L'être humain était pétri de contradictions et Reagan n'échappait pas vraiment à la règle. Et si elle tâchait de travailler sur elle-même, elle était également particulièrement douée pour ignorer certains problèmes. Un art, vraiment, qu'elle cultivait depuis des années. Et même si elle se répétait qu'elle était trop occupée pour être sur tous les fronts mentalement, qu'il fallait gérer chaque problème en son temps, une bonne dose de tout ça sentait le bullshit. Comme dans le cas d'Archer par exemple. Enfin, le cas Archer versus le cas Kate. Certes, on ne pouvait pas vraiment avoir la même relation avec chacun de ses proches, mais il n'était pas là question de rechercher l'amitié parfaite et similaire avec tout son entourage. L'idée était profondément naïve, voire vaguement effrayante selon le point de vue, et ce n'était même pas le fond du problème. Malgré une éducation religieuse stricte et son attachement aux principes attachés à sa foi, Reagan se considérait comme quelqu'un de relativement ouvert d'esprit et elle avait le jugement en horreur. Elle avait fait son possible pour ne pas juger Kate, d'ailleurs, lorsque celle-ci avait évoqué ses problèmes de couple et, par extension, ses soucis d'infidélité, elle avait réellement essayé. Et plus ou moins réussi par ailleurs. Avec Archer, en revanche, c'était différent et Reagan n'était pas sûre de pouvoir l'expliquer. Peut-être parce qu'elle était proche de Tammy, peut-être parce qu'il y avait les enfants, peut-être parce qu'ils représentaient tous les quatre l'image de la famille idéale aussi — l'objectif ultime que la mère de Reagan, bless her heart, continuait d'entretenir quand sa fille était trop fatiguée pour se donner la peine de filtrer ses appels. Et, vraiment, elle n'avait pas voulu prendre parti dans cette histoire. Elle n'était pas directement concernée après tout et émettre le moindre jugement allait à l'encontre de tout ce qu'elle défendait et chérissait mais elle s'était surprise à répondre plus lentement aux messages et à repousser les invitations depuis qu'elle avait été mise dans la confidence. À éviter Archer, purement et simplement. Probablement pas l'option la plus mature du monde mais après tout, Reagan n'avait jamais prétendu être un modèle de maturité.

Seulement les enfantillages avaient leurs limites. Toute douée qu'elle était pour balayer ses problèmes dans un coin de sa tête, Reagan ne pouvait le faire indéfiniment et il devenait difficile d'ignorer la culpabilité qui s'empressait de venir tinter dans ses oreilles chaque fois que quelqu'un prononçait le nom d'Archer. Les choses auraient sans doute été plus simples si ils n'avaient pas eu le moindre ami commun. Enfin, plus simples. Peut-être aurait-elle pu continuer de prétendre qu'elle ne l'ignorait pas un peu plus longtemps. Elle avait conscience, cependant, d'avoir été une bien piètre amie et c'était finalement en entendant l'une de ses collègues évoquer le dernier spectacle qu'elle avait vu à Broadway qu'elle avait craqué, finalement, face à la culpabilité. La culpabilité qui lui avait fait débourser une fortune pour un bon siège et un bouquet de fleurs suffisamment gros pour la faire disparaître, elle toute entière et cette maudite culpabilité.

Elle avait senti sur elle le poids des regards à la sortie, plus difficile à ignorer qu'à l'ordinaire. Ce n'était pas la sensation d'être de trop, ni de prendre trop de place, et le changement aurait pu être agréable si elle n'avait pas eu l'impression d'être auréolée d'un néon qui l'affabulait du titre de pire pote de l'année. Personne n'était parfait, cela dit. Archer, hey ! l'interpella-t-elle en le voyant apparaître, agitant son bouquet sans le moindre égard pour les quelques fans non loin d'elle. Reagan ignora les murmures courroucés, ce n'était pas le moment de faire une scène, surtout pas lorsqu'elle était en tort. J'étais dans le coin donc- enfin, non, non, soyons honnêtes, j'ai pris ma soirée et j'ai pas trouvé ça dans une poubelle, donc, um, tiens, conclut-elle en lui tendant les fleurs maladroitement. Rares étaient les occasions où Reagan se sentait mal à l'aise en présence d'un ami mais voilà ce qui finissait par arriver quand on s'entêtait à merder.

Dès que la porte se referme derrière lui, coupant en grande partie les bruits du théâtre, Archer ferme les yeux et soupire. En soi, c’était une bonne soirée. Il sait qu’il n’a pas à se plaindre. Sur scène, il s’éclate, pendant les répétitions également. La scène est son élément, ça ne fait aucun doute et il ne se verrait rien faire d’autre. Alors c’était une bonne soirée. C’est ce sur quoi il préfère se concentrer. Pas sur le fait qu’il n’a pas exactement le rôle qu’il préférerait. Frozen est populaire, il y a toujours du public et il apprécie les chansons qu’il a, mais la comédie musicale met surtout à l’honneur les deux sœurs. Et comme il est un homme, il a un rôle plus secondaire. Mais pour l’instant, à part espérer un rôle plus central après que Frozen soit terminé, il ne peut pas changer grand-chose. Alors autant se concentrer sur le positif. Sur le plaisir qu’il prend toujours sur scène.
Il s’assoit devant son miroir, pour retirer la perruque et le maquillage qui le transforment en Hans. Là aussi, il préférerait interpréter un personnage asiatique, mais les rôles ne sont pas nombreux à Broadway. Un jour, peut-être. Et il doit s’en contenter, de ce ‘un jour’. Mais clairement, il sait qu’il n’est pas à plaindre. Archer a eu des rôles pires que ça, quand il a repris le chemin des planches après que ses enfants aient trouvé celui de l’école. Et surtout, il n’est pas à plaindre parce qu’il a ces deux enfants, qu’il adore par-dessus tout. Il a une vie dont il ne peut pas se plaindre, même si, c’est dans la nature humaine de toujours vouloir plus. Mieux. Plus vite.
Archer ne traîne pas trop dans sa loge, même si ça ne fera pas grande différence. Il a déjà souhaité une bonne nuit à ses enfants avant de partir, embrassé sa femme pour lui dire au revoir. Quand il rentrera, ça sera uniquement pour aller prendre une douche et se glisser sous les draps, aux côtés de Tammy qui dormira sans doute déjà. Mais s’il peut glaner quelques minutes de sommeil de plus, ça ne lui fera pas de mal. Demain, il devra se lever pour préparer le petit déjeuner des enfants et les accompagner à l’école. Puis il retrouvera Tammy dans la matinée pour une séance chez le thérapeute. Puis les répétitions, à nouveau. Un rythme qui s’installe, petit à petit. Qui lui permet de pouvoir souffler et profiter de sa famille. Alors il quitte rapidement le théâtre, et son sourire revient quand il voit quelques personnes l’attendre dehors. La plupart attendent Anna et Elsa, mais il a toujours quelques petits autographes à signer. Là, ce n’est pas un petit autographe, mais un gros bouquet qui l’attend. Il lui faut même quelques secondes pour réaliser qu’il connait la personne qui se trouve derrière. Le fait qu’elle dise son prénom l’aide quand même un peu. « Hey ! Salut Reagan ! » D’autres femmes les regardent, mais voient clairement que Reagan s’est imposée et ne leur laissera pas de place. Et Archer n’est même pas désolé. Il préfère de loin discuter avec une amie – qu’il n’a pas vue depuis longtemps d’ailleurs – que signer deux tickets de théâtre. Il sourit en l’entendant expliquer sa présence, puis prend le bouquet qu’elle lui tend. Archer a bien remarqué qu’ils n’étaient plus vraiment proches ces derniers temps, mais il ne comprend pas pourquoi elle agit bizarrement. « Merci beaucoup, ça me fait vraiment plaisir. Pour le bouquet, et que tu sois là. » Surtout le deuxième en fait. Le bouquet, c’est un bonus, qui ira fleurir le salon des Quinn. « Tu as bien aimé le spectacle alors ? » Déformation professionnelle, il aime bien avoir l’avis des autres. Surtout quand c’est l’avis d’une amie, qui devrait contenir des compliments. Il n’est qu’humain après tout. « Si tu as pris ta soirée exprès, tu veux peut-être qu’on aille quelque part ? Un bar, ou je ne sais quoi ? On sera mieux qu’à l’extérieur. »

Elle aurait presque préféré qu'il l'accueille avec un froncement de sourcils, une moue irritée, n'importe quoi, vraiment, n'importe quel vague signe d'agacement plutôt que ce franc sourire. Ironiquement, il lui aurait rendu la tâche plus facile mais manifestement Archer était content de la voir, adorable crétin qu'il était. Reagan se retint de soupirer devant son enthousiasme, consciente qu'elle aggraverait potentiellement son cas et que c'était un rien paradoxal, vraiment, de lui en vouloir d'être l'ami qu'elle ne méritait pas quand elle lui reprochait de ne pas être le mari que Tam méritait. Disons que ta performance ne m'a pas laissée de glace, lâcha-t-elle lorsqu'Archer lui demanda ce qu'elle avait pensé du show. De glace, Frozen, clairement pas sa meilleure vanne et sans doute pas la première du genre qu'il avait pu entendre. Elle pinça les lèvres, évitant son regard. Désolée, déformation professionnelle, j'éteins jamais l'usine à blagues mais j'en garantis pas non plus la qualité, s'excusa la comédienne avec un haussement d'épaules, mais un bar, c'est très bien. Je te suis. Elle connaissait le quartier, les studios de NBC se trouvant littéralement à deux pas, mais elle se serait bien gardée d'imposer quoi que ce soit. Question de principe ou vieux réflexe datant d'une époque où elle manquait cruellement de confiance en elle, Reagan n'aurait pas su le dire mais elle aimait à se penser accommodante. Et il fallait bien le reconnaître, elle n'était pas très regardante lorsqu'il s'agissait de sortir, du moment qu'elle n'avait pas besoin de vendre un rein pour se voir servir un verre. Elle lui emboîta donc le pas en silence d'abord, bataillant avec les différentes approches à sa disposition. La douceur ou l'attaque frontale, elle n'était pas encore sûre de son choix et chaque pas semblait un peu plus difficile, comme si avancer en silence rendait la situation plus ridicule encore. Finalement, elle inspira profondément avant de lancer : comment vont les enfants ? Et Tammy ? Reculer pour mieux sauter donc, un classique.

Ses projets de se coucher tôt sont rapidement oubliés, heureux qu’il est de pouvoir passer un peu de temps avec Reagan, qu’il n’a pas vue depuis quelques temps. Mais en même temps, il a été pas mal occupé ces dernières semaines, donc il est possible qu’il en soit responsable. Peu importe la raison qui les a poussés à peu se voir, Archer est heureux qu’elle soit venue ce soir. Il lève cependant les yeux au ciel quand elle commente sa performance avec une blague. Pour avoir un rôle dans Frozen, il en a entendu des blagues sur le dessin animé, mais il n’a toujours pas commencé à les apprécier. Même si certains jeux de mots peuvent être bien trouvés. « Heureusement que c’était pas ta meilleure blague, sinon ton job serait en danger. » Plaisante-t-il à son tour. Il a l’habitude, étant ami avec Reagan depuis de nombreuses années et a tantôt été le sujet de la blague ou le témoin. Il en faudrait beaucoup plus pour qu’il se vexe. Ils commencent à marcher, et le silence tombe entre eux. Etrange. Archer s’apprête à le rompre par une banalité, quand Reagan le devance. Une question normale quand deux amis ne se sont pas vus depuis longtemps. « Bien, tout va bien. Romy s’est découvert une passion pour le catch et s’entraîne sur son frère, mais sinon ça va. » En vérité, ça peut être assez amusant à voir, tant que Jasper ne crie pas. Mais hors de question de l’avouer à Romy, qui risquerait d’en faire encore plus pour faire rire son père. « Et toi ? Tu vas bien ? » Retour d’ascenseur normal. Archer a l’impression qu’ils ont besoin de rompre la glace – encore une référence à Frozen ? – ce qui ne leur était pas arrivé depuis longtemps. « Au fait… tu sais où aller ? Parce que je marche mais je n’ai aucune idée d’où on va, ni même d’un nom de bar dans les environs. »