Pour une fois, tu n’as pas réfléchi lorsque tu as envoyé ce message à Esteban. L’ambiance chez toi devient de plus en plus difficile à supporter, surtout face aux doutes de ta mère qui se manifestent presque chaque jour (en plus des autres soucis avec ton père). Tu as besoin de parler à quelqu’un, quelqu’un qui peut comprendre. Oh bien sûr, tu ne lui balanceras pas tout ce qui peut se passer dans la maison des Mason – déjà avoir une seule personne au courant dans la bande te suffit amplement. Mais tu peux déjà te confier à lui par rapport à ton adoption, non ? Dans tous les cas, c’est trop tard. Il est sur le chemin et toi, tu l’attends assis sur la balançoire dans ce parc vide. Tous les enfants sont déjà au lit et à cette heure-ci, tu croises seulement quelques personnes qui promènent leur chien dans le quartier… jusqu’à ce que tu aperçoives Esteban arriver vers toi. « Salut. » lui lances-tu avec un léger sourire, ne pouvant pas t’empêcher de penser qu’il est beau. Non, ce n’est pas parce que tu as la tête à autre chose que draguer le jeune homme qui te fait face (pour une fois) que tu perds totalement le nord. « J’espère que je n’ai trop raccourci ta soirée avec Tristan. ». En fait, tu en as strictement rien à faire de savoir si tu as gâché leur soirée ensembles ou non. Car ce cher Tristan ne t’apprécie pas, c’est un fait et c’est d’ailleurs totalement réciproque. Sauf que toi, tu sais très bien faire semblant et tu préfères faire comme si cela t’embêtait d’avoir proposé à Esteban de venir te joindre malgré sa soirée avec son meilleur ami plutôt que de jouer la carte du connard de base. De toute façon, les deux sont toujours ensembles, inséparables. « Merci d’être venu. ». Ce sont des mots que tu ajoutes cette fois-ci avec honnêteté. Vous avez beau être des amis maintenant, il aurait très bien pu te mettre de côté. Faire semblant de ne pas voir ton message ou te dire simplement qu’il n’était pas disponible ce soir. Mais il est là. Alors pour une fois avec lui, tu peux lui montrer un peu de sincérité. Ça ne durera pas trop longtemps, tu le sais bien, car le naturel revient toujours au galop. Mais tu peux faire une parenthèse pour une heure ou deux.

S’il y a bien une chose à laquelle Esteban ne s’attendait pas c’était de recevoir ce texto de la part de Noah Mason. D’ordinaire, les messages qu’ils s’envoient n’ont rien de bien profond. Du flirt ici et là, des allusions qui veulent tout dire et ne rien dire à la fois... Il leur est certes arrivé d’avoir quelques conversations existentielles par le passé, mais pas sans une bière ou deux pour les accompagner. Pour être tout à fait honnête, Esteban ne se serait jamais imaginé que Mason puisse avoir la moindre envie de se tourner vers lui pour parler d’un sujet aussi important. Alors se confier...

Il abandonne pourtant Tristan pour répondre à cette demande insolite. Si cela pourrait facilement être taxé d’erreur de jugement, il ne voit pas bien comment il pourrait en être autrement, sans se comporter en parfait petit con qui aurait tout autre chose à faire de sa soirée. Le pianiste quant à lui, lui donne de l’air de comprendre cette urgence amicale, ce qui a le mérite de le rassurer sur son geste, même si Esteban peut facilement déceler la déception liée à une soirée écourtée dans son regard. Il lui promet donc qu’il se rattrapera et se met en route en tentant de ne pas se laisser submerger par sa vielle amie la culpabilité qui revient bien trop souvent sans être invitée.

Le point de rendez-vous est un peu étrange selon certains standards , mais Esteban ne s’en offusque pas. Ce n’est pas comme s’il pouvait l’inviter chez lui à une heure si tardive, et encore moins sans subir une myriade de questions paternelles qu’il voudrait pour le coup, à tout prix éviter. Quand il reconnaît la silhouette de Mason et pas celle du dealer du quartier, Esteban rejoint son ami.

- Tristan comprends t’inquiète pas. Qu’est-ce qu’il se passe ? Tout va bien ?

Tous tes amis savent que tu es adopté. Il suffit de voir la tronche de tes parents, qui sont tout ce qu’il y a de plus blanc, pour le comprendre. C’est quelque chose dont tu peux parler assez librement d’ailleurs car tu n’as aucune honte. Tu n’es pas pour autant reconnaissant envers tes parents comme ils s’attendent à ce que tu le sois juste pour ce qui semble être une bonne action de leur part. Ou plutôt, de ton père. Ta mère, tu sais qu’elle t’aime plus que tout. Mais dès que ton père revient à la maison après plusieurs semaines en voyage d’affaire comme c’est le cas en ce moment, tout redevient un véritable bordel. « Je me rends compte que j’aurais peut être dû rester en Suède quelques mois de plus. » réponds-tu à sa question tandis qu’un bref sourire vient prendre place sur tes lèvres. Plutôt en rire qu’en pleurer. Mais tu souffles, car tu sais que tu vas devoir parler. Tu n’as pas fait venir Esteban simplement pour profiter de sa présence – bien que cela aurait pu être le cas. « Plus je grandis, plus ma mère… Disons que… Elle délire complètement par rapport à mon adoption. Dès que je lui parle de quitter la maison un jour ou un autre, elle croit que je veux juste prendre mon envol pour retrouver ma vraie famille  ». Tu mimes des guillemets en prononçant le mot « vraie » et d’ailleurs, tu ne peux pas t’empêcher de rouler les yeux au ciel en prononçant ces mots qui sortent de la bouche même de ta mère. Tu prends alors une inspiration avant de dire la suite de ta phrase comme si cela allait te brûler la gorge. Mais c’est presque le cas. « Elle a raison sur certains points. Je me pose souvent des questions. Et je ne sais même pas si c’est normal... Ca t'est déjà arrivé ? ». Un aveux que tu fais en gardant le regard bien rivé devant toi. Il est clair qu’Esteban n’a pas la solution à ton problème qui est bien plus profond que ce que l’on pourrait croire au premier abord. Mais tu as besoin de savoir comment lui vit son adoption. Personne ne voit les choses de la même manière, surtout que l’ambiance dans vos maisons respectives doit être totalement différente. Seulement, il te semble être la personne la plus appropriée pour en parler. Quelqu’un qui sait ce que c’est.

Esteban ne va pas dire le contraire, que Noah reste quelques mois de plus en Suède l’aurait arrangé lui aussi, même si loin de lui l’idée de faire un tel commentaire devant son “ami” or whatever he is at this point. Quelques mois de plus lui auraient permis de faire le tri dans sa tête, même si plus realistiquement, cela n’aurait fait que retarder la situation. C’est ce goût d’inachevé qui les travaille encore aujourd’hui et être lucide la dessus n’aide pas spécialement à se défaire de cette impression. Ce soir pourtant, Esteban n’est pas là pour ça. Assis sur une balançoire aux côtés de Noah, il lui prête une oreille attentive et sur un sujet qu’il ne connaît que trop bien lui-même.

- Il y a plus dramatique que moi finalement.

Esteban plaisante, il aimerait voir un sourire se dessiner sur le visage de Noah. Il s’empresse cependant d’ajouter quelques mots pour lui montrer qu’il le prend au sérieux.

- Peut-être qu’elle a simplement peur que tu partes tout court, l’adoption pourrait être un prétexte. Sauf si elle a fouillé dans tes affaires et sait que tu fais des recherches...

Este n’aurait pas eu grand chose à rechercher pour le coup. Fils d’immigrants qui l’ont abandonné sur le pas de la porte d’une association, le fait qu’ils n’avaient probablement aucun papiers ne lui aurait pas facilité la tâche pour une quelconque recherche. La curiosité aurait été là s’il avait eu ne serait-ce qu’une petite chance de trouver quoi que ce soit, mais sur ce point précis il lui est difficile de prétendre comprendre ce que Noah ressent.

- Je pense que c’est normal d’être curieux, mais même si tu trouvais quoi que ce soit, je ne pense pas que ça changerait grand chose à ta vie. Je t’avoue que j’ai plutôt le problème inverse. J’ai peur qu’ils aiment plus leurs enfant biologiques que moi so...

Esteban hausse les épaules. Le bouclé n’a jamais vécu dans une famille traditionnelle, alors le concept de normalité n’est pas aussi défini qu’il peut l’être dans la tête de certaines personnes. Il a également eu la chance de pouvoir discuter de tout ça avec Nate qui a toujours encouragé la communication.

- Mais ta mère refuse de discuter de ça avec toi ?

Tu observes le jeune homme à tes côtés les sourcils haussés lorsque celui-ci ose dire qu’il existe plus dramatique que lui. Bien évidemment, cela arrive tout de même à te faire décrocher un sourire. Peut-être que vous êtes différents sur de nombreux points – notamment votre manière de traiter les personnes autour de vous – mais côté drama king, vous vous êtes quand même bien trouvés. Pas un pour rattraper l’autre. « Ne commence pas. » lui lances-tu d’un air faussement menaçant tandis que la discussion prend une tournure sérieuse par ta faute. Il est évident que tu n’es pas à l’aise à cet instant, cela se voit à ta manière de te balancer doucement sur la balançoire sans trop oser regarder Esteban dans les yeux. Ouais, t’es vraiment désespéré pour te tourner vers une personne que tu considères comme ton ami pour trouver un semblant de conseil. Une piste, n’importe quoi. Imaginer ta mère fouiller dans tes affaires te fait légèrement flipper. Tu n’as pas grand-chose à lui cacher (mis à part ta bande d’amis exception faîte de Priya qui est venue mettre son nez là où il ne fallait pas) mais c’est loin d’être agréable de s’imaginer qu’elle ne te fait pas confiance à ce point-là. « Pourtant, il faudra bien à un moment ou  autre que je prenne mon indépendance… comme toi, chanceux. On attend toujours la crémaillère d'ailleurs. ». C’est vrai que tu envies un peu Esteban, lui qui a son propre appartement et ne vit plus chez ses parents. Certes, c’est pratique de vivre chez eux et de n’avoir strictement rien à faire à part t’occuper de ta mère. Mais il y a quand même ce besoin d’être seul parfois, de pouvoir vivre ta vie sans rendre des comptes à qui que ce soit. « Non, c’est sûr que ça ne changerait rien. Mais tu sais bien que je suis curieux et j’ai besoin de tout savoir. Pas qu’avec les autres, même pour moi-même. ». Tu aimerais juste savoir d’où tu viens, quelle aurait pu être ta vie si… C’est certainement malsain de penser de cette manière, de te poser trop de questions. Tu devrais te contenter de ce que tu as – surtout que tu es loin d’être à plaindre. « Et tu en as parlé de ta peur, à tes parents ? » demandes-tu, intéressé par la conversation – ce qui est plutôt rare venant de toi. Parler de toi, c’est bien. Mais écouter les autres, c’est pas mal aussi. « D’où crois-tu que je tiens mon côté têtu, à n’en faire qu’à ma tête ? Spoiler alert : de ma mère. » dis-tu avec un sourire quelque peu énigmatique comme toute réponse à sa question. Non, elle ne veut pas en discuter. Car elle refuse d’écouter. Peux-tu vraiment lui en vouloir pour cela alors que tu fais exactement la même chose avec ton entourage ?

- Ca s’appelle de l’auto dérision Noah, c’est bien d’en avoir. Ça te donne l’air plus humble !

Esteban lui adresse un sourire accompagné d’un rire amusé. Mais puisqu’il est lancé sur un sujet qu’on peut aisément classifier comme existentiel, il y va gaiment, l’occasion est trop belle pour être manquée. A dire vrai, l’intérêt du brun est piqué par ce Noah qu’il n’a vraiment pas l’habitude de côtoyer. Il a même l’air vulnérable, loin de l’agitation de la bande et de cette image de lui même qu’il croit bon de lui servir. Mais si Esteban fait preuve d’un peu discernement, il notera aussi que ce n’est pas la première fois qu’il se laisse avoir par un peu d’authenticité de la part du brun. C’est tout le problème de Noah Mason finalement, il oscille entre deux version de lui-meme, deux versions qui s’opposent sans doute un peu trop pour son propre bien. Este voudrait pouvoir s’attacher, mais à chaque fois qu’un peu d’intimité se développe, il a l’impression qu’ils font trois pas en arrière.

A sa remarque sur la crémaillère, Esteban grince un peu des dents, pris soudain d’une culpabilité vis a vis de ses parents qui payent toujours un loyer pour rien. S’il n’était pas aussi faible, il profiterait sans doute de cette indépendance, mais force est d’admettre qu’aussi séduisante que l’idée ait pu sembler à l’époque, sa jalousie vis à vis de Mat et ses déboires récents ont eu raison de son éloignement du cocon familial.

- Il y a plusieurs manières de prendre son indépendance. Personnellement je suis rentrée chez mes parents. Ça n’allait pas spécialement bien.

Il se permet l’honnêteté, un pari un peu risqué avec Noah. Jusque là, on ne peut pas dire que lui accorder sa confiance ait été une très bonne idée. Mais puisqu’il se livre, Este ne veut pas être celui qui se ferme comme une huître.

- Je comprends l’envie de savoir, et puis toi tu pourrais trouver quelque chose. On est pas dans la même optique, mais je trouve ça tout à fait normal que tu sois curieux. Peut-être que je devrais l’être aussi, mais en vrai j’ai surtout tendance à essayer de l’oublier. Je n’ai pas envie de me considérer différent de Lily ?

Este sait qu’il est confus dans ces paroles, mais pour être honnête, le fait qu’il ait été adopté est quelque chose qu’il essaye surtout d’oublier.