni Maryam n’a idée de l’effort que cela lui demande. Quand il reporte son attention sur son ex mari, il prend une inspiration.

- J’imagine qu’il faut commencer par tenter de lui expliquer la situation ? Mais tu me connais je vais perdre mon calme s’il nie le racisme flagrant de cette histoire...

D’ailleurs il le connaît suffisamment pour savoir que sa maîtrise de lui-même actuelle n’est pas sans lui coûter énormément.