— Let's begin again —

L’enfant qui sommeille en moi voulait vraiment un beau sapin de Noël. Je ne suis pas déçue. Le nôtre est particulièrement beau et je suis certaine de ne pas faire jouer mon côté narcissique sur ce coup-là puisque Alice m’a fait part de sa jalousie après que je lui ai envoyé une photo du sapin décoré.

T’abuse ! On va devoir revoir nos ambitions à la hausse en 2021 à cause de toi ! Mark va me haïr. -A

C’est toi qui abuses. Il ne te haïra pas...trop longtemps. -S

S’il demande le divorce, je te flingue, Lazzari ! -A

Confortablement installée sur le canapé, une tasse de thé à la main, j’observe le résultat d’une lutte acharnée avec un Danois extrêmement dévoué à la cause. Je ne l’avais jamais vu comme ça. Même l’année dernière, il n’avait pas eu un tel engouement. Je ne suis pas pour m’en plaindre, le voir avec le sourire m’a vraiment fait plaisir (et m’a soulagé, aussi).

Cet engouement remonte au 20 décembre. Nous sommes aujourd’hui le 31 décembre et ce soir signe la fin d’une année pour le moins...chargée émotionnellement. Pour être tout à fait sincère, je suis heureuse qu’elle se termine. Bien que j’ai eu la chance de la vivre aux côtés d’Aleksej (si on oublie notre mois de novembre compliqué), je ne serai pas contre un peu de changement et de baume au cœur. Toujours au bras de mon Danois, bien entendu.
Tant de choses se sont produites en 2020, nous avons tous besoin de passer à autre chose : Aleksej et moi n’échappons pas à cette règle.

- A quelle heure doit-on aller chercher le plateau de fruits de mer, déjà ?

Aleksej vient de me rejoindre dans le salon avec une tasse fumante. Ce n’est pas du thé mais du café. Je n’ai pas le coeur à lui demander de boire la même chose que moi surtout quand je sais combien il aime la caféine. Pour ma part, je suis obligée de freiner sur ma consommation en raison de mon opération ayant eu lieu au début du mois de décembre. Voilà quatre semaines que j’ai été opérée et, parce que je suis les recommandations de mon chirurgien à la lettre, je me sens bien. Aleksej me surveille de près donc ce n’est pas non plus comme si j’avais la possibilité de jouer les adolescentes désobéissantes.

Le macbook pro est posé sur la table basse, une série tournant en fond. Une série que je connais déjà donc rater le déroulé d’un épisode ne me perturbera pas. Sans savoir par quel miracle je suis parvenue à convaincre Aleksej, je l’ai engagé dans le visionnage de The Crown. J’ai choisi quelque chose d’historique parce que je sais que c’est l’une des choses qui attirent son attention.

- On pourra en profiter pour aller promener les chiens, le temps sera probablement plus clément.

La tempête de neige qui s’est abattue sur la côte est nous a tous pris de court. J’ai cru comprendre que tout est beaucoup plus compliqué à New York, ce qui ne me surprend pas. Nous avons de la neige tous les ans et pourtant, nous ne nous en sortons jamais. A croire que, tous les ans, nous espérons qu’il ne neige pas alors que nous savons pourtant tous que c’est impossible.

— Let's begin again —

Presque un mois était passé depuis que Solveig et Aleksej avait pris leur quartier d’hiver à Montauk. Un mois tout en douceur. Si elle n’était pas du genre à rester en place, la jeune femme avait tout de même suivi les recommandations du médecin au grand soulagement du Danois. Pas d’effort superflu. Pas de motif de stress excessif. Et Aleksej avait suivi le mouvement. Bien sûr, il savait que ça ne durerait pas et que dès qu’elle serait totalement sur pied et que son médecin lui donnerait le feu vert, Solveig reprendrait un rythme à 200%. Il se contentait d’en profiter tant que ça durait.

Profiter de ces moments de calme, ou l’un et l’autre laissait les journées s’écouler sereinement dans leur petit cocon. Sans parler de la tempête qui s’était abattu sur eux pendant plusieurs jours, les forçant à rester bien au chaud pour son plus grand plaisir. Une nouvelle occasion de d’initier la brunette au plaisir du Hygge. Aleksej adorait la neige. Encore plus à Montauk. Les plages immaculées et la lumière du soleil qui se reflétait sur la neige et dans l’écume des vagues lui rappeler son Danemark natal. Il pensait parfois à Skagen mais il avait depuis longtemps réalisé que son foyer ne dépendait pas d’un endroit mais de la personne avec qui il était.

Et Solveig avait été prompte à faire de cette maison le plus cosy des foyers, particulièrement en période de fête. Ils étaient allés chiner des décorations dans le centre de Montauk et Denise les avait laissés se servir dans son stock plutôt très impressionnant, ce qui avait ravi la jeune femme. Il avait fallu plusieurs aller-retours à Aleksej pour ramener toutes les breloques qu’avait choisies Solveig. L’enthousiasme de la jeune femme avait été communicatif. Le Danois avait très peu fêté Noël ces dernières années. Pour ne pas dire pas du tout. Elle avait tenté de le convaincre l’année précédente mais leur relation était encore toute fraîche et ils ne vivaient pas encore ensemble.

Cette année était différente. Pleine de hauts et de bas. Et après avoir surmonté tant d’épreuve ensemble, après avoir été aussi séparés, Aleksej s’était senti un peu plus léger, prêt à accepter de se laisser envahir par une certaine désinvolture. Dans ces moments-là l’insouciance de la jeune femme faisait fondre son cœur et chatouillait cette âme d’enfant enfouie au plus profond de lui.

Depuis la cuisine où il venait de se faire couler un café, il jeta un coup d’œil au bon de commande accroché sur le frigo avant de répondre à Solveig. Les derniers bateaux devaient arriver au port aux alentours de midi, le temps pour Mary de tout préparer il pourrait récupérer leur commande en début d’après-midi et jusqu’à 18h. Ce qui leur laissait une assez grande marge de manœuvre. Aleksej rejoignit la jeune femme dans le salon, caressant doucement sa nuque en passant derrière le canapé pour venir s’y installer prêt d’elle. Tout en buvant son café, ses sourcils se froncèrent en entendant la jeune femme évoquer l’idée d’aller chercher le plateau de fruits de mer à pied.

“Le port n’est pas si prêt… Tu ne voudrais pas que j’y aille rapidement en voiture ?”

Même si Solveig avait fait preuve de prudence jusqu’à présent et qu’elle s’était bien remise, il ne pouvait pas s’en empêcher. Tout était aller sans heurt jusqu’à présent, il comptait bien continuer sur cette lancée. S’ils allaient parfois traîner sur la plage devant la maison, il savait bien qu’il ne pourrait pas la garder cloîtrer ad vitam æternam. Même s’il essayait par tous les moyens. Il avait d’ailleurs accepter de visionner une série télévisée avec elle, se disant qu’au moins elle ne penserait pas à sortir, aller courir… Et c’était finalement lui qui avait été pris au jeu, se passionnant pour la série qu’elle avait choisie. Non sans raison, ça aussi, il le savait. En voyant l’expression sur le visage de la jeune femme, il ne put s’empêcher de retenir un petit rire.

“On pourra toujours appeler un Uber si on voit que le retour est trop compliqué… Il est évident que je n'arriverais pas à te porter toi et les chiens en plus...”

Si Aleksej avait pu la garder sous son giron ces dernières semaines, c’était uniquement parce qu’elle l’avait bien voulu. Parce qu’elle ne voulait pas qu’il s’inquiète outre mesure. Mais il ne pouvait pas lui tenir tête. Si elle avait décidé de marcher jusqu’au port, elle le ferait, peu importait les arguments qu’il pourrait lui avancer, elle avait une bonne répartie. Mieux valait ne pas se jeter dans un combat perdu d’avance. Le Danois avait appris la leçon. Il se pencha vers elle pour venir déposer un baiser au creux de son cou avant qu’elle ne puisse répliquer quoi que ce soit.

— Let's begin again —

- J’ai envie de sortir, de me balader.

Une meilleure argumentation pourrait être nécessaire si je ne connaissais pas aussi bien Aleksej. Mon entrain est réel et il n’est pas question de me couper dans mon élan même si cela veut dire qu’une petite dose de stress va remplir le cœur de mon bien-aimé. Il faut qu’il me fasse confiance. Je ne cherche pas à tirer sur la corde, je veux simplement reprendre un semblant d’activité qui ne soit pas du yoga à domicile ou une brève balade sur la plage.

- Oui, si je sens que c’est trop, on pourra toujours commander une course Uber pour le retour.

Je suis heureuse de le voir accepter. En vérité, je pensais que la lutte serait plus sévère que cela. Il semblerait que le Danois et moi soyons finalement sur la même page. Après tout, lui aussi doit avoir envie de faire autre chose que cette routine dans laquelle nous nous sommes enfermés depuis un mois. J’ai aimé chaque seconde passée aux côtés d’Aleks mais un peu de nouveauté nous soulagera aussi, je le sais.

- Alice m’a demandé si tu n’étais pas trop déçu de ne pas avoir pu aller en Europe...dis-je, un peu hésitante. “C’est vrai que nous n’en avons pas parlé… Je suis la raison qui t’a empêché de voir ta famille, je n’en suis pas fière.”

Sans parler du fait que j’attendais impatiemment de rencontrer la famille d’Aleks. En particulier sa mère car il m’a vendu cette femme comme étant LA femme du siècle. Ne pas avoir pu partir m’a brisé le cœur mais de peur de mettre Aleks dans l'embarras, je n’ai pas amené le sujet sur la table. Jusqu’à aujourd’hui. Alice est ma meilleure excuse.

— Let's begin again —

S’il y avait bien quelque chose que les deux amoureux avait appris lors du mois qui venait de passer, c’était probablement de faire des compromis. L’un et l’autre, l’un pour l’autre. Solveig savait à quel point Aleksej s’inquiétait pour elle et il savait qu’elle ne ferait rien pour attiser ses inquiétudes. Et en le ménageant lui, elle se ménageait elle. Il était bien trop reconnaissant pour demander plus. Si elle pensait pouvoir encaisser, il devait lui faire confiance. Même si elle était parfois excessive dans ses élans, elle ne ferait rien qui pourrait mettre sa santé en danger.

Alors qu’il était en train de porter sa tasse à ses lèvres, ses sourcils se froncèrent une nouvelle fois alors que Solveig abordait leur voyage au Danemark. Ni l’un ni l’autre n’en avait reparlé depuis le retour de la jeune femme à l’appartement, juste avant son opération. Pour Aleksej, il était évident qu’il ne lui ferait pas faire le voyage après avoir été hospitalisée. Il détestait la manière dont Solveig prenait le blâme. Il n’y avait personne à blâmer. La vie ne prenait simplement pas toujours le chemin qu’on attendait. Il se pencha vers elle pour prendre sa tasse de thé et posa les deux sur la table basse, en profitant également pour fermer l’ordinateur qui tournait toujours.

Il prit les deux mains de la jeune femme, y déposa un baiser avant de prendre son visage entre ses mains. Il caressait sa peau douce, du bout du pouce.

“Je ne veux pas que tu dises ça… Tu es avant tout la raison pour laquelle j’ai voulu y retourner. Il y aura d’autres occasions. Ma mère sera toujours aussi enthousiaste à l’idée de te rencontrer. Mes sœurs seront toujours… et bien… mes sœurs. Fouineuses et embarrassantes. Rien de tout ça ne va changer… Malheureusement.”

Ses yeux s’était planté dans ceux de Solveig. Il savait qu’elle l’écoutait toujours plus quand il arrivait à retenir son regard. Il poussa une mèche de cheveux de son front en souriant. Il savait qu’elle était déçue. Et il trouvait ça profondément attendrissant. La présenter à sa famille était important pour lui mais ce n’était pas sa priorité. Ils auraient toute la vie pour ça. Il approcha son visage de celui de la brunette et frotta doucement son nez contre sa joue avant de déposer un baiser rapide sur ses lèvres.

“Et j’ai passé un réveillon très agréable avec ma famille...”

Il sourit les lèvres pincées en l’observant avec tendresse.

— Let's begin again —

Impossible de retenir un sourire niais quand je l’entends me dire toutes ces choses mais en particulier lorsqu’il souligne le fait qu’il a passé un superbe Noël avec sa famille. Sous-entendu : je suis sa famille. Je n’en pense pas moins, évidemment, mais le fait d’entendre Aleks tenir de tels propos me réchauffe le cœur car je sais qu’il ne prononce pas ces mots à la légère. Je suis parvenue à atteindre son cœur, j’en ai conscience, mais cet instant me montre aussi que je n’ai pas seulement atteint cet endroit ; je m’y suis confortablement logée.

- Je t’aime, réponds-je simplement avant de l’embrasser pour ensuite me blottir de nouveau confortablement contre lui.

L’après-midi avance tandis que nous prenons le temps d’être l’un avec l’autre, sans précipitation, sans heurt. La fin de l’année est là mais cela ne signifie pas que je souhaite m’activer outre mesure. Il semble qu’il en soit de même pour mon compagnon qui prend plaisir à rester allongé contre moi une partie de l’après-midi jusqu’à ce qu’il soit l’heure de nous aventurer en ville.

Ayant gagné la bataille du “marchons jusqu’au port”, Aleks a Maroon en laisse tandis que je m’occupe de Boule qui est encore un peu speed. Il est déjà bien plus calme qu’avant mais un peu d’éducation canine supplémentaire sera nécessaire si je veux être en mesure de pouvoir le promener sans laisse quand nous serons ici, sur la côte. Aujourd’hui, Maroon n’a pas non plus le droit à ce privilège puisqu’il a essayé de chiper de la nourriture dans l’un des placards. Papa a dit non et l’enfant sur quatre pattes n’échappera pas à l’autorité du père aujourd’hui.

Le temps est plus clément en cette fin d’après-midi ce qui n’est pas sans me faire plaisir. Il fait froid, bien-sûr, mais rien qu’un bon manteau ne puisse gérer. Au vu du ciel gris de ce midi, je craignais qu’il ne se mette à pleuvoir mais cela ne s’est finalement pas produit. Le soleil s’est même levé, bien qu’il soit déjà presque l’heure pour lui d’aller se recoucher.

- Tu sais ce que font Charles et Denise, demain ?

Nous pourrions aller leur souhaiter la bonne année ou bien les convier à la maison pour un café. Je suis certaine que cela ferait plaisir à Aleks.

— Let's begin again —

Ni Aleksej ni Solveig n’était du genre à crier leurs sentiments sur la place publique. Quand cela arrivait, l’atmosphère s’imprégnait toujours d’une certaine ingénuité. Si la jeune femme avait un fort caractère et une certaine répartie qui en faisait frémir plus d’un, un seul regard du Danois pouvait faire rosir ses pommettes d’une manière tout à fait charmante. Et dans ces moments-là, rien ne valait le plaisir de se blottir dans les bras l’un de l’autre. Et simplement se regarder, se sentir. Caresser doucement ses doigts, ses cheveux. Embrasser doucement sa tempe, ses lèvres. Et les crépitements du feu qui seuls venaient rompre le silence.

L’après-midi était passée et ils avaient finalement pris le chemin du port. C’était agréable de prendre l’air, respirer l’embrun et sentir le sel lui chatouiller les narines. Au bout de la laisse, Maroon avait bien tenté de tirer l’une ou l’autre fois mais il avait rapidement compris qu’aujourd’hui, il devrait marcher au pas. Surtout qu’Aleksej n’était pas décidé à laisser Solveig s’éloigner trop de lui. Au bout de quelques dizaines de mètres, il sentit comme le besoin urgent de venir glisser sa main dans la sienne.

Tout en marchant, il caressait doucement ses doigts. Il releva la tête en souriant quand elle demanda si les Svendsen avait des projets pour le lendemain. Non pas que le Danois est particulièrement envie de briser cette routine à deux mais il était ravi de voir comment la relation entre leurs voisins et la jeune femme avait évolué. Il fallait dire qu’ils n’étaient vraiment pas parti d’un bon pied. Mais c’était sans compter sur Denise et sa détermination à faire se sentir la jeune femme comme chez elle. Aleksej et Charles avait mis un peu de temps à retrouver leur complicité après l’altercation qui avait suivi le dîner mais les deux femmes avaient réussi à attendrir les cœurs de ces deux têtes de mule.

“Denise a proposé qu’on vienne déjeuner chez eux demain mais je lui ai dit que je ne voulais pas faire trop de projets pour le 1er de l’an…. Je lui ai dit qu’on passerait prendre le café si tu n’es pas trop fatiguée… et si tu as envie évidemment.”

Une fois arrivés au port, leur commande récupérée après avoir échangé quelques mots avec Marry, Aleksej avait bien tenté d’évoquer l’éventualité de rentrer en voiture mais un nouveau regard de Solveig l’en avait dissuadé. Elle semblait en forme et il ne voulait pas la priver du plaisir de voir le coucher du soleil le long de la plage, il savait à quel point elle aimait ça. Ils auraient le reste de la soirée pour se reposer. Plus ou moins.

— Let's begin again —

- Je pensais à un café donc ce serait parfait, répondis-je simplement en souriant tendrement.

Aleks reste persuadé que je suis encore dans un état préoccupant, pourtant, je me sens bien. Je me sens vraiment bien. Bien-sûr, j’ai conscience que je ne peux pas reprendre tous les pans de ma vie comme je les avais avant l’opération mais mon état physique (et moral) est tout de même très différent d’il y a un mois.

- Qu’est-ce que tu penses d’une balade en mer ce week-end ? Tu m’as bien dit qu’ils louaient des bateaux à la demi-journée, non ?

Voilà des mois que nous n’avons pas eu l’occasion de profiter d’un petit moment en mer. Aleks m’a fait découvrir ça l’année dernière et je dois dire que cela a été une véritable révélation pour moi. Bien que n’ayant jamais eu peur de la mer ni de l’océan, je n’étais pas pour autant du genre à m’aventurer en eaux troubles. C’est le Danois qui m’a initié au plaisir d’aller sur l’eau le temps de quelques heures, de s’éloigner de la folie humaine pour se retrouver liés aux vagues. Depuis, à chaque fois qu’un tel moment se produit, je tâche d’en profiter un maximum. La dépense est coûteuse mais j’estime que pour le début de l’année 2021, c’est un petit cadeau que nous pouvons nous offrir. Du moins, je suis prête à faire cette dépense.

- Oh regarde ! dis-je en pointant du doigt la boutique d’un fleuriste étonnamment ouverte malgré la date. “Ca irait parfaitement dans notre chambre !”

Mon arrêt prolongé m’a permis de passer beaucoup plus de temps sur Pinterest si bien que j’ai réorganisé toutes mes catégories et que j’ai pris le temps de me découvrir une nouvelle passion : la décoration d’intérieur. Je m’approche de la boutique et tire Aleks par la main de façon à ce qu’il me suive.
Bird of Paradise. Voilà un nom qui me plaît bien.

- Tu ne veux pas qu’on en prenne une ?  

— Let's begin again —

Prendre l’air, retourner en ville, ça avait un effet électrisant sur la jeune femme. D’un coup, elle s’était mise à tout commenter, à discuter de tout et de rien. Il mordit sa lèvre inférieure en constatant qu’elle avait effectivement repris du poil de la bête. Il sentait que les journées de calme et de langueur étaient dernière eux. Il sentait une certaine nostalgie poindre dans son esprit. Mais également du soulagement. Il avait eu peur de la perdre mais aussi peur qu’elle ne ressorte ébranlée par les épreuves. Elle n’avait jamais parlé de l’opération une fois arrivé à Montauk et il n’avait pas cherché à lui tirer les vers du nez. Il avait tous les deux besoin d’un break, besoin de cette bulle de tranquillité et de sécurité.

“Je pourrais peut-être demander à Charles si on peut lui emprunter le sien. Il faudrait que j’y jette un coup d’œil avant mais je pense qu’il a dû l’entretenir avec attention.”

L’idée était séduisante. Aleksej y avait déjà pensé lui-même au fils des dernières semaines. Il passait régulièrement devant la marina en allant chercher ses courses et l’idée de se remettre à niveau lui titillait l’esprit depuis quelque temps. Elles étaient loin les années où il partait seul, sur son petit voilier, à l’assaut des vagues du Skagerak. Loin les années où il partait plusieurs jours en mer avec son père pour apprendre les rudiments de la vie de marin. Il avait toujours préféré la voile aux bateaux à moteur. Il ne s’était jamais vraiment intéressé aux chalutiers. Adolescent, il passait des heures à observer les rares goélettes qui mouillaient dans le port de Skagen en rêvant qu’elle l’emporte loin de sa ville natale.

Ses pensées s’éparpillaient peu à peu quand la jeune femme le ramena à la réalité. Il se tourna vers elle et l’observa avec un petit sourire en coin. Il acquiesça devant le fleuriste. Pouvait-il honnêtement lui refuser quoi que ce soit ? Pas quand elle faisait preuve d’autant d’enthousiasme en tout cas. Il n’allait pas non plus se plaindre de cette passion qu’avait Solveig pour l’aménagement. Il aimait qu’elle personnalise leur chez-eux. Chacune de ses petites touches apportait quelque chose d’un peu plus personnel à leur quotidien. Chaque fois que son regard se posait sur un objet qu’elle avait acheté ou qu’il lui avait offert, c’était une nouvelle occasion de penser à elle, à un souvenir partagé, à quel point il l’aimait.

“Évidemment qu’on en prend une… on peut même en prendre dix, aussi longtemps que ça te fait sourire comme ça… on peut acheter tout le magasin…”

— Let's begin again —

Parce qu’acheter tout le magasin ne fait pas partie de mes plans pour ce dernier jour de l’année, je me fais un plaisir d’acheter cette nouvelle plante pour la chambre à coucher. La fleuriste a la gentillesse de nous laisser de quoi tracter la plante jusqu’à chez nous. Je lui promets de lui ramener le matériel dès la semaine prochaine. Les commerçants du coin commencent à nous connaître, au pire, cette femme saura où me trouver. Mais ce n’est pas comme si j’allais éviter une chance de pouvoir repartir en vadrouille ! Ça me ferait vraiment beaucoup de bien de pouvoir quitter la maison même si je l’aime énormément. J’ai comme un certain besoin de retrouver ma liberté.

Boule n’étant encore qu’un chiot, je l’ai installé dans la charrette à bras. Heureusement pour nous, il ne se met pas à grignoter la plante. Au contraire, la bête se met en boule et s’endort en moins de temps qu’il ne m’en faut pour le dire.

- Nous avons perdu un soldat. Je répète, nous avons perdu un soldat.

Je ris de bon cœur face à ma propre bêtise et regarde Aleksej qui semble tout aussi amusé que moi. Peut-être est-il amusé par moi. Par mon comportement plus enfantin que d’habitude. Quand je dis que sortir me fait le plus grand bien, je ne plaisante pas.

- Maroon, si tu veux rejoindre ton frère, je t’en prie, je ne suis plus à un chien à tracter près.

Comme s’il venait de comprendre mot pour mot ce que je viens de lui dire, Maroon contourne Aleksej qui le tient toujours en laisse puis, va sauter dans la charrette et rejoindre le chiot.

- On ne peut pas dire qu’on ait de vaillants soldats. Notre armée commence à faire grise mine, Commandant Svendsen.

— Let's begin again —

Aleksej observait la jeune femme avec tendresse. Voilà une facette de Solveig qu’il ne voyait que rarement et comme tous les différents aspects de sa personnalité, il chérissait cette candeur un peu naïve de tout son cœur. Il réalisait à cet instant qu’il lui en avait demandé beaucoup. Elle était restée docilement chez eux sous la tutelle du Danois. Et s’il avait aimé prendre soin d’elle et dédier chaque instant à son rétablissement et à son bien-être il devait à présent lui rendre la liberté qu’elle avait volontairement placé entre ses mains, comme une preuve d’amour pour lui.

Si c’était sa vulnérabilité qui lui avait fait poser un regard nouveau sur la jeune femme, il était également tombé amoureux de sa pugnacité, de son indépendance et de son opiniâtreté. Ces qualités-là seraient nécessaires pour la suite. Pour reprendre le cours de leur vie. Il savait qu’elle était assez forte pour qu’il puisse partager ses démons, son fardeau avec elle. Et si l’idée ne lui plaisait qu’à moitié, il savait que c’était le seul chemin possible pour faire de cette relation quelque chose de plus. Se lier à elle complètement et inconditionnellement. Tout comme l’amour qu’il avait pour elle, inconditionnel, absolu.

Il leva les yeux au ciel avec un sourire en l’entendant s’adresser aux chiens. Sa tête se balançant doucement d’un côté à l’autre en signe de négation. Il s’approcha de la jeune femme et vint déposer un baiser réservé sur ses lèvres tout en poussant doucement Solveig sur le côté avant de prendre la charrette en main.

“Au repos mon petit soldat… C’est le Commandant qui prend les commandes, et ceci est un ordre…”

Il ne put s’empêcher de pouffer avant de tendre sa main à la jeune femme. Aleksej n’était pas habitué à exhiber ses sentiments en public et il n’échappait jamais à la pudeur qui venait teinter ses joues dans ces rares occasions. Il pourrait toujours dire que c’était le froid mais il ne tromperait personne. Il se retourna un instant pour observer les deux chiens blottis dans la charrette et un nouveau rire échappa de ses lèvres en détaillant la grande fougère que Solveig voulait placer dans leur chambre. Il avait entendu dire un jour que les fougères étaient connu pour créer beaucoup d’énergie sexuelle dans une pièce. Il verrait bien si c’était vrai.

— Let's begin again —

- Je pouvais tracter une charrette quand même, dis-je en riant de bon cœur.  

Notre retour à la maison se fait sans heurt. Les chiens vont directement se coucher, ce qui me fait sourire. Aleksej s’occupe du plateau de fruits de mer tandis que je me dirige vers notre chambre avec son nouvel occupant : la plante. Je la place dans un coin vide, non peu fière de ma trouvaille.

Les mains sur les hanches, je souris et regarde autour de moi. Progressivement, j’ai instauré mes goûts sans les imposer au Danois. Il a accepté certaines choses et m’a demandé d’en revoir d’autres, ce qui ne m’a aucunement dérangé. Au début, j’avais remarqué qu’Aleks cachait certaines choses comme des souvenirs de son ancienne vie mais au fur et à mesure, il a fini par les afficher de nouveau en ma présence. Du moins, il l’a fait avec certaines petites choses comme une photo de sa fille.

Ayant encore un peu de temps devant moi, je décide d’en profiter pour aller à la salle de bain. un peu de bien-être personnel ne me fera pas de mal. J’en ai besoin et Aleks le sait. S’il entend que je suis dans la salle de bain, il ne viendra pas demander son reste.
Je commence par me démaquiller et à me laver le visage. Puis, je fais usage de plusieurs produits de soin que je laisse trop souvent de côté et ce, malgré le fait d’être tous les jours à l’intérieur. A vrai dire, je me demande si cela n’a pas un rapport direct.

Une quarantaine de minutes plus tard, je ressors toute fraîche et soulagée. Prendre soin de moi doit redevenir une part de mes semaines.

- Aleks ? dis-je en sortant de là pour me rendre dans la cuisine.

Je suis surprise de ne pas y voir le Danois.

- Elskede ?

— Let's begin again —

Aleksej venait tout juste de passer la porte de la maison quand il entendit Solveig l’appeler depuis la cuisine. Il adorait qu’elle utilise sa langue maternelle, encore plus pour utiliser des surnoms tendres. Les bras chargés de bois, il remonta l’escalier en faisant bien attention à ne pas semer de terre ni d’écorce sur le trajet. La soirée allait probablement être longue, il valait mieux être prêt à ne pas manquer. Il avait également entendu la porte de la salle de bain se fermer doucement, signal que la jeune femme prenait un peu de temps pour elle. Alors une fois qu’il avait fini de déballer ce qui serait leur repas de nouvel an, il avait cherché de quoi s’occuper.

“Mit lille hjerte…”

Se donner des petits surnoms affectueux n'était pas vraiment dans leur habitudes mais le Danois y prenait goût peu à peu. Une fois le bois déchargé dans le panier prévu à cet effet, il retrouva la jeune femme dans la cuisine. Il la gratifia d’une caresse dans le bas du dos en souriant.

“Tu as faim ?”

Maroon releva le museau. Depuis l’autre bout de la pièce, celui-ci ne perdait jamais un mot des conversations qui se passaient dans la cuisine, surtout si elle engageait de la nourriture. Ils s’installèrent dans la cuisine et commencèrent leur repas, discutant des dernières nouvelles du port, de la saison qui se terminait, de Marry et de ses petites surprises culinaires. De la tempête qui avait paralysé New York. De Charles qui voulait absolument partir à la pêche sur le lac gelé. De tout et de rien, des discussions bon enfant, juste pour le plaisir d’entendre la voix de l’autre, les rires. Échanger des sourires.

La soirée était déjà bien entamée, le feu embrasait la cheminée, dégageant une douce chaleur dans le salon. Aleksej invita la jeune femme à aller s’installer confortablement dans le canapé tandis qu’il terminait la vaisselle. Il avait mis de l’eau à chauffer et arriva finalement avec deux tasses de thé fumantes. Il s’installa sur le canapé, son regard était hésitant mais il s’accrocha à celui de la brunette avec intensité. Il caressa doucement sa joue du dos des doigts.

“Je suis content que tu ailles mieux…”

— Let's begin again —

Notre soirée se passe aussi bien que nous aurions pu l’espérer. Du moins, autant que je pouvais l’espérer. Bien qu’il soit simpliste, notre repas est formidable, je me régale. Il semble en être de même pour Aleksej qui n’en perd pas une miette.
Quand nous prenons place dans le salon, sur le canapé, je me sens rassasiée et heureuse d’être là ce soir. Tout aurait pu être si différent si je n’étais pas tombée malade...malheureusement, il n’y a rien que je puisse faire pour changer cela et comme me l’a justement dit Aleksej, nous aurons d’autres occasions de nous rendre en Europe. J’ai sincèrement hâte de rencontrer sa famille, je sais qu’au Danemark, j’aurai affaire à un autre Aleksej Svendsen. Cela m’intrigue beaucoup.

- Et moi donc… dis-je en prenant volontiers la tasse fumante qu’il me tend. “J’ai eu peur, tu sais. Je n’en parle pas mais j’ai conscience que tu le sais, depuis le début. Même si le médecin disait que tout irait bien car la maladie avait été détectée tôt, je n’ai pas pu m’empêcher de craindre le pire. Comme toi.”

Ma main libre vient de se poser avec douceur sur la cuisse de l’homme tandis que mes lèvres s’étirent en un sourire léger mais sincère. Après ce qu’il s’est passé, beaucoup de choses font sens dans mon esprit, beaucoup de choses me semblent tout simplement plus claires, plus évidentes.

- Je ne vois plus ma vie sans toi, Aleks. Et je n’ai plus peur de le dire. J’ai eu si peur de ne plus rien pouvoir dire au début du mois…

Mes yeux s’embrument mais je me retiens de pleurer bêtement en secouant la tête. Il est important que je me reprenne. Impossible de devenir vulnérable et ultra-sensible maintenant.

— Let's begin again —

Tout en écoutant Solveig, le regard du Danois se perdait dans les reflets ambrés de son breuvage. Il releva la tête, les sourcils froncés en décelant une légère fêlure dans sa voix. En rencontrant ses prunelles brunes brillantes il sentit une boule se former dans le creux de son estomac. Il prit la joue de la demoiselle au creux de sa paume et la caressa avec tendresse. Il sentit le contact pressant de son visage venir chercher le réconfort de sa main. Il savait que ses paroles étaient sincères, le langage de son corps ne la trompait pas.

“J’ai tellement honte de t’avoir laissé traverser ça toute seule… Je sais que tu pensais que c’était ce qu’il y avait de mieux pour nous… de faire une pause… mais je me suis rarement senti aussi misérable que le jour où tu es partie avec ta valise… et cette fois, je n’ai rien fait pour t’en empêcher…”

Son visage était marqué par le ressentiment, il s’en voulait tellement. Et même si l’eau avait coulé sous les ponts depuis, il avait besoin de le lui dire. Il avait besoin qu’elle sache qu’il ne cesserait jamais de le regretter. Ses mâchoires étaient serrées. Le seul fait d’y penser était douloureux. Il inspira profondément avant de poser ses yeux tristes sur la jeune femme.

“Je ne peux pas vivre sans toi et j’espère qu’un jour tu me pardonneras d’avoir fait passer mes propres peurs avant ton bien-être…”

Ses doigts vinrent trouver ceux de Solveig sur sa cuisse qu’il frôla avec une certaine réserve. Il n’avait pas prévu d’aborder cela ce soir mais il avait toujours su qu’il aurait à en passer par là un jour ou l’autre. Certaines choses devaient être dites pour pouvoir être capable d’aller de l’avant.

— Let's begin again —

- Aleks, je ne t’en ai jamais voulu, dis-je sincèrement. “Je n’aurai jamais pris une telle décision si le but avait été de t’en vouloir après coup. Je n’ai aucune rancœur vis-à-vis de ce qu’il s’est passé. Je savais que nous nous retrouverions.”

Et j’avais raison car un mois après, il m’est revenu. Nous n’avons pas passé ce temps loin l’un de l’autre pour rien. Cela nous aura coûté mais pour de bonnes raisons.
Posant ma tasse sur la table basse, je viens poser mes deux mains sur les joues de l’homme avant de lui embrasser les lèvres avec tendresse.

- Tu n’as rien à te faire pardonner.

Je le pense et loin de moi l’envie de revenir à la charge dans six mois à ce sujet. C’est terminé. Cette épreuve était nécessaire et nous l’avons traversée sans heurts. Je ne dis pas que nous n’en avons pas soufferts chacun de notre côté mais au final, nous continuons d’avancer ensemble et c’est tout ce qui m’importe.

La vie a toujours eu son lot de surprises me concernant. J’imagine qu’il en est de même pour chaque être humain vivant sur cette Terre. Le fait de devoir faire un “break” avec Aleksej a été une épreuve de plus mais je sais aussi que celle-ci nous a rendu plus forts. La tendresse accentuée entre nous depuis des semaines ne fait que le prouver. Malgré la peur et les doutes, nous nous sommes accrochés. Ce soir est le résultat de tous nos efforts.

— Let's begin again —

Aleksej répondit au baiser de Solveig avec toute la force du désespoir. Il lui était reconnaissant des paroles qu’elle lui dispensait. Il soupira contre ses lèvres avant de poser son front contre celui de la jeune femme. Dans ses yeux, il trouvait tout le réconfort du monde. Sentir son souffle chaud contre sa peau apaisait ses craintes. Elle était son soleil, elle était sa lune et ses étoiles aussi. Elle était sa raison de vivre. Emporté dans le tourbillon de la vie, il semblait parfois l’oublier.

“Je suis retourné voir ma thérapeute… Je lui ai parlé de toi… de nous... “

Il avait eu besoin de s’épancher sur ses peurs, la peur de la perdre, la peur de perdre la seule chose qui donnait du sens à son existence. Cette peur qui le tétanisait et qui l’empêchait de voir clair vers l’avant. Qui l’empêchait d’être à ses côtés au moment où elle en avait le plus besoin. Et après avoir disséqué cette peur pendant plusieurs heures, ils en étaient arrivés à son origine. La psy avait finalement réussi à lui faire lâcher des bribes de son passé, de sa famille.

“Elle m’a dit qu’il ne s’agissait pas seulement de faire le deuil de ma fille mais de tout un pan de ma vie… que notre histoire méritait une conclusion appropriée. Et que Lena serait probablement la seule à même de comprendre ce qui me terrifie. Et que c’était probablement de ça dont j’avais besoin, en parler à quelqu’un qui a traversé le même traumatisme…”

Sa psy avait eu raison mais des semaines plus tard, il réalisa que ce conseil était plus précieux qu’il ne l’avait paru aux premiers abords. Avant de partir pour Montauk, lors de l’une de ses interminables errances dans les rue de Brooklyn, il s’était retrouvé un soir devant les locaux d’une association de prévention pour la sécurité routière. Il avait fait un don en rentrant chez lui le soir même mais il avait l’impression que c’était insuffisant. Comme s’il ressentait l’urgence d’en faire plus.

— Let's begin again —

Consciente de la chance que j’ai de l’entendre me parler de ce qu’il ressent, je décide de ne pas en perdre une miette et, surtout, de ne porter absolument aucun jugement sur ce qu’il pourra me dire. Son passé est particulièrement difficile, je le sais mais il n’a jusqu’alors jamais trouvé la force de beaucoup m’en parler. Loin de moi l’envie de lui en vouloir à ce sujet bien que cela ait parfois été quelque peu frustrant pour moi. Et puis, j’ai fini par réaliser que j’avais moi aussi gardé bon nombre de parties de ma vie cachées et j’ai compris. Oui, j’ai compris pourquoi Aleksej avait décidé de garder le silence sur certains aspects d’une vie passée douloureuse.

Mes mains viennent s’enquérir des siennes et les serrent doucement. Je l’encourage de cette manière à me dire ce qu’il a sur le cœur. L’entendre me dire qu’il a dû retrouver son ex-femme ne me rend pas jalouse mais cela me fait comprendre qu’il y a certaines choses pour lesquelles cette femme passera toujours en première. Là encore, pas de jalousie ou autre sentiment négatif. Ce n’est qu’un fait qu’il faut que j’accepte. Aleksej a eu une vie avant moi comme j’ai eu une vie avant lui.

- Est-ce que ça vous a fait du bien ? De passer du temps ensemble et...d’en parler ?

Je m’avance peut-être un peu mais j’imagine que les anciens époux se sont vus et qu’ils ont parlé du décès de leur petite fille. Du moins, au fond de moi, c’est ce que j’espère car je sais qu’Aleksej en avait particulièrement besoin. Je ne veux plus voir la tristesse le ronger de l’intérieur. Je veux qu’il accepte d’avancer sans que cela ne signifie pour autant oublier. Il n’oubliera jamais et ce n’est pas ce que je souhaite pour lui.

— Let's begin again —

Aleksej était toujours profondément touché de voir la sollicitude dont faisait preuve Solveig à l’égard de sa vie passée. Elle n’avait essayé de le juger, ni cherché à le pousser à exprimer des sentiments qu’il n’était pas prêt à affronter. Et malgré l’incompréhension qui devait l’envahir, l’impuissance face aux tourments d’Aleksej, elle n’avait jamais exprimé un seul reproche. Il n’avait pas été aussi prévenant avec elle et il s’en rendait seulement compte. Il avait essayé de la pousser à améliorer sa relation avec sa mère sans vraiment en comprendre les tenants et les aboutissants.

Il n’aimait pas l’idée de parler de Lena avec Solveig. L’idée lui semblait déplacée. Mais ces dernières semaines lui avait peut-être fait comprendre que s’il voulait se donner une chance de construire quelque chose de solide avec la jeune femme, il ne pouvait pas simplement la tenir à l’écart d’une partie de sa vie. Ce n’était pas juste envers elle. Et ce n’était pas ce qu’il voulait. Il voulait une confiance complète entre eux. Comment pourrait-elle lui faire confiance s’il ne la laissait pas le voir dans sa totalité ? Sa radiance comme tous les coins obscurs que possédait son cœur.

“Nous avons pris un café pour commencer… On a parlé de nos vies respectives, ces dix dernières années…”

Il savait que Solveig ne lui demandait pas de se justifier mais il en éprouvait tout de même le besoin. Il voulait qu’elle comprenne. Par-dessus tout. Il voulait qu’elle le comprenne. Il voulait lui donner les clés de son existence. Celles dont il disposait tout du moins. L’idée était noble et ambitieuse. Aleksej était-il réellement capable de se comprendre lui-même ? Il n’avait pas cette prétention. Se retrouver face à Lena lui avait tout de même fait réaliser une chose. Il s’était connu si jeunes, ils avaient grandi ensemble, s’étaient construit ensemble et découverts. La compréhension que Lena avait de lui, même dix ans plus tard dépassait son entendement et il commençait seulement à l’entrevoir.

Il comprenait que malgré son désir de nouer un lien fort avec Solveig, malgré l’envie qui l’habitait de faire d’elle son âme sœur, seul le temps pourrait les aider à bâtir ce genre de relation. Le temps et l’honnêteté. Ce que Lena avait appris de lui durant leur jeunesse, il devait essayer de le raconter à Solveig en toute objectivité. Ce que Lena et lui avait traversé, il devait avoir le courage de le lui expliquer, le courage d’afficher ses faiblesses aussi.

“Parler de l’accident… c’était difficile… pour moi comme pour elle… j’avais besoin de l’entendre me dire qu’on a pris la bonne décision…”

— Let's begin again —

Je ne peux qu’imaginer combien il aura été difficile pour les ex-époux de parler du drame qui a retourné leurs vies. Impossible pour moi de comprendre ce qu’ils ont vécu car je n’ai pas vécu leur situation, aussi je ne dirai jamais à Aleksej que je “comprends” parce que ce serait mentir.

Mes mains resserrent encore un peu plus les siennes tandis qu’il me parle de ce que lui et son ex-femme ont fait ensemble. J’acquiesce simplement, le laissant parler sans interruption. J’ai parfaitement conscience de la rareté du moment que nous sommes en train de vivre, jamais auparavant Aleksej n’avait eu le cœur à me parler aussi ouvertement du drame qui a bouleversé son existence toute entière.

Il évoque une décision que je ne comprends pas. Cela ne fait que prouver qu’il y a encore beaucoup de choses que je ne sais pas sur ce qu’il s’est passé il y a de cela des années.
Parfois, j’ose me demander à quoi pourrait ressembler Aleksej en tant que père. Je ne suis pas certaine de comprendre pourquoi ce genre de questionnement résonne en moi mais c’est pourtant le cas. Des fois, pas tout le temps.

Dix ans plus tôt, je pensais faire ma vie aux côtés d’un autre homme dont nous connaissons tous le nom. Je pensais fonder une famille avec cet homme mais la vie en a décidé autrement. La vie et mes parents, surtout.
Le coeur déchiré, j’ai renoncé à tous ces “beaux projets” de vie à deux et me suis intégralement consacrée à ma carrière professionnelle. Je suis devenue ce que l’on appelle un requin, dans le métier jusqu’à ce que le passé me rattrape et ne vienne tout gâcher.
Fut un temps, j’étais encore peinée et en colère vis-à-vis de tout cela mais aujourd’hui, je réalise que je ne serai pas là où je suis ce soir si tout cela ne s’était pas produit. Aleksej et moi ne serions pas ensemble aujourd’hui.

- La bonne décision ?

Je ne peux pas simplement ignorer ces quelques mots. J’ai besoin d’un peu plus de contexte pour être en mesure de comprendre exactement ce qu’il est en train de m’expliquer. J’espère simplement que mon interrogation ne va pas lui faire faire marche arrière. Je m’en voudrais terriblement, sans ça.

— Let's begin again —

Malgré toute la meilleure volonté du monde, malgré toute la sérénité qu’il pouvait trouver en se plongeant dans le regard de Solveig, il ne pouvait pas le soutenir à cet instant. Il savait qu’elle poserait la question. Il avait laissé ses derniers mots en suspens, comme une rampe pour prendre son élan. Un élan qu’il ne pourrait arrêter, pour ne pas hésiter, pour ne pas changer d’avis à la dernière minute. Et se jeter dans le vide. Rejoindre le néant qui allait l’engloutir. Il sentait ses entrailles se serrer. Il ne pouvait plus faire machine arrière.

Ses pieds nus vinrent se poser sur le canapé, ses cuisses se coller contre sa poitrine. Sans vraiment s’en rendre compte, ses bras enserraient à présent ses jambes. Ses épaules s’étaient voutés. Il frotta fébrilement son menton contre son genou, en dodelinant de la tête. Son regard se perdait dans les flammes du feu qu’il fixait. Lena avait senti son désespoir, elle lui avait assuré que leur décision était la seule décision décente à prendre. Qu’elle était probablement la plus grande preuve d’amour qu’on pouvait donner. Laisser partir ceux qu’on aime. Mais il n’avait pas eu besoin d’en parler en détails, ils l’avaient vécus, ils savaient.

Le Danois n’avait jamais mis de mots sur les images qui hantaient ses nuits. Il n’en avait jamais parlé, à personne. Ceux qui savaient avaient été témoins de l’accident. Mais pas une seule fois il n’avait été capable de le raconter. Ni à sa psy, pas non plus à Callie. Pas plus à sa famille ou ses amis de l’époque. Parce que mettre des mots sur les évènements c’était se pencher une nouvelle fois dans ces souvenirs, leur donner une forme, un cadre, plonger dans l’analyse du passé. Les mots n’étaient toujours pas capable de franchir la barrière de ses lèvres.

“On était juste sorti acheter un pot de glace… c’était dimanche et la plupart des magasins étaient fermés… Lena a dit de laisser tomber, mais j’ai insisté… j’avais promis à Rebecka une soirée glace et popcorn... alors on a roulé jusqu’à la station service à l’extérieur de Brooklyn…”

Commencer par le commencement. Établir des faits objectifs. Ça il savait faire. Il l’avait fait toute sa vie.

“C’était la fin de l’après-midi et il n’y avait pas beaucoup de circulation… Le feu était vert, je me suis engagé dans l’intersection… quand je l’ai vu sur ma gauche, c’était déjà trop tard… le camion nous a percuté de plein fouet…”

Sa voix était étranglée, ses yeux brillants. Son regard ne pouvait pas quitter le feu, comme s’il était capable d’y revoir les images du passé. Le regard de Rebecka quand il s’était tourné vers elle au moment de l’impact. Il ne savait plus de quoi ils discutaient mais il savait qu’elle rigolait. Rebecka rigolait toujours. Elle était son petit rayon de soleil, sa petite princesse. Il aurait pu déplacer des montagnes pour elle.

— Let's begin again —

Le voir se recroqueviller de telle sorte sur lui-même me donne l’impression de faire face à un animal apeuré. C’est à peine si j’ose le toucher alors que quelques instants plus tôt, nos mains étaient liées les unes aux autres. Ce temps semble déjà bien loin.
Je ne dis rien, le laisse prendre le temps de trouver les mots justes, des mots qui semblent le briser de toute part sans que je ne puisse rien y faire. Bien-sûr, je pourrais lui dire d’arrêter mais je m’en sens incapable. Il est temps que j’entende toute la vérité sur cette histoire. Si Aleksej veut m’en parler maintenant, c’est qu’il a pris le temps de peser le pour et le contre. Hors de question pour moi de le couper dans son élan, je n’en ai pas le droit et ce, même si ne rien faire signifie le voir au plus mal. J’imagine que c’est aussi ça être en couple : assister au mal de l’autre sans être capable de l’en sortir. J’aimerai tant apaiser ses maux, pourtant.

Quand il évoque une station-service à l’extérieur de Brooklyn, je me dis que je suis peut-être déjà passée devant sans même savoir que ce lieu a été le théâtre de la destruction de la famille Svendsen. Car, peut-on véritablement parler d’autre chose qu’une destruction ? Le drame qu’Aleksej et sa femme ont vécu les a broyé de l’intérieur. Tout à coup, dans mon esprit, il n’est plus question de son ex-femme mais bien de sa femme, de la personne avec qui il était marié et avec qui il avait commencé à fonder une famille, un foyer. Et celui-ci a vu sa fin arriver bien trop tôt.

Je savais qu’il était question d’un accident de la route mais je n’ai jamais eu les détails jusqu’à ce soir. Il était donc question d’un manquement au code de la route qui aura coûté la vie à la petite Rebecka Svendsen. Peu étonnant qu’Aleksej se montre toujours irréprochable au volant. Je me sens tout à coup coupable d’aimer faire des courses sauvages. Du moins, d’en avoir fait. Je n’ai plus fait ça depuis un moment maintenant.

N’osant pas dire quoique ce soit, j’attends patiemment qu’il me dise la suite. Si suite il doit me délivrer, cela va sans dire.

— Let's begin again —

Les traits de son visage s’étaient serrés, son front était plissé. Il en arrivait toujours au même point. À cet instant T où la douleur le frappait toujours avec la même intensité. Comme s’il se prenait un boulet de canon dans la poitrine. C’était peut-être ça qu’on ressentait quand on se faisait percuter par un semi-remorque. C’était la seule chose dont il ne se souvenait pas. Le moment de l’impact. Et la terreur qui l’avait submergé. Et qui le submergeait à nouveau aujourd’hui alors que les souvenirs venaient se heurter dans son esprit. Des flashs abruptes, des émotions trop intenses. Sa poitrine s’était serrée, comme si sa cage thoracique se compactait sous le poids de sa détresse.

“Ils nous ont emmenés à l’hôpital…”

Ces paroles n’étaient plus qu’un souffle. Ce n’était plus à Solveig qu’il parlait mais à lui-même. Il dressait un constat. Perdu dans la danse des flammes qui s’élevait face à lui, Aleksej n’était plus à Montauk, il était là-bas. Hors de son corps, tel un spectre invisible, il assistait à leur décente aux enfers, sans rien pouvoir dire, sans rien pouvoir faire. Impuissant face à ses propres souvenirs. Son souffle était lourd, il devenait de plus en plus difficile. Les maux de son âme le submergeait. La peine devenait physique. Il devait lâcher prise, une nouvelle fois, pour ne pas briser son esprit, en plus de son coeur.

Il avait du mal à respirer. Il avait déplié ses jambes et sa main était venue se loger sur sa poitrine. Là où ça faisait mal. Comme s’il brulait de l’intérieur. Cette sonnette d’alarme qui le ramenait au moment présent, qui lui rappelait où il était et avec qui. C’est quand il tourna la tête et qu’il croisa le regard de la jeune femme que les larmes commencèrent à ruisseler sur ses joues.

“Je ne peux pas…”

Son corps avait perdu toute sa rigidité en un instant. Il s’était affaissé sur le canapé, sa tête venant trouver les cuisses de la jeune femme, il y enfouit son visage dans un besoin désespérer de se perdre en elle. De se loger contre elle, dans le seul endroit où il se sentait encore en sécurité. Protégé du monde et protégé de lui-même. Et sur ses lèvres se répétait en boucle les mêmes paroles, comme un disque rayé qu’on aurait laissé tourner…

“Je suis désolé…”

— Let's begin again —

Il est en train de perdre pied.
Voilà la seule pensée qui encombre mon esprit quand je le vois qui commence à avoir du mal à respirer normalement. Il fait une crise d’angoisse, comme il en a fait par le passé en ma compagnie (bien que celles-ci aient été relativement rares). Je ferme les yeux un bref instant pour me ressaisir. Je pensais obtenir plus d’informations ce soir mais il ne semble toujours pas prêt. Le sera-t-il un jour ? Je n’ai malheureusement pas la réponse à cette question. Il n’est pas question de confiance mais de force intérieure et je crains qu’Aleksej n’en ai pas. Du moins, pas assez pour faire ressurgir les démons de son passé. Egoïstement, j’en ai conscience, j’ai besoin qu’il me parle, qu’il me dise toute la vérité sur ce qu’il s’est passé mais...cela ne dépend pas de moi. Cela ne dépendra jamais de moi.

Voilà pourquoi je me contente de passer mes doigts dans ses cheveux tandis qu’il vient poser sa tête contre mes cuisses. Je ne lui ferai pas part de ma frustration car celle-ci n’a pas lieu d’être. Bien entendu, elle est légitime mais je n’ai aucun droit de forcer un homme à me parler de ses blessures du passé et ce, même si je partage sa couche.

Nous restons dans cette position un long moment. Je force Aleksej à se réhydrater mais cela s’arrête là. Nous restons silencieux, installés dans le canapé. Les chiens ne se montrent pas, ils doivent dormir. Et me voilà seule, à essayer de réparer un homme alors que je doute de mes capacités à le faire. J’ai envie de trouver la force et d’acquérir toutes les clés pour aider Aleks mais je me demande s’il me donnera un jour ces fameuses clés. J’ai peur qu’il ne me considère jamais vraiment comme celle qui mérite d’en savoir davantage. Et si ce rôle revenait pleinement à son ex-femme ?

— Let's begin again —

À l’instant où il avait repris ses esprits, cet instant même où il s’était tourné vers elle pour lui avouer qu’il était incapable de continuer, il avait su. En croisant son regard, il savait. Il avait vu ce voile couvrir les yeux bruns de la jeune femme, le masque d’indifférence dont elle se parait pour cacher ses émotions. Et les larmes avaient commencé à couler sur ses joues. Des larmes d’impuissance, des larmes de honte. Alors il s’était caché contre elle, il avait désespérément tenté de maintenir un contact entre leur corps. Malgré ses caresses dans ses cheveux, malgré qu’elle n’est pas totalement rompue leur étreinte, il savait qu’il n’avait pas été à la hauteur. Et les sanglots continuaient de secouer son corps alors qu’il se demandait s’il le serait un jour. Et à cet instant, aimer était douloureux. Parce qu’il n’était pas certain que ce soit suffisant.

Après un long moment qui avait semblé être une éternité, le jeune couple avait finalement trouvé le chemin de leur chambre. Depuis le soir qui avait précédé l’opération, le Danois faisait la même demande silencieuse, il passait doucement ses doigts sous les vêtements de la jeune femme pour l’inviter à les retirer. Ils n’en avaient jamais parlé. Ils n’avaient jamais évoqué ce besoin urgent qu’avait Aleksej de se coucher nu contre elle. Peau à peau. Comme lorsqu’il avait tenu son nouveau-né dans les premières heures de sa vie. Il avait besoin de savoir qu’elle était en vie. De sentir chaque centimètre carré de son corps aller et venir au gré de sa respiration. Et ce soir, ne faisait pas exception.

Malgré la fatigue émotionnelle et le stress que son corps avait enduré la veille, il s’était réveillé très tôt le matin suivant. Il avait appréhendé ce réveil. Il avait craint d’ouvrir les yeux et de réalisé qu’elle n’était plus là. Aleksej poussa un long soupire en observant la jeune femme endormie à ses côtés. Un soulagement qui n’était que de courte durée. Il se sentait coupable de la manière dont ils avaient terminé l’année et commencé la nouvelle. Il voulait quelque chose de mieux pour elle, elle méritait plus. Elle méritait toutes les peines du monde. Il s’était finalement levé sans bruit, avait enfilé un jogging et un pull et était monté à l’étage. Il avait rapidement ouvert la baie vitrée pour permettre aux chiens de sortir et éviter un raffut inutile qui aurait pu réveiller la belle.

Accoudé à la balustrade, il observait le mouvement des vagues qui venaient se briser sur la plage. Le froid avait toujours un effet apaisant sur lui. Le son de la mer calmait peu à peu son esprit. La vie ne prenait pas toujours les chemins qu’on attendait et si la soirée d’hier était un échec dans sa tentative de se rapprocher d’elle, il n’arrêterait pas d’essayer. You never fail until you stop trying.

— Let's begin again —

- Je veux avancer à tes côtés mais j’ai besoin de comprendre, Aleks.

Voilà ce que je rêvais de dire hier soir avant qu’il ne s’endorme mais je n’ai pas trouvé le courage de tenir de tels propos. Encore une fois, j’étais déçue de ne pas avoir eu davantage d’informations de sa part hier mais ma conscience m’a fait taire. Qu’aurai-je pu dire ? En aucun cas puis-je être la personne le forçant à s’ouvrir à moi. Tout cela doit venir de lui. La seule chose que je peux espérer, c’est que cela se produise un jour. Malheureusement, tant qu’Aleks n’en fera rien, une distance restera entre nous. Elle ne sera pas de mon fait. J’ai conscience qu’il n’aura aucun plaisir quant à me garder à distance mais cela sera inévitable.

Quand j’ouvre les yeux en ce premier janvier, je me retrouve seule dans le lit. Je soupire et me redresse dans le lit. Joyeux anniversaire, Solveig, pensais-je avant de me passer une main lasse sur le visage. Contrairement à ce que beaucoup peuvent croire, il n’est pas particulièrement facile d’être née le premier jour de l’année. Pourquoi ? Car les gens ne pensent qu’à se souhaiter la bonne année, et non à souhaiter un joyeux anniversaire. Aux yeux de tous, c’est l’anniversaire du calendrier, uniquement. Non pas que passer au second plan me blesse, ce n’est pas le cas. En réalité, cela m’importe peu. Finalement, ce n’est qu’une année de plus. Me voici entrée dans ma trente-sixième année. Me voici entrée dans la septième version de moi-même. J’espère que celle-ci vivra moins de tourments que la précédente.

C’est sans surprise que je finis par quitter la chaleur réconfortante des draps pour me rendre dans la cuisine. J’y suis seule. Je me fais couler un café, bien décidée à me faire ce petit cadeau pour mes 36 ans. Un café ne me tuera pas.
Non loin de là, j’aperçois la silhouette d’Aleksej, vêtu, accoudé à la balustrade, observant la mer. Je ne bouge pas. Que vais-je lui dire ? Nous nous sommes endormis sous une atmosphère étrange hier soir et cette nouvelle année ne change rien à cela, malheureusement. J’aime cet homme du plus fort que je peux mais je crains que cela ne soit pas toujours suffisant face au poids de sa douleur.