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friends in need (Cecilia)

@ Invité

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Ven 21 Mai - 18:58
Vendredi soir, enfin. Des belles maisons de Staten Island, où il s'est déplacé pour aller à la rencontre d'Alejandro, Andrea reprend sa voiture pour filer jusqu'à l'appartement de Paula, qui garde Grace à la sortie de l'école, quand il ne parvient pas à rentrer suffisamment tôt pour la récupérer. Il aimerait être toujours là pour accueillir sa fille, mais c'est sans compter sa vie professionnelle qui le contraint souvent à rater l'échéance. Il s'efforce de rentrer tôt, cela dit, suffisamment tôt pour s'occuper des devoirs, du dîner, et de l'heure du coucher. Ce soir, c'est un peu particulier ; Cecilia vient dîner. Normalement, il aurait dû être tout seul avec elle, car c'est Tristan qui devait récupérer Grace à l'école. Son ex-mari a trouvé de meilleures occupations, et pour honorer son rendez-vous avec Alejandro, Andrea a dû redoubler d'efforts - appeler Paula, pour la mobiliser à la dernière minute, faire des courses à l'heure du déjeuner dans la perspective du dîner, puis mener aussi efficacement que possible ses rendez-vous du jour, pour éviter d'arriver trop tard chez Alejandro. Une mission rudement menée mais dont il parvient à se sortir finalement. Le diner de Grace lui est servi pendant qu'il cuisine et qu'il lui sort une énième histoire pour justifier l'absence de son autre père, mais il serait hypocrite, pour Andrea, de prétendre qu'il n'est pas un peu soulagé. Tristan n'ayant pas récupéré Grace ce soir, cela signifie qu'ils ne se croiseront pas pendant le week-end. Les moments de croisement sont souvent difficiles, surtout si son ex-mari est en forme. Malgré le temps qui s'est écoulé depuis le prononcé du divorce.

Il aide sa fille à se préparer pour aller se coucher, et l'installe dans sa chambre avec un dessin animé devant lequel elle s'endormira sans doute. De nature discrète, réservée, elle est aussi une enfant calme - trop calme parfois. Andrea a eu peur, un temps, que le calme olympien de sa fille ne traduise de l'inconfort ou de la gêne. Cecilia viendra sans doute l'embrasser cela dit, en qualité de marraine. Heureusement qu'elle était là. Andrea repense, souvent, à l'improbabilité de cette amitié qui s'est tissée à distance. Sans doute a-t-elle joué dans sa décision de venir à New-York, à l'époque, rejoindre sa mère. Peut-être serait-il toujours en France s'il n'avait pas été poussé par les paroles rassurantes de Cecilia. Aujourd'hui, sa présence est indispensable, et même s'ils ont des vies occupées, ils entretiennent ce lien si particulier avec soin. Andrea ne dispose pas de nombreux amis proches, il n'a jamais été très sociable. Il faut dire que les amis du couple qu'il formait avec Tristan ont, généralement, choisi son ex-mari, bien plus festif et plus jovial. Ce qui est assez logique.

Il termine de faire cuire un poulet au curry quand Cecilia sonne - il abandonne la cuisine de son appartement pour aller lui ouvrir. Un sourire anime immédiatement son visage tandis qu'il s'écarte pour laisser entrer son amie, qu'il étreint chaleureusement.

- Je suis vraiment content de te voir. Je prends ton manteau ?

Il sourit pour la débarrasser et ferme la porte derrière eux, l'entrainant jusqu'au salon - qui donne lui même sur une grande cuisine ouverte. C'est lui qui a gardé l'appartement qu'ils avaient acheté, à l'époque.

- Je te sers quelque chose à boire ? Grace est dans ma chambre devant un film, finalement. Elle est fatiguée et un peu contrariée, je pense, ce qui explique qu'elle n'ait pas encore sauté du lit pour venir t'embrasser...

Il avait annoncé à son amie que sa filleule serait aux abonnés absents - ce qui est une information finalement assez peu fiable, de manière générale. Mais sur le front de cette guerre là, Andrea a, depuis longtemps, déposé les armes.

@ Invité

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Dim 23 Mai - 13:09
Se garer dans Manhattan relevait presque de l’expérimentation sociale. Il fallait avoir un sens aigu de qui allait partir, observer avec la rigueur d’un sociologue à l’affût le moindre signe qui pourrait indiquer une volonté de rejoindre sa voiture, à moins que cela ne déploie des talents de filature dignes des vétérans du NYPD. Heureusement, Cecilia avait la ruse d’une new-yorkaise pur-jus, et ne mit donc qu’à peine une demi-heure, un record, pour trouver une place. Certes, il aurait été nettement plus aisé de prendre les transports en commun, mais elle n’était pas certaine d’attraper le dernier ferry, et trouvait plus pratique d’être entièrement libre de ses mouvements pour décider l’heure de son départ. Et puis, il y avait quelque chose d’étrangement inspirant à conduire dans la métropole endormie, observer sa vie nocturne, deviner les silhouettes à la lumière des lampadaires et des devantures, leur inventer des existences ou observer les pièces de théâtre secrètes qui se jouaient dans les ombres des alcôves créées par les rues. Jeune, elle avait adoré déambuler – parfois au mépris de tout bon sens – pour observer, prenant des notes et griffonnant dans ses carnets, appréciant la senteur particulière de la ville, cette odeur âcre de béton, de pollution et d’espoirs humains mêlés. D’autres fois, elle l’avait fait tout simplement pour dérouler sa propre vie nocturne, faite de rencontres fortuites, que ce soit dans des galas huppés d’artistes ou un sous-sol mal éclairé, avec une mauvaise sono qui vibrait au moins autant que les corps qui se trémoussaient, et parfois, se rencontraient. Un brin de nostalgie l’envahit alors qu’elle repensait à ces années folles, semblables dans son esprit à leurs glorieuses homonymes, avant de sourire en se demandant ce que la Cecilia de l’époque aurait dit en la voyant maintenant, presque rangée, à se déplacer le soir pour un dîner en tête à tête sans aucun espoir que ce dernier soit galant – et pour cause, Andrea et elle étaient par essence parfaitement incompatibles sur ce plan – avec un sac contenant un cadeau pour sa filleule. Les temps avaient bien changé. En même temps, sur ce plan, c’était sans doute en partie pour le mieux. Il fallait aussi apprendre à mûrir. Les difficultés de la vie d’adulte s’en étaient chargées pour elle, la forçant à abandonner son indolence ordinaire. Une fois convenablement garée, la trentenaire récupéra ses affaires et, avant d’entrer chez Andrea, alluma une cigarette, contemplant doucement les alentours. Le début de la nuit s’étendait paresseusement sur les immeubles, et les teintes de gris-bleu se confondaient peu à peu, parsemés de touches rougeâtres, derniers feus ensoleillés avant son long sommeil nocturne, à peine visibles, déjà oubliés, engloutis dans la vitesse des dernières heures de la journée, alors que les habitants pressés de Manhattan descendaient, soit pour s’accorder quelques minutes de repos comme elle, soit pour rentrer chez eux de leur pas rapide, qui ricochait sur le sol avec la rigueur d’un métronome ayant perdu sa boussole et qui tambourinant furieusement de droite à gauche, sans pouvoir s’arrêter. Cela s’haranguait pour passer plus vite, doubler, et parfois, alpaguer un taxi, pour s’engouffrer dans les traînées jaunes que ceux-ci perçaient dans le gris-bleu de la nuit tombante. La superposition des couleurs lui arracha un sourire, et machinalement, les restes de cigarette au bec, elle sortit son carnet de la poche de son grand manteau rouge, jurant merveilleusement avec ses cheveux, puis un crayon de papier, et jeta sur le papier quelques lignes, avant d’aplatir la mine pour obtenir plusieurs dégradés de gris, afin de peupler les espaces entre ces mêmes lignes. Elle resta là une bonne vingtaine de minutes, absorbée par ce qu’elle voyait, ce qu’elle faisait, avant que son regard ne heurte la montre fine à son poignet et qu’elle se souvienne qu’elle était attendue. Oh, Andrea ne se formaliserait pas d’un léger retard : quiconque la connaissait depuis aussi longtemps savait que la ponctualité n’était pas son fort, essentiellement parce qu’elle passait son temps à se perdre ainsi dans son monde. Le carnet à la main, elle tourna les talons et entra dans la demeure, arrivant devant la sonnette. Après quelques secondes, son ami lui ouvrit, et elle lui rendit son étreinte avec le même enthousiasme contagieux, un sourire accroché à ses lèvres. Acceptant son offre avec plaisir, elle se débarassa de son manteau, et lui répondit :

« Moi aussi, et oui, s’il te plaît. Désolée pour le retard – je sais, je dis ça à chaque fois – je suis restée sur le pas de ta porte à crayonner, quelque chose avait attiré mon regard … »

Elle lui tendit le carnet ouvert, pour qu’il regarde les alentours de son quartier métamorphosés en un ensemble baroque, tout en nuance de crayonné et d’aplats grisâtres. On reconnaissait quelques formes, avalées par les aplats larges, comme si la nuit et la rue avaient voulu engloutir les buildings, qui n’étaient plus que de frêles ombres. Et après tout, n’était-ce pas la vérité, en un sens ? Tout en arrivant dans le salon, Cecilia écouta Andrea lui expliquer que, finalement, Grace serait là. Fronçant légèrement les sourcils, elle demanda :

« Tu ne m’avais pas dit qu’elle devait être avec … ? »

Un éclair de compréhension la traversa.

« Je vois. »

Pas besoin d’en dire beaucoup plus. A la place, elle décida de répliquer, avec une intonation joyeuse :

« J’avais déposé le livre que je lui ai apporté dans l’entrée pour que tu lui donnes, mais comme ça, je lui remettrais en main propre.

C’est le dernier de Levi Boyle, tu sais, l’écrivain qu’elle apprécie et qui est dans mon club de lecture. Il m’en a remis un exemplaire, la dernière fois qu’on s’est vu, comme il sait que l’une de mes filleules est une fan. »

Cecilia et tous les gamins l’entourant, alors qu’elle-même n’avait jamais donné de signes particuliers de vouloir se tourner vers la maternité … La chose avait tendance à amuser, elle-même y compris. L’ironie ne lui avait pas échappé, et ce depuis longtemps.

« Elle va bien, sinon ? Et toi ? »

@ Invité

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Dim 23 Mai - 19:23
Si, peu à peu, le temps qui éloigne Andrea de son divorce fait son oeuvre pour réparer son coeur, la situation n’en demeure pas moins complexe, pour lui comme pour sa - leur - fille. Il a été injuste, quand il a rencontré Grace. Aujourd’hui, avec le recul des années, il le sait. Il a été moins injuste que sa cousine Megan qui a disparu depuis près de 10 ans sans laisser de trace, mais il a été injuste parce qu’il a immédiatement su qu’il ne pourrait jamais laisser tomber la petite fille, la renvoyer à sa solitude et à son abandon. L’adoption s’est imposée comme une évidence et il n’a rien pu faire pour s’en dissuader - il s’en serait voulu toute sa vie. Et puis, il a tout de suite aimé cet enfant, aussi. Dire le contraire serait un mensonge. Alors il s’est jeté corps et âme dans cette nouvelle étape de sa vie, dans l’adoption, dans la préparation de la chambre et les responsabilités parentales, à peine prêt sans doute - mais plus que Tristan, c’est certain. Son mari n’en n’était pas à ce stade là de leur vie commune. Il a ruiné leur mariage et pendant de longs mois, bien qu’incapable de regretter sa décision d’adoption, Andrea s’en est voulu d’avoir lui-même poussé dehors celui qu’il considérait comme son âme soeur. Cette pensée l’angoisse, souvent, parce qu’il se demande malgré lui s’il retrouvera quelqu’un un jour, qui l’acceptera avec sa fille, avec son histoire, avec son ex-mari. Déjà, il a réussi à se remettre de ce divorce tumultueux et de cette séparation, alors qu’il pensait, à un certain moment, qu’il finirait par en mourir - c’est déjà ça. Toujours est-il que, comme l’adoption de Grace n’était pas une évidence pour Tristan, la gestion de Grace, maintenant que le divorce est prononcé, n’est pas plus simple. Tristan se défile régulièrement de ses obligations parentales, et si Andrea n’a pas le courage de leur faire des scènes, il est surtout inquiet par les répercussions que cela pourrait avoir sur Grace elle-même. La petite fille a déjà perdu sa mère - puis ses repères avec la déconstruction de sa nouvelle famille. Andrea aimerait qu’elle ait une chance de rencontrer son autre père de manière un peu régulière. Il ne peut, cependant, se résoudre à avoir cette conversation, qui dériverait sans doute de manière bien trop intense pour lui. Avec la maturité, Andrea a appris à prendre des décisions susceptibles de le protéger, lui et son coeur - et éviter certains sujets est une manière indéniablement efficace de le faire.

Heureusement, son amie est là et il va sans dire que cette soirée lui changera utilement les idées de cette organisation complexe. Grace, toujours cachée dans la chambre de son père pour l’instant, finira sans doute par passer une tête pour embrasser sa marraine - une présence réconfortante qui se substituera à ce qu’elle aurait dû avoir ce soir, sans doute. Andrea débarrasse Cecilia de son manteau qu’il accroche dans la penderie, et jette un oeil au cahier qu’elle lui tend. Il lui offre un sourire, un vrai - fasciné toujours par cette capacité qu’elle a à trouver de l’inspiration dans des instants volés, à interrompre ce qu’elle est en train de faire pour dessiner, debout, au milieu des gens pressés qui se heurtent et la bousculent, parfois. C’est une façon artistique de voir les choses qui lui parle beaucoup. Il apprécie énormément cette façon de magnifier les instants.

- C’est superbe. J’ai du mal à croire que tu ne sois que si peu en retard tout en ayant réussi à produire un dessin aussi avancé..., il lance, en accompagnant sa remarque d’un rire léger. Ne t’inquiète pas, pour être tout à fait franc, je ne sais même pas quelle heure il est...

Il faut dire qu’il a grandement occupé sa journée - et qu’il n’était pas à deux minutes près, non plus. Peu importe, finalement, l’heure à laquelle elle arrive - ses quelques minutes de retard lui ont au pire laissé quelques secondes pour finaliser le dîner de Grace et le lancement d’un DVD. Quand il explique que sa fille est là, Cecilia comprend rapidement pourquoi - et il hoche la tête, presque soulagé de ne pas avoir besoin de livrer une explication sur le sujet, ni, surtout, de devoir à justifier ce comportement relativement répétitif. Il a du mal, encore, à ce que les gens ne portent un jugement sur son ex-mari, si instable soit-il. C’est quelque chose qu’il préfère garder jalousement pour lui.

- C’est gentil pour elle, elle sera heureuse. De te voir aussi, d’ailleurs - même si tu connais les enfants, un DVD et le monde n’existe plus. J’irai la chercher tout à l’heure. Qu’est-ce que tu veux boire ?

Il ouvre le frigidaire pour en aviser son contenu. Il a acheté une bouteille de vin mais Andrea ne boit pas d’alcool - cela fait un moment maintenant qu’il n’en consomme plus, la substance ayant prouvé, par le passé, qu’elle était incompatible avec son traitement. Et comme il est peu désireux de remettre en cause tous les progrès accomplis...

Il sort les boissons du frigidaire une fois le choix de Cecilia énoncé, et s’approche de l’îlot central, qui marque la séparation entre la cuisine et le salon, pour remplir deux verres, dont un qu’il lui tend. Il garde le sien, qui comprend une eau pétillante classique, et attrape un plateau qu’il a préparé un peu plus tôt avec quelques petites choses à manger en guise d’apéritifs.

- Elle va bien, oui. Je crois, en tout cas. C’est toujours un peu difficile.... Parfois, elle est perdue dans ses pensées. Je la trouve aussi très réservée, mais en même temps, entre sa mère et le divorce...

Il grimace un peu et hausse une épaule. Il ne peut pas en vouloir à sa fille, c’est d’ailleurs plutôt l’inverse. C’est à lui qu’il en veut, toujours sur le fil de savoir s’il est ou non un père - et s’il suffira à Grace, surtout.

- Moi aussi, ça va. Je passe ma vie à courir, mais au moins les journées sont bien remplies. Il se pourrait aussi que j’ai rencontré quelqu’un, même si...

Même s’il a un peu de mal à croire à sa chance sur ce coup - il n’est pas idiot, il sait ce qu’il trimballe avec lui. Tristan était suffisamment fou pour accepter sa folie à lui, mais ce n’est pas le cas de tout le monde, et les premiers rendez-vous sont rarement de bonnes occasions pour annoncer de but en blanc tous ses travers. Il laisse sa phrase en suspens, peu désireux d’assumer l’intégralité de ses angoisses en dix minutes alors qu’il reçoit son amie pour un dîner détendant.

- Assez parlé de nous, et toi, comment ça va ?

@ Invité

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Dim 23 Mai - 20:04
« C’est que j’étais originellement très en avance … et honnêtement, il y aurait encore plein de choses à changer, pour arriver à quelque chose de correct mais … c’est agréable, d’avoir parfois à nouveau l’envie de s’arrêter pour suivre l’idée qui surgit. Quitte à confirmer ma sombre réputation de retardataire consommée. »

La plaisanterie finale était certes parfaitement véridique, renvoyant à son incapacité chronique à arriver à l’heure, pour tout un tas de raisons variées allant de l’oubli de l’heure à l’arrêt pour observer une vue particulière, et ainsi de suite. Cependant, elle cachait le constat un peu plus triste qui la précédait, celui de son inspiration fluctuante, tarie pendant de longs mois, et qui, si elle revenait de temps en temps, n’était définitivement plus ce qu’elle avait été. Elle supposait qu’il faudrait encore du temps, justement, pour retrouver sa capacité inhérente à s’émerveiller, et son coup d’œil si particulier sur le monde. Elle espérait seulement ne pas devoir attendre trop longtemps pour s’extraire de cette nasse de gris qui demeurait, et dont elle ne parvenait pas à se défaire, y compris au creux de ce crayonné, qui ne pourrait vivre sur une toile que dans des teintes sombres, adaptées cependant. C’était pourquoi elle avait montré le résultat à Andrea : l’esquisse ne finirait pas dans une poubelle, parce que là, tout s’accordait, la couleur avait du sens, alors qu’elle avait arrêté tellement de premières études car incapable d’imaginer les mélanges qui donneraient leur sens à ses idées, à sa vision, hormis une infinie palette grisâtre qui ne lui ressemblait pas et lui paraissait étouffer sa créativité, faite de pétulance, de vivacité, de provocation, avec, pour surprendre, des rais de douceur qui surgissaient subitement, souvent dans ses portraits, ou dans ses œuvres plus intimes, afin de capturer à sa manière un instant qui avait trop souvent été galvaudé, moqué, ou fantasmé, support de projections masculines ou sociales. En dehors de ces toiles particulières, elle préférait les traits plus affirmés, les couleurs plus frappantes, notamment le rouge, sa teinte fétiche, signature aisément reconnaissable, et un rien marketing pour son agent, qui trouvait le rapprochement avec sa chevelure éclatante trop facile pour ne pas passer à côté. Acquiesçant quand Andrea expliqua que sa fille viendrait sans doute les rejoindre plus tard, Cecilia répondit à sa demande :

« Du vin, si tu en as. Sinon, de l’eau ou un coca, ça m’ira très bien. »

Ordinairement, elle aurait plutôt privilégié la bière, mais se doutait que, puisque son ami ne buvait pas d’alcool, il avait dû parer au plus pressé, et il avait l’habitude de lui prendre une bouteille quand elle venait, ou elle-même d’en apporter, suivant la manière dont ils s’organisaient. Et puis, la boisson importait moins dans de telles circonstances de dîner calme que dans d’autres, plus festives – encore que, heureusement, elle avait appris avec le temps qu’il était tout aussi libératoire de faire la fête sobre, même si les habitudes et la pression sociale avaient la vie dure. Le suivant vers l’ilot central, elle attendit qu’il remplisse leurs verres et attrapa le sien quand il le lui tendit, avant de faire mine de trinquer une fois le plateau d’Andrea déposé sur une surface solide. Puis elle l’écouta parler de Grace, comprenant sans mal la situation de l’adolescente, pour avoir peu ou prou traversé la même chose plus jeune, au moins sur la partie divorce. Et encore, comparé à celui de ses parents, celui d’Andrea et Tristan aurait pu passer pour civil. En même temps, difficile de faire pire, objectivement, il avait été un peu hors catégorie. C’est pourquoi elle pépia, pour le rassurer :

« Quand j’étais – au moins en partie – à sa place, je n’avais pas non plus trop envie de parler à mes parents. On se dit que ce sont leurs problèmes … et qu’ils ne nous comprennent pas. »

Les plaisirs de l’incompréhension entre parents et enfants ne variaient que peu, hélas. Bien entendu, cela n’empêchait pas d’être vigilant, pour éviter qu’elle ne se referme trop sur elle-même.

« Tant qu’elle a des amis avec qui elle échange, c’est l’essentiel. »

Certes, on pouvait apprécier la solitude, mais avoir au moins un ou deux confidents aidait pour ne pas exploser, comme, là encore, elle avait pu en faire l’expérience, se raccrochant souvent au foyer Dawley pour éviter de penser à ses propres problèmes une fois rentrée à la maison. Cependant, Andrea passa à son propre cas, et si Cecilia ne voyait rien de nouveau sous le soleil à ses journées très occupées – en même temps, vu son métier … Ce n’était clairement pas les mêmes règles que ses propres horaires d’indépendante qui prenait le pinceau quand l’envie la prenait, y compris à trois heures du matin si le besoin s’en faisait sentir, en revanche, son intérêt fut immédiatement piqué par la fin. Oh, il n’allait pas s’en tirer comme cela, à détourner la conversation après cette révélation, et son sourire se fit très taquin quand elle répliqua du tac au tac :

« Ne crois surtout pas t’en tirer ainsi après m’avoir lâché ça ! »

Définitivement, il ne perdait rien pour attendre ! Elle consentit cependant à le laisser respirer quelques minutes, peut-être aussi parce qu’elle n’avait objectivement pas grand-chose à lui répondre de son côté.

« Mais pour te répondre … ça va, je crois ? Je veux dire, je n’y croyais qu’à moitié, mais tu avais raison, enseigner est … agréable. Ca me permet de mettre des idées en perspective, et voir la manière dont mes élèves comprennent une commande différemment de ce que j’envisageais … Ca me renvoie un peu à des temps éloignés, quand j’étais à leur place … Bon, ça ne me rajeunis pas, mais, non, ce n’est pas une mauvaise chose. La preuve, comme tu l’as vu, parfois, j’ai des bribes d’inspiration. De temps en temps. »

La mélancolie se fit présente, et pour ne pas céder, Cecilia décida de trouver quelque chose à commenter de plus joyeux :

« En plus, j’ai fini mes flyers pour la campagne du Planned Parenthood, et je crois qu’ils sont plutôt biens, honnêtement. C’est différent de ce que je fais d’habitude, c’est sûr, mais c’est bien aussi. Quelque chose d’utile. »

Son regard s’illumina d’une lueur perçante alors qu’elle achevait, un grand sourire aux lèvres :

« Et maintenant, dis-moi tout sur ce mystérieux prétendant ! »

Comme quand ils avaient quinze ans, par lettres. Mais ils en avaient vingt de plus. Cela non plus n’avait pas réellement d’importance.

@ Invité

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Dim 23 Mai - 21:17
Avec le temps, et les années passant, la personnalité d'Andrea est devenue moins irritable. Lui qui, à un moment donné de sa vie, pouvait être si impatient, si perfectionniste, troublé par le moindre petit écart dans un programme, il est aujourd’hui bien plus détendu qu’il n’a pu l’être, ce qui est sans doute lié au traitement qu’il a fini par obtenir pour ses troubles – mais aussi à la maturité acquise au fil des années, au gré de la paternité, du mariage, du divorce, du travail. La suite logique des choses, finalement – mais il se souvient de l’époque où elle ne le connaissait qu’à travers des lettres et des échanges, il se rappelle l’adolescent mal dans sa peau, en course perpétuelle derrière la perfection, du garçon qui voulait être le meilleur partout, surement parfois au détriment des autres et de ses propres relations. Aujourd’hui, il est soulagé d’être l’homme qu’il est, plus ouvert, plus compréhensif, et moins enclin à juger les gens, surtout. Son propre parcours lui a bien appris une chose – qu’il ne fallait pas se hâter à porter un jugement de valeur sur les actions des autres. Tristan l’a stabilisé, l’a contenu à un moment aussi, il ne pourra jamais lui enlever ça. Toujours est-il qu’à l’heure actuelle, un léger retard de son amie le laisse indifférent. Il n’a même pas pensé à regarder l’heure pour voir dans combien de temps elle finirait par passer la porte ; il faut dire, en plus, que les années ont eu le mérite aussi de lui apprendre que son amie n’aimait pas particulièrement être à l’heure, ce qu’il aborde avec tendresse aujourd’hui.

- Je suis ravi que le bas de mon immeuble ait été inspirant ; n’hésite pas à l’avenir. Je dois admettre que ce côté inspiration artistique soudaine est assez parlante pour moi – je suis assez admiratif.

Il lui offre un clin d’œil et se laisse aller à rire à sa blague ; ils ont l’art en commun cela dit, et ça a toujours été le cas. Pas le même – Andrea est infichu de porter un coup de crayon même pour dessiner une maison lorsque sa fille le lui demandait encore – mais l’art quand même. Lui apprécie la compagnie du piano, la chanson, les spectacles, la musique dans son ensemble. Chacun son truc, en somme – cela dit, il existe un dénominateur commun à toutes ces matières. La passion de l’art rend les gens sympathiques aux yeux d’Andrea – à tort peut-être.

- J’ai du vin, bien sûr. Toujours pour ma plus prestigieuse invitée.

Il sert un verre et le lui tend. Ca fait bien longtemps qu’il ne boit plus, mais il se souvient des années d’excès partagées avec son ex-mari. Heureusement que cette période est derrière lui, pour le mieux – alcool et médicaments ne font pas bon ménage. La conversation dérive doucement mais surement vers Grace, qu’il n’est pas toujours facile de cerner. Il s’était préparé à cette éventualité, pour être tout à fait honnête. Andrea a gardé quelques séquelles de sa furieuse envie d’être le meilleur, aussi s’est-il paré assez rapidement de tout un tas de bouquin sur l’éducation et la parentalité, pour tenter d’apprendre les choses qui ne lui viendraient pas naturellement. Il savait, avant même de divorcer, que Grace, en grandissant, risquait de se renfermer un peu sur elle-même, de quitter la tendre innocence de l’enfance pour une phase plus compliquée, plus difficile de l’adolescence, avec son lot de questionnements et d’incertitudes. Il y était préparé, et le mutisme occasionnel de sa fille ne lui fait pas aussi peur que cela aurait pu être le cas.

- Oui, tu as raison. Pour moi aussi, le divorce de mes parents a été compliqué, et on ne peut pas dire que mon père était vraiment à l’écoute de mes angoisses. Je n’en n’ai jamais trop parlé non plus.

Jusqu’à quitter la maison paternelle pour rejoindre sa mère le jour où il n’en pouvait plus.

- J’imagine que les amis prennent le relai, oui. Et puis, si ça ne s’arrange pas, il sera toujours temps de l’emmener voir un professionnel. Enfin, chaque chose en son temps, pour l’instant elle n’a encore que 10 ans. Il serait simplement bon qu’elle puisse voir son père de temps en temps…

Andrea a une longue expérience avec les psychologues et les psychiatres ; emmener sa fille chez l’un d’entre eux tout en normalisant complètement la question ne lui fait pas peur. En revanche, la remarque légèrement plus acerbe sur l’absence de Tristan lui échappe, lui qui s’était promis de rester correct et évasif sur la question. Il balaye le sujet d’un geste vague de la main, avalant une gorgée du verre d’eau qu’il s’est servi.

Andrea sait que le sujet reviendra sur sa rencontre du moment – c’est suffisamment inédit pour être discuté de toute façon – mais pour être franc, il n’est pas mécontent de pouvoir s’en ouvrir. Quand Cecilia lui explique qu’elle va bien, il écoute avec attention et lui offre un sourire enjoué à l’évocation de Columbia. Lui qui a fait ses études américaines à Yale ne pensait pas qu’il irait un jour enseigner ou que ce soit, encore moins à Columbia, mais l’opportunité qui lui a été offerte était trop belle pour qu’il la refuse, et il aime réellement enseigner.

- Je suis content que ça te plaise, j’en étais assez persuadé, je dois dire. Je trouve ça très motivant d’avoir des élèves intéressés en face de soi. Pour le reste… peut-être qu’il faut simplement te laisser du temps ? Je n’ai jamais composé quoi que ce soit, donc je suis sans doute très mal placé pour parler, mais l’inspiration, ça se travaille j’imagine ? Et ça se retrouve aussi. Tu es douée, c’est ton domaine, je suis persuadé que tu finiras par sortir de cette passe frustrante. Et puis, le Planning Parenthood a de la chance de pouvoir profiter de ton talent en attendant, après tout. Je suis persuadé qu’ils vont faire un carton avec leurs nouveaux flyers.

Il accompagne ses propros, qu’il espère rassurants, d’un sourire presque tendre. Leur amitié, qui tombe sous le coup de la logique, est aussi d’une simplicité réconfortante et rassurante, pour Andrea en tout cas. L’avantage est qu’elle n’a jamais été emprunte de la moindre ambiguité, en plus du reste.

- Ce n’est pas un prétendant, c’est… Un homme que j’apprécie. Il s’appelle Arash, je l’ai rencontré un peu par hasard. Il est musicien. On a chanté, on a dîné, et… voilà. Rien d’affolant, ne nous emballons pas – mais en même temps, c’est aussi la première fois que j’arrive vraiment à me sentir bien avec un homme inconnu.

Les applications de rencontre, les dates arrangés, il en a essayé des choses Andrea. On ne peut pas dire que ça ait été un franc succès jusqu’à présent.

- Cela dit, je n’ai pas eu le temps de lui donner les informations importantes du style, j’ai adopté une petite fille, j’ai divorcé du fils du mari de ma mère, j’ai des problèmes psy et tout le reste.

Il se mord légèrement la lèvre, jouant avec le bord de son verre d’eau pour calmer l’angoisse qui pourrait aisément l’agiter à cette idée.

- Il me plait, mais je ne suis pas sûr qu’il ne fuira pas quand il comprendra à qui il a affaire.

@ Invité

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Dim 23 Mai - 22:25
Roulant des yeux comiquement en entendant Andrea l’appeler sa plus prestigieuse invitée, Cecilia s’empara du verre et trempa ses lèvres dans la boisson, appréciant son âcreté légèrement fruitée, avant de reprendre le fil de la conversation s’étant portée sur sa filleule. En tant qu’enfants de divorcés, son ami et elle-même avaient pleinement conscience des difficultés que cela pouvait engendrer chez un enfant traversant cela, sans renier l’absolue nécessité, parfois, de se séparer : elle n’osait imaginer les ravages occasionnés si ses parents avaient eu l’idée saugrenue de rester ensemble. En dépit du long cauchemar qu’avait représenté leur bataille acharnée pour solder le moindre détail de leur vie commune, ils en avaient été chacun plus heureux après, et plus posés aussi, permettant à leurs enfants de retrouver une certaine forme de stabilité émotionnelle. Alors certes, cela venait avec les plaisirs de la garde alternée pour les trois autres Nordgren, et pour Cecilia, avec la conscience d’une bonne partie de son adolescence gâchée, mais aussi une réelle liberté dont elle avait usé, et même abusé. Bien entendu, leur soutien avait été émotionnellement limité, et ils n’avaient jamais usé de leur avantageux carnet d’adresse pour l’aider d’une quelconque façon que ce soit. Leur nom n’avait rien apporté, puisqu’il était connu qu’ils désapprouvaient, sans s’opposer, considérant que la gaminerie de leur fille aînée lui passerait. Pour autant, ils ne lui avaient pas coupé les vivres, ce qui était déjà un immense avantage. Cela lui avait permis de se lancer dans des études avec les meilleurs professeurs possibles, et après, elle avait exploité cette situation, tout en mettant en avant son talent, certes. Mais il eut été hypocrite de penser que tout avait découlé de ce dernier. Dans tous les cas, à l’époque, elle se souvenait leur parler de fort peu de choses : ses parents ignoraient qui étaient réellement ses amis, hormis le fils Dawley et, ironiquement, Andrea, puisque c’étaient eux qui avaient insisté pour qu’elle ait ce correspondant français afin de s’améliorer dans cette langue. Ils ne connaissaient rien de ses occupations – ce qui était probablement une bonne chose, vu qu’ils auraient sans doute un peu tourné de l’œil sur certaines. Forcément, ils ne savaient rien de ses émois intimes, et enfin, ils faisaient mine d’ignorer ce qui était d’une évidence douloureuse pour n’importe quelle personne ayant côtoyé leur fille plus de cinq minutes, à savoir qu’elle avait autant de prédispositions pour une carrière dans le droit que Ronald Reagan pour le marxisme. Bref, ils n’étaient sûrement pas ses premiers confidents, alors par désintérêt, mais tout de même : en y réfléchissant, il ne lui serait pas venu à l’idée non plus de leur parler de tout cela. Pourtant, Andrea était loin de cette image, il était un père aimant et ouvert, mais la trentenaire partait du principe que cette difficulté à s’ouvrir à son parent, justement, quel qu’il soit, restait un intemporel de la préadolescence puis de l’adolescence. Et puis, il y avait aussi le caractère qui jouait. Effectivement, l’essentiel, c’était que malgré tout, se passe correctement. Oui, et attaquer le problème de Tristan et de sa paternité fluctuante. Non pas que Cecilia lui jetait la pierre : elle essayait de s’imaginer comment elle-même aurait réagi, dans la même situation, surtout plus jeune, quand la perspective de la maternité lui était singulièrement étrangère. Bien sûr, quand Alban, le fils de son meilleur ami, était né, elle n’avait pas réfléchi, elle avait endossé ce rôle de marraine officieuse pour soulager la pauvre Jodie qui n’avait pas eu de choix et avait accepté d’endosser cette responsabilité, dans un temporaire qui s’était étiré sur la longueur. Cependant, elle n’était pas devenue sa mère non plus. Le terme allait avec de toutes autres responsabilités, et elle en avait entièrement conscience. Cela n’exonérait pas non plus de ses responsabilités. Être adulte, c’était aussi en assumer dont on aurait préféré se passer, mais que le hasard de la vie avait placé sur son chemin. Tentant d’être constructive, elle proposa donc :

« Je peux toujours m’arranger avec Tristan pour qu’il passe une journée avec nous, la prochaine fois que je la prends. Peut-être pour visiter une exposition puis un pique-nique ? Quelque chose de simple, mais qui serait plus facile à organiser. Ce n’est que du temporaire et un peu bricolé, mais ça ne me dérange pas, et ce sera peut-être l’occasion pour elle de le voir un peu. »

Et pour Tristan de ne pas se défiler, ou peut-être moins que pour se confronter avec son ex-mari. Même si Cecilia avait conservé des relations cordiales avec ce dernier – quoique par essence moins proche qu’avec Andrea, considérant qu’il valait mieux ne pas prendre parti, comme dans toute séparation, ou disons, modérément, parce que ce n’était pas son rôle, encore moins en tant que marraine – ça ne la dérangeait pas outre mesure de lui sonner les cloches poliment, pour sa filleule, et uniquement pour cette dernière, Andrea étant un grand garçon qui n’avait pas besoin d’elle pour gérer ses relations, et heureusement. Pour le reste …

« Dans tous les cas, elle a toujours été réservée. Je peux voir si elle me confie quelque chose, ce sera peut-être plus simple …

Si ça se trouve, on se fait du mouron pour rien, et elle est juste en plein premier coup de cœur, ou alors, peine amicale, que sais-je ! »

Que ce soit les grandes disputes amicales ou les premiers émois s’il y en avait, à dix ans, on vivait intensément ses journées de cours et sa vie sociale, quitte à rentrer drainé, ou à simplement vouloir garder son jardin secret. C’était normal, même sain. Tant que la cause n’était pas négative, il était aussi important de la laisser digérer les choses, vivre à son rythme émotionnel. Et peut-être que tout se débloquerait naturellement, ou même qu’il n’y avait rien à débloquer. Dans l’autre cas, elle avait conscience qu’Andrea saurait gérer, ne serait-ce que par expérience personnelle. Il n’y aurait pas de blocage ou quoi que ce soit, au contraire même, il pourrait aisément dédramatiser, amener un œil bienveillant sur la question de la santé mentale, et de l’importance de prendre soin de soi, tout simplement. Valeurs qu’elle aurait dû appliquer plus tôt à sa propre personne, mais mieux valait tard que jamais … Même si la frustration était omniprésente, de ne pas voir autant de progrès qu’elle aurait voulu, dans un domaine si difficile à expliquer. Lentement, elle fit un peu tourner le verre dans sa main, agitant la robe carmin doucement. Le mouvement l’absorba pendant vingt secondes, l’inspirant – ironiquement – suffisamment pour lui donner des idées sur la façon de répondre, ou du moins d’essayer de rendre tangible ce qu’elle ressentait :

« La difficulté c’est que … ça se travaille, mais c’est aussi là. C’est la capacité à voir les choses, et à ce que ce soit différent, mais que ça fasse sens dans ma tête. Et ça fait des années que je ne vois que du gris. Partout. Et ça pourrait être beau, mais, quand je peins, ça ne sublime pas, ça dévore, ça engloutit, ça tâche ce que je voudrais faire. C’est comme si mes esquisses se grisaient avant même que je ne les finisse, qu’elles ne parvenaient pas à éclore, à vibrer, à exploser comme je les imagine le faire, parce que justement, je n’arrive plus à les transcrire réellement, à mettre de l’ordre dans tout ce que je ressens.

Et j’ai l’impression que, pourtant, je progresse, que je ne suis pas loin, parfois, j’ai des idées, parfois j’arriver à créer, réellement, au-delà de quelques croquis jetés à la va-vite. Mais ce n’est pas … Je ne peux pas dire que c’est comme avant. Il y a … je crois qu’une partie de moi est restée accrochée à mon téléphone, quand j’ai appris, ce soir-là. Et même si ça va mieux, et que c’est miraculeux … je suis toujours en partie en stand-by. Et j’aimerai arriver à ne plus l’être. »


Se rendant compte de la longueur de son long monologue qui, du reste, était à peu près aussi clair que ses explications artistiques enflammées, c’est-à-dire complètement brumeux, Cecilia piqua un fard dans son verre et marmonna :

« … Si jamais tu cherches à assister mon thérapeute, c’est le moment de te manifester … »

Essayant de faire passer ce moment gênant de vulnérabilité, l’artiste ne trouva pas mieux que de rebondir sur les flyers effectués, et continua donc sur ce sujet qui … n’en était pas moins glissant à la réflexion, mais trop tard :

« En tout cas, ça m’incite à être moins ‘l’art pour l’art’, et rien que pour ça … Jodie m’a dit qu’elle aimait beaucoup mes premières esquisses, et son avis est souvent représentatif de celui des autres donc … »

Ce qui lui avait fait très plaisir, et pas uniquement, cette fois, pour l’encouragement artistique. Même si elle s’était gardée de faire étalage de ses égarements, elle savait qu’Andrea était la seule personne à connaître ce que le prénom prononcé pouvait avoir de particulier dans sa bouche. Et s’il ne se doutait pas que ses sentiments troubles n’avaient pas entièrement changé depuis leur adolescence, elle avait conscience qu’elle n’échapperait pas à une gentille taquinerie, ce qui était de bonne guerre, surtout quand elle l’interrogeait sur sa propre vie sentimentale. Qui, donc, avait fait des progrès depuis leur dernier dîner. Souriant, elle essaya de le rassurer :

« En même temps, c’était une première rencontre et un premier dîner, pas un interrogatoire en règle, tu as le temps de lui dire, si jamais vous vous revoyez et que la magie n’a pas disparu. Et puis … on ne peut jamais savoir si la personne va fuir, avant d’avoir tenté. »

Un éclat particulièrement équivoque s’alluma dans ses prunelles quand elle lâcha :
« Et au pire, si ça se trouve, au lit c’est génial et tu auras eu au moins un aperçu du paradis. Et les endorphines, c’est très bon pour la santé. »

Levant sa main libre en signe d’excuses, elle ajouta :

« Pardon, c’était trop tentant. Mais plus sérieusement … s’il te plaît, et si tu te sens vraiment bien avec lui, autant … prendre les choses doucement, voir où si ça te mène. Comme ça aussi, tu le connaîtras mieux, et tu pourras te projeter, voir s’il mérite que tu t’ouvres à lui, ou si ça ne doit être qu’une rencontre sympathique. »

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Lun 24 Mai - 11:53
Le divorce des parents Leroy-Duchesne avait été un calvaire, au début. Ce n’est pas qu’Andrea ait été particulièrement attaché à voir ses parents en couple, ce d’autant qu’il était relativement notoire qu’Henri n’avait envers sa femme aucun geste de tendresse – c’était même plutôt l’inverse, Andrea ayant été obligé d’intervenir à quelques reprises pour mettre fin à la colère froide de son père. L’annonce du divorce était venue comme un choc non pas pour son principe mais parce que l’avocat ne pensait pas que sa mère serait un jour capable de quitter son père. Il aime sa mère, Andy, mais ne peut réellement s’empêcher de la voir comme une femme un peu lâche sur laquelle l’emprise paternelle s’exprimait relativement facilement. Sa rencontre avec un autre homme – Gregory Faure – l’avait libérée d’un poids, sans doute, lui avait donné la force de claquer ses valises sous le nez d’Henri. Le calvaire, le choc, n’était donc pas venu du principe même du divorce, mais plutôt de ce qui avait suivi. Assez rapidement, Charlotte Leroy-Duchesne avait décidé d’aller s’installer aux États-Unis pour suivre son amant ; Andrea était resté en France pour soutenir un père qui ne méritait aucune forme de soutien. Il n’avait pas eu le courage d’abandonner son père derrière lui, et il avait eu tort, sans doute, mais il lui avait fallu quelques années pour le réaliser. L’autre problème résidait dans l’attirance presque immédiate qu’il avait éprouvée pour cet insolent de fils Faure – Tristan – qu’il ne parvenait ni à comprendre, ni à maîtriser. Henri n’était pas simplement intolérant ; c’était un homme froid, profondément homophobe, raciste et tout ce qui pouvait s’en suivre – définitivement pas la meilleure personne sur terre pour prendre le temps de comprendre ses sentiments à l’égard d’un homme. Il avait fini par partir, un jour où la situation n’était plus tolérable, par laisser son père derrière lui. C’était ça, surtout, le choc, plus que le divorce et le déménagement. Depuis, il avait fait son coming-out et Henri l’avait renié – aux dernières nouvelles, il souffrait d’une maladie difficilement curable. Andrea se contentant désormais d’attendre le jour où son téléphone sonnerait pour qu’on vienne lui annoncer la mort de cet homme qui n’était plus tout à fait son père.

La configuration est bien différente pour le cas de Grace, dont les parents ont divorcé pour des différends irréconciliables. A force de s’user, de se disputer, Andrea et Tristan se sont fatigués. Quand l’avocat a reçu les papiers du divorce, il était abattu, bien entendu, mais une part de lui était également soulagée. Ils n’auraient pas pu continuer comme ça des années, Andrea était bien trop amoureux pour accepter de continuer à détruire Tristan un peu plus. Cela dit, cette révélation ne rend pas les choses plus simples dans le présent. Tristan est volage, il est aussi aigri, abimé par le divorce et l’échec, irrité, festif. Andrea parvenait autrefois à le canaliser un peu mais aujourd’hui, il n’a plus vraiment de pouvoir sur son ex-mari, et les choses se ressentent immédiatement sur Grace, privée d’un de ses parents. De week-ends annulés en soirées reportées, Tris a de meilleures choses à faire que de s’occuper de sa fille. Andrea se fiche pas mal que Grace reste avec lui tout le temps – il l’aime et s’occupe d’elle au quotidien, elle est parfaitement intégrée à sa vie de père célibataire. Il est plus inquiet pour sa fille elle-même, qui, si elle ne réclame pas Tristan, a sans doute besoin de ne pas se sentir abandonnée pour la deuxième fois de sa vie.

- C’est gentil. Je lui proposerai, mais tu sais comment il est. Imprévisible. Je pourrais aussi l’inviter à déjeuner pour que le lien reprenne progressivement, ce n’est pas comme si on n’était jamais amenés à se croiser, seulement, il est tellement… Intense, parfois. Ce n’est pas si facile. Mais oui, je peux lui proposer, une journée sera sans doute moins effrayante qu’une soirée.

Et puis, il n’aura au moins pas la sensation de renoncer à une soirée quelconque qu’il pourrait passer à Hawaï ou Andrea ne sait où encore, à faire la fête et à s’alcooliser quelque part, à danser ou faire la fête.

- Mais oui, peut-être qu’elle oserait plus te parler, à toi. Et puis, tu es une femme – ça ne doit pas être si simple pour une fille d’abord certains sujets avec son père, j’imagine. Je fais ce que je peux, mais j’imagine qu’il y a un certain nombre de sujets dont elle préfèrera parler avec des femmes, et comme niveau tantes, elle n’est pas très gâtée…

Andrea rit un peu – depuis qu’il a compris qu’il était homosexuel, il a toujours été un fervent défenseur de la capacité des familles homosexuelles à avoir des enfants. Mais il y a un certain nombre de sujets que Grace n’osera sans doute pas aborder avec lui, et il faudra bien trouver des oreilles attentives pour qu’elle puisse le faire – c’est dans l’ordre des choses, surement. Sauf à ce qu’il soit surpris par l’aisance de sa petite fille jusqu’alors réservée.

- Tu as raison. Peut-être qu’elle est juste amoureuse – ce serait un sacré soulagement. En tout cas, elle vient toujours avec moi partout, ça nous permet de multiplier les activités et ce n’est pas plus mal.

Doucement mais surement, la conversation quitte Grace pour se concentrer sur l’inspiration de Cecilia – c’est un problème qu’elle rencontre assez intensément depuis un moment. Andrea l’écoute avec attention, et il se retient presque de lui dire que la façon qu’elle a de décrire son inspiration est inspirant pour la part de lui qui occupe son âme d’artiste. Elle sait clairement de quoi elle parle, et la passion qu’il lit au fond de ses yeux, fut-elle triste et lasse de ne pas être suffisamment inspirée pour dessiner ou peindre avec la même facilité que quelques années auparavant, est un spectacle lui-même inspirant. Il n’a aucun doute sur le fait que tout ça finira par lui revenir bien plus rapidement que ce qu’elle croit.

Elle ironise, évidemment, comme si elle en avait trop dit, comme s’il allait lui reprocher de se confier ainsi. Mais il ne l’a pas non plus épargnée lorsqu’il avait besoin d’une oreille attentive, il serait assez ironique de ne pas la laisser s’exprimer. Il est, au contraire, assez ému par cette marque de confiance et d’amitié qu’elle lui témoigne en acceptant ainsi de livrer ses pensées.

- Ce n’est pas une question de thérapie, entre nous, tu le sais bien. Et je comprends de quoi tu parles, tu sais, même si je n’ai rien vécu de similaire. Une partie de toi a été arrachée ce jour-là, c’est normal que ton esprit ne soit plus capable de fonctionner comme avant. Comme une personne qui a eu un accident a besoin de temps et de rééducation, je pense qu’il en va de même pour toi, même si c’est long et frustrant. Tu vois le bon bout si tu parviens déjà à t’en sortir un peu mieux qu’avant. Tu es talentueuse, généreuse et solaire, je sais que tout ça reviendra un jour. Au gré des rencontres, du temps qui passe, ça ira mieux. L’impatience est totalement compréhensible – mais sincèrement, Cece, je ne crois pas avoir déjà cru autant en quelqu’un qu’en toi. Tu y arriveras, j’en suis sûr.

Il acquiesce pour appuyer ses propos, son sourire s’élargissant un peu quand il s’agit d’aborder Jodie. Ce prénom familier n’a jamais vraiment quitté Cecilia, même au fil des années. Andrea s’autorise un sourire tendre avant d’ajouter :

- Je pense qu’il ne faut pas négliger l’avis de Jodie.

Un clin d’œil ponctue la phrase mais il n’ajoute rien, parce qu’il sait à quel point le sujet peut être complexe. Il n’a pas envie de la braquer, ni de la blesser, aussi il se contente d’une petite taquinerie assaisonnée d’un sourire clair, pour lui laisser le champ libre si elle veut en parler davantage. Leurs histoires respectives sont compliquées à suivre, sans aucun doute – n’en témoigne la maladresse avec laquelle Andrea parle de ses rencontres.

Il a eu besoin d’un long moment, après le divorce, pour reprendre le fil de sa vie. Il a fallu quelques mois, plus d’une année, avant qu’il ne se résolve à tenter de rencontrer d’autres gens – il ne faut pas mentir, plus qu’à la recherche d’une connexion émotionnelle, c’est les aventures d’un soir qui ont permis son apaisement le temps de quelques mois. Mais aujourd’hui, il aimerait se reconstruire, et les rencontres mécaniques et froides des applications de rencontre ne l’aident pas vraiment. Rencontrer Arash dans un contexte neutre et à priori dépourvu d’ambiguïté a donc aidé, sans aucun doute, à ce qu’Andrea aborde les choses plus sereinement – même si bien entendu, une partie non négligeable de son cerveau demeure réellement effrayée par la perspective de cette rencontre.

- Non, c’est certain, mais à un moment il faudra bien que je lui dise la vérité si ne je veux pas lui mentir ouvertement. J’ai une fille, un ex-mari, un passé et plus j’attends pour lui dire en prenant le risque qu’il décampe, plus je risque de souffrir, non ?

Et souffrir, Andrea n’en n’a plus vraiment envie – il a l’impression qu’il a déjà eu largement son lot de souffrance, en réalité.

- Mais oui, tu as raison. Je vais y aller doucement, de toute façon, ce n’est pas comme si ma vie était simple en ce moment. Quant à savoir si au lit c’est génial, je te tiendrai au courant si on en arrive là – pour l’instant, j’ai été extrêmement sage et me suis contenté de chastes dîners.

Il a couché avec quelques hommes après son divorce, mais rien de très sérieux – ils étaient surtout là pour lui faire oublier la marque impérissable de Tristan. Si aujourd’hui, Andrea s’est remis de son divorce, passer le cap émotionnel des nouvelles relations possède un côté effrayant qu’il est bien mal placé pour renier.

- En tout cas, c’est un chanteur impressionnant, et j’adore chanter, alors c’est toujours d’agréables soirées en perspective. C’est déjà ça ? Petit à petit, tu vois…

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Dim 6 Juin - 18:31
« En tout cas, sache que si besoin, je suis là. »

In fine, Cecilia ne pouvait être qu’un appui pour Andrea, sa place n’étant pas d’interférer dans sa relation avec son ex-époux. Si sa présence pouvait être utile pour combler le vide qui semblait s’installer entre Grace et son second père, elle considérait comme important de faire savoir qu’elle était prête à jouer les ponts de secours, ou alors les épaules sur lesquelles compter pour alléger la charge mentale que représentait Tristan. Au moins, ne put-elle s’empêcher de penser, on ne pouvait pas lui enlever ça : l’artiste estimait être une bonne amie, du moins, l’être raisonnablement. Comme tout le monde, elle avait ses défauts, pour la plupart contenus dans son caractère particulier et sa passion chronophage et monomaniaque, cependant, elle avait toujours estimé la loyauté comme une valeur cardinale. Cela ne signifiait pas qu’elle passait tout à ses proches : à vrai dire, elle n’était pas la dernière à mettre un stop quand les choses devenaient trop compliquées, ou qu’elle pressentait du danger et pensait à se préserver et à les préserver eux. Cependant, hormis ces cas extrêmes, elle avait toujours tenté d’être une oreille attentive, et quelqu’un sur qui on pouvait compter, même par-delà le coma. C’était par fidélité envers son meilleur ami, envers leur amitié, qu’elle avait continué à lui rendre visite, même si les médecins lui assuraient que cela ne servait à rien, à lui raconter ce qu’il se passait dans sa vie – pas tout, certes, mais beaucoup de petites choses. Elle n’espérait pas qu’il puisse entendre, à l’époque. A vrai dire, c’était surtout un moyen de se raccrocher à de vieux rituels. En revanche, quand elle avait appris que son épouse était enceinte, elle n’avait pas hésité. Il lui semblait impensable de ne pas chercher à l’aider, puis plus tard quand Jodie avait pris le relai. La même chose prévalait pour Andrea et sa fille : il lui aurait paru inconcevable de ne pas être là, à leurs côtés, dans cette zone post-turbulence de divorce. Elle leur devait bien cela, après tout. Comme elle le répétait souvent, elle n’était pas qu’une peintre tête en l’air. Pour ce qui comptait, elle essayait d’avoir les pieds sur terre, dans la majorité des cas. Voilà pourquoi elle prenait ses rôles de marraine très au sérieux, et qu’avec l’âge et les enfants de ses amis qui arrivaient, elle accumulait une petite liste de demandes diverses. En même temps, le choix était idéal : elle-même n’avait pas d’enfant, ne semblait pas particulièrement attirée par la maternité, ni par le parcours qu’il pouvait représenter dans son cas en raison de ses attirances, avait un temps libre certain, n’avait pas son pareil pour occuper des gamins en les laissant barbouiller partout chez elle sans se soucier des dégâts … Elle prenait la chose avec amusement, et un rien de philosophie, habituée à être aussi une bonne amie, une sœur attentionnée, face au chaos de sa vie personnelle. On ne pouvait pas tout avoir en ordre. Et en l’occurrence, une bonne marraine, du moins, elle tentait de l’être : en vérité, Cecilia ignorait si Grace voudrait lui confier ses problèmes, surtout intimes. Honnêtement, elle ne savait pas si le sexe du parent avait un réel rôle à jouer là-dedans. N’était-ce pas plutôt la proximité et la confiance qui primait ? Difficile de répondre, puisqu’elle n’avait pas de comparaison personnelle : elle n’avait jamais rien dit à ses parents, préférant la confiance de quelques amis, et le frisson de la découverte en solitaire. Et en même temps, ils étaient trop occupés par leur travail, puis par leur divorce, pour se préoccuper de ses soucis d’adolescente. Elle avait trouvé quelques figures pseudo-parentales ou d’aînés à droite ou à gauche, chez le père de Julian et Jodie, chez Aleksej et son épouse … Mais c’est vrai qu’en y réfléchissant, elle avait préféré demeurer discrète sur un certain nombre de choses, dans la maisonnée parentale, et ce n’était pas entièrement par peur de la réaction de ses géniteurs. Est-ce que, dans un mouvement similaire, Grace avait du mal à se confier à son père parce qu’elle ne voulait pas l’inquiéter, ou lui prendre du temps, ou quoi que ce soit d’autre ? Les enfants avaient tendance à sentir le stress de leurs parents, et à réagir en conséquence. Pourtant, justement, comme il le mentionnait, Grace et son père étaient proches, bénéficiant régulièrement d’activités en commun. Peut-être qu’elle avait simplement à rassurer Andrea, et à ouvrir la porte cependant à la possibilité :

« Très sincèrement, je ne sais pas si je serai très douée pour parler de sujets féminins. Être une femme et sortir avec des femmes m’a appris une chose, c’est que souvent, je n’y comprends rien. »

La boutade avait été assortie d’un léger rire, avant qu’elle n’ajoute, plus sérieuse :

« Si c’est de ça dont il s’agit … Je pense que l’important, ce n’est pas le genre de la personne à qui l’on s’adresse, mais plutôt la confiance. Vous êtes proches, et je présume que tu lui as déjà dit que si elle avait besoin, tu pouvais lui en parler que tu saurais répondre, ou que tu te documenterais.

Et si c’est autre chose dont elle ne veut pas parler à son vieux papa, promis, je serais une marraine attentive.

Mais dans tous les cas, je lui dirai qu’elle peut se confier, si elle le veut. Enfin, le répéter, vu qu’elle le sait déjà. »


Contrat de filleule à marraine : tu me dis ce que tu veux, et ça reste entre nous si tu le désires, et je t’aide du mieux que je peux, même si ce sont tes papas qui décident. Voilà comment Cecilia avait posé les choses avec Grace, quand elle avait commencé à grandir. Au-delà d’être un distributeur de cadeaux et de sorties, l’artiste considérait que son rôle était aussi d’être un appui, et une oreille extérieure, attentive, mais non intrusive. Peut-être pas comme un mentor, plutôt une grande sœur capable de donner des conseils … et de mettre le holà s’il y avait des problèmes. Dans tous les cas, elle avait établi les limites et les règles, considérant que, comme partout, la communication était la clé.
Ce constat, bien sûr, s’appliquait aussi à son amitié avec Andrea. En dépit de leurs difficultés respectives, ils avaient su très vite établir leurs propres règles. Alors, bien sûr, elle savait qu’il n’était en rien question de thérapie entre eux – même si c’était toujours agréable de l’entendre dire qu’il l’écouterait toujours, peu importe son besoin. Quitte à arborer un très léger sourire un peu nostalgique en entendant son discours de bon sens se ponctuer de ce surnom, très rare dans la bouche de qui que ce soit, hormis lui-même. Tout ce qu’il disait, elle se l’était répété, elle l’avait entendu d’autres. Elle avait du mal, pourtant, à y croire, en voyant le temps lui glisser entre les doigts, à se chercher sans se trouver. Un sourire un peu hésitant se dessina cette fois sur ses traits, un rien lointain, et elle finit par murmurer :

« Merci, Andrea. Ça me touche. »

En cinq mots, elle avait tout dit, et l’émotion, clairement perceptible dans sa voix, trahissait son émoi sincère. Elle préféra ne pas continuer, craignant que ses sentiments ne prennent le dessus. A la place, elle prit une nouvelle gorgée de vin, se cachant dans le verre quelques instants pour reprendre la maîtrise d’elle-même. Mieux valait qu’elle soit suffisamment solide pour aborder le terrain très glissant de Jodie et de leur relation – enfin, non-relation, ou plutôt « relation très définie et aux contours désespérément indéfinis par sa faute ». Andrea était le seul à savoir que leur histoire avortée remontait à tant d’années – ce qui signifiait donc qu’il était le seul à savoir qu’il y avait réellement une histoire à raconter. Bien sûr, par facilité, en connaissant leur orientation compatible et le lien qui les unissait à travers Julian, plus jeunes, certains de ses amis avaient fait quelques plaisanteries sur la réalité de leur relation. Durant les dernières années, c’était plutôt à les voir s’occuper d’Alban ensembles, comme un vieux couple, presque, que les questions avaient souvent surgi, y compris dans son club de lecture, la première fois qu’elle l’avait emmenée. Sa dernière ex en date elle-même avait émis des doutes sérieux sur les sentiments que Cecilia entretenait véritablement à l’endroit de l’autre femme et bien que ce ne soit pas la raison première de leur rupture, la trentenaire avait conscience que cela avait tout de même été une part du problème, ou du moins un symptôme qui l’avait définitivement dissuadée de tenter quelque chose qui, au départ, allait plutôt à rebours de ses aspirations. Toujours elle avait nié, parce que c’était techniquement la vérité, ou pour se protéger. Et puis, parce qu’elle avait accepté de tout laisser derrière elle, même si elle n’arrivait pas à ne pas se retourner et contempler ce qui aurait pu – ce qui pouvait être. Dans un élan de sincérité rare, donc, et pourtant sans quitter cette ambiguïté difficile, elle répliqua :

« Je devrai, ça m’évitera de tout refaire quatorze fois. »

Aveu de sa nervosité latente, et de son intérêt toujours présent, sans le dire réellement. Andrea comprendrait. Elle en était certaine. Comme elle comprenait ses réticences à parler de son passé à sa nouvelle rencontre, et en même temps, ses difficultés à laisser cela de côté, parce qu’il ne pouvait se projeter sans être honnête sur ce qu’il attendait, et sur ce qui attendait aussi cet homme. Rassemblant ses idées, Cecilia chercha à ordonner un peu ses conseils, pour être utile, et garda le silence tandis qu’Andrea lui faisait part de ses doutes comme de ses certitudes, mais ne résista pas à la perche tendue quand il parla de sa voix. Avec une expression franchement canaille, elle souffla :

« Oui, d’agréables soirées à te faire chanter Andrea … Tu es certain que tes dîners sont si chastes que ça ? »

La plaisanterie gaillarde lui avait échappé, et, magnanime, elle lui évita de trop s’appesantir en reprenant le fil de la conversation :

« Plus sérieusement cela dit … déjà, ça change des précédents. Donc, c’est qu’en effet, tu as senti qu’il y avait sans doute … disons, autre chose qu’une simple passade horizontale.

Trouve le bon moment, peut-être ? Je veux dire, là, vous construisez doucement … Si tu sens que tu t’attaches vraiment … Alors, oui, ce sera sans doute le moment de lui dire, au moins la partie sur le fait que tu as une fille. Et donc, les responsabilités qui vont avec, et l’ex-mari qui va avec aussi … »


Soupirant, Cecilia s’excusa :

« Désolée, je ne sais pas si je suis de bon conseil. Ma politique en matière de relations étant une relative catastrophe quand ça dure plus de trois nuits, vu l’état de ma vie sentimentale, je doute de beaucoup t’aider. On dit que l’honnêteté est la meilleure des politiques … mais j’aurai tendance à dire que trouver le bon moment, et savoir quand ça vaut le coup, c’est important aussi. »

Histoire de relancer la conversation de façon plus légère, elle demanda :

« Et sinon, tu l’as rencontré comment ton fameux chanteur ? Il est dans quelle branche ? Classique, rock ... ? »

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Dim 4 Juil - 21:22
Quand il s’agit de paternité, le moins que l’on puisse dire est qu’Andrea fait de son mieux. Il fait de son mieux pour que sa fille soit épanouie, heureuse, qu’elle grandisse en confiance et dans la certitude de pouvoir s’ouvrir de tous les sujets de conversation possibles et imaginables avec son père. Mais il n’est pas stupide ; déjà, en terme d’expérience et de conversation, Tristan et lui ne sont pas exactement sur un pied d’égalité. Tristan serait sans doute bien mieux placé pour aborder certains sujets avec sa fille, s’il n’était pas principalement désintéressé de son rôle de père. Il n’est pas sûr que Grace oserait aborder le moindre sujet sensible avec Tristan, mais peut être qu’il se trompe. Peut-être aussi que ça viendra, il ne désespère pas qu’avec le temps, les choses évoluent entre son ex-mari et leur fille, vers une relation plus apaisée. Andrea a aussi tenté de faire garder à Megan une place dans leurs vies, en lui envoyant des nouvelles, en lui demandant de revenir ou d’écrire à sa fille - en vain. Aujourd’hui, même s’il continue à informer sa cousine sur l’état de sa fille, Andrea espère qu’elle ne reviendra jamais dans sa vie pour prétendre à récupérer son enfant, cela dit. Il se considère comme le père à part entière de Grace, et il a tout de même fait un certain nombre de sacrifices pour le rester, alors il est hors de question que Megan revienne mettre le bazar dans cette histoire. Il a pris ses précautions, bien entendu, il n’est pas avocat pour rien - mais le juridique n’est pas la seule chose qui serait embêtant si Megan revient, l’affect en prendrait aussi un coup, et Grace serait sans doute très déstabilisée. Déjà que la séparation de ses pères n’a pas été simple...

- Merci pour elle, c’est déjà bien qu’elle ait une oreille attentive. Je ne donne pas les meilleurs conseils non plus, cela dit, et je doute que Tristan soit exemplaire dans la matière... C’est juste que je me dis que ça ne doit pas être simple, pour une petite fille de dix ans qui va bientôt rentrer dans l’adolescence, de n’être entourée que d’hommes. J’imagine qu’on se sent moins à l’aise pour s’ouvrir dans ces cas-là...

Il hausse une épaule mais n’insiste pas - il n’a pas envie de donner dans le cliché. Bien sûr qu’il répondra aux questions de Grace lorsqu’elle en aura, mais il n’est pas sure que la jeune fille ose venir le voir. D’un naturel discret et plutôt réservé, sans doute lié aux aventures diverses et variées qu’elle a déjà vécues dans sa vie, Grace a toujours l’air de ne vouloir déranger personne - ce qui inquiète son père outre mesure, d’ailleurs.

Quand le sujet dérive sur Cecilia elle-même, l’émotion de son amie est palpable, et Andrea lui offre un sourire qui se veut réconfortant, sans la lâcher des yeux. Elle a l’air en proie à des débats internes assez intenses, et Andrea aimerait vraiment pouvoir l’aider, sans la braquer ou la bousculer pour autant, ce qui n’est pas une mince affaire. Il a parfois les mots, mais est aussi capable de manquer de tact, l’ambiguïté de sa propre personnalité, sans doute.

- Tu sais que je le pense. Je pense tout ce que je t’ai dit, c’est important pour moi que tu le saches. Et moi aussi je suis là, si tu as besoin de moi. Pour quoi que ce soit, d’ailleurs. J’ai beaucoup plus de temps maintenant que je suis divorcé, d’ailleurs, quand on y pense...

Il accompagne sa phrase d’un sourire léger - blaguer sur son divorce est un exercice qu’il est encore peu habitué à faire, mais il devient meilleur chaque jour. La présence d’Arash dans sa vie est une aide indéniable. Le chanteur, d’une personnalité calme et qui prend soin des autres, est un vrai phare dans la nuit épaisse de son divorce et des années qui ont suivi. Andrea ne saurait être plus reconnaissant que de l’avoir rencontré.

- Je n’ai jamais dit que mes soirées étaient chastes, c’est toi qui l’a interprété comme ça, moi je parlais juste du fait qu’on peut chanter tous les deux et que c’est très agréable !

Il rit un peu en avalant une gorgée de son verre d’eau et en resservant du vin à son amie.

- On passe aussi de très bons moments dans son lit, si tu veux tout savoir, mais j’imagine que ça va avec. Tu sais à quel point j’ai aimé Tristan, et à quel point on était fusionnels sur ce point, mais là... Je sais pas, c’est très différent. Il est très attentif - pas seulement au lit, de manière générale ? Il est tendre et doux, et... Je sais pas. C’est le côté artiste, aussi, je pense. Et ses yeux... Je crois que je m’emballe un peu, tu vois ? Et c’est effrayant.

Il n’a pas envie d’avoir le coeur brisé de nouveau, Andrea, il ne se souvient que trop bien de l’effet que ça fait, du temps qu’il faut pour guérir.

- Il sait déjà pour Grace. Je lui ai dit que j’avais une fille. En revanche, je ne lui ai pas dit que j’avais épousé le fils de mon beau-père, ça... C’est une conversation que je ne sais pas trop comment amener, je dois bien l’avouer.

Il rit un peu nerveusement, et soupire.

- Tristan ne sait pas non plus que je vois quelqu’un. Je le connais suffisamment, dès qu’il aura l’information, ma vie va devenir un enfer, et il fera son possible pour que celle d’Arash le devienne aussi. Je ne peux pas vraiment juste le jeter dans l’arène, il faut qu’il soit préparé, qu’il sache s’il a envie d’affronter ça ou s’il préfère me quitter. Mais s’il doit me quitter, j’aimerais autant qu’il le fasse avant que je sois amoureux de lui, tu vois ?

Andrea soupire - sa vie amoureuse a vocation à être un casse-tête pour le restant de ses jours, sans doute, car même s’il est à l’origine du divorce, Tristan ne le laissera jamais passer à autre chose sans encombre. Au moins, Andrea sait à quoi s’en tenir.

- Il s’appelle Arash, il faisait de l’opéra, avant, mais il a arrêté car son frère a eu un accident de voiture assez grave. Depuis, il s’occupe de la chorale dans laquelle je me suis inscrit, je t’en ai parlé je crois ? C’est là que je l’ai rencontré. Il chante vraiment bien, tu devrais l’entendre... Son frère est un ancien comédien de Broadway, et ils ont une amie qui est assez connue, aussi. Ca donne des sacrés soirées karaoké.

Andrea essaye de toutes ses forces de ne pas s’emballer, mais l’impression d’être intégré petit à petit à la famille d’Arash - au sens large du terme - ne l’aide pas à garder les pieds sur terre.

- Enfin bref, il faut que j’arrête de parler de moi, un peu. Raconte moi plutôt comment se porte ta vie sentimentale, à toi ? Qu’elle soit horizontale ou pas, d’ailleurs...

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Lun 9 Aoû - 16:55
« Voilà pourquoi tu m’as choisie comme marraine. Pour qu’elle ait aussi une présence féminine. Et puis, comme dit, soit elle vient vers toi … soit elle saura que ma porte est ouverte. Comme toujours. »

Objectivement, Cecilia ne savait pas si, dans la situation de Grace, elle aurait préféré parler à son père ou une marraine. Elle n’avait jamais parlé avec ses parents de choses importantes, alors cela réglait la question. Ils n’étaient pas des inconnus, mais ils étaient trop occupés avec leur divorce, leurs disputes incessantes, pour réellement s’intéresser à leur aînée qui avait en plus le malheur de ne pas leur ressembler. Elle avait fait sans, parce qu’elle avait vite pris l’habitude de se débrouiller seule, d’aller chercher des ressources là où elle pouvait les trouver. Indépendante, elle l’était, du moins en apparence, cachant sa dépendance affective envers les quelques piliers de son existence derrière cet apparent détachement, qu’il fallait percer à jour. Ce qu’Andrea avait toujours su faire, voyant la sensibilité exacerbée, à fleur de peau, camouflée à grand peine derrière l’humour sarcastique et les toiles immenses, hypnotiques, qui peignaient ce monde intérieur foutraque, fantasque. Elle ne pouvait rien cacher, dans sa peinture. Ses œuvres des dernières années ne l’attestaient que trop bien, avec leur décor gris, noir, sombre, leurs pluies qui jalonnaient la tempête qui se jouait au crayonné, miroir de sa douleur, secrète, de ses troubles enfouis. Ne pas pouvoir créer, c’était montrer à quel point elle avait été touchée, à quel point son monde avait basculé. Et elle n’arrivait pas à le retrouver, pas entièrement. Comment alors, réparer ce qui avait été brisé ? Sa thérapeute disait qu’il faudrait du temps. Quand elle irait mieux, son art irait mieux, parce qu’il était le reflet de son âme, de ses tourments comme de ses triomphes. Et pour réussir cela, elle ne savait pas comment faire, seulement convaincue de son besoin de s’appuyer sur les amitiés qui lui étaient chère, sur leur lumière intérieure, pour retrouver de la normalité, pour ne pas la laisser s’échapper.

« Je n’ai besoin de rien, si ce n’est de toi. Juste … de ta présence, quand le noir déborde de mes crayonnés. »

Cecilia abordait très rarement, par pudeur, son tourment intime. Elle avait l’impression d’être si privilégiée, et de ne pas être la plus à plaindre dans tout cet événement, qu’elle s’estimait presque irrespectueuse à se plaindre, à vocaliser sa douleur. Elle aurait dû être forte. Ne pas tout ramener à elle. Et pourtant, il y avait cette souffrance sourde, languide, qui demeurait tapie, qu’elle apprenait enfin à dompter, mais qui ne partait pas. Elle apprenait à vivre avec, à la contrôler, à sentir justement quand elle le perdait, ce contrôle. Elle tentait de ramasser les miettes de sa vie brisée par ricochet, et reprenait goût à la vie par à-coups. Les rires lui avaient manqué, les vrais, pas ceux qui dissimulaient son mal-être. Comme celui qui s’échappait de sa gorge quand Andrea répondait à ses insinuations avec humour. C’était bon aussi, de retrouver le plaisir de l’autodérision, ou juste ces conversations frivoles entre amis, sur les hommes de sa vie, les femmes de la sienne. Avec un sourire cabotin, elle confirma :

« Les artistes sont les meilleurs, en toute objectivité. »

Sans doute pas. Peut-être qu’il y avait une sensibilité particulière, mais Cecilia admettait sans peine avoir été à de nombreuses reprises une mauvaise compagne à défaut d’une bonne amante, trop embourbée dans son monde interne pour faire attention aux difficultés des femmes qui partageaient sa vie, et trop occupée à s’amuser sans conséquences pour comprendre que les promesses de ne rien partager d’autres que des nuits enflammées ne suffisait pas à se prémunir des sentiments. Peut-être même qu’elle les avait vu, et avait préféré fermer les yeux pour ne pas s’y confronter, parce que c’était plus aisé de fuir. Son art était sa première maîtresse, son grand amour, exigeant et exclusif. Le comprendre était une chose, le vivre une autre. L’artiste était la première à reconnaître ses erreurs, et à savoir que sous couvert d’inspiration, de recherche artistique, beaucoup de ses pairs se comportaient comme de parfaits abrutis, elle la première. Mieux valait pour Andrea que son Arash ne soit pas de cet acabit-là. Cependant, elle comprenait ce qu’il disait. Intimement. L’alchimie physique était une chose, et la passion pouvait être exceptionnelle, exquise, cependant, elle était rehaussée par l’attention. C’était juste les gestes pour s’assurer que tout allait bien, la demande de consentement murmurée, les yeux qui brillaient, les mains qui s’attardaient sur chaque détail, les rires entre deux coups de coude et un déhanché un peu raté, les conversations sur l’oreiller, le petit-déjeuner du lendemain, le « à demain » murmuré sur le porche après un baiser apposé au coin de la lèvre, cet ensemble si particulier. Et cela n’enlevait rien au plaisir brut, un rien égoïste aussi, des nuits sans prénom ou sans nom, de l’envie de se perdre pour la simple envie d’oublier, dans la recherche de soi au milieu des soupirs de l’autre. C’était juste différent.

Alors, oui, Cecilia comprenait, et comprenait surtout que la question n’était pas si Andrea était amoureux, mais quand il s’en rendrait compte. Parce qu’il y avait de la tendresse dans ses mots, l’affection déjà palpable, le sourire un peu bête et les yeux pétillants, la projection dans l’après, tout ce continuum qu’elle reconnaissait aisément. Ce n’était pas à elle de lui dire, mais cela l’amusa. L’inquiéta un peu, aussi, parce qu’en effet, elle espérait que cet homme valait la peine, et qu’il saurait prendre soin du trésor qu’il avait découvert. Pour le reste, elle savait qu’elle l’aiderait comme elle pourrait. Parce qu’elle voulait qu’il soit heureux, peut-être un peu pour eux deux. Comme elle le pointa quand Andrea voulut changer de sujet :

« Ma vie personnelle est inexistante, ce qui réduit drastiquement les sujets de conversation. Ce qui … en fait, je crois que c’est une bonne chose. De prendre du temps pour moi. D’être juste … moi. Je veux dire, je pourrai continuer de me perdre dans cet océan de prénoms que je ne retiens pas, et sans doute qu’à un moment, je le referai, parce que je suis incapable d’avoir une relation qui tienne, que je ne sais pas aimer les femmes qui m’aiment comme je le devrais, parce qu’on ne veut jamais la même chose et que je suis fatiguée de bâtir des maisons de paille.

Mais je sais que ce n’est pas sain, pour le moment. Que j’ai besoin … d’aller mieux, avant. D’être mieux. Et peut-être qu’après, quand j’aurai arrêté cette fuite en avant … ça me rendra à nouveau heureuse. Ou je trouverai un moyen de l’être, avec quelqu’un ou seule.

Faire du mal aux autres, et me faire du mal … j’ai passé l’âge de penser que le plaisir résout tout, même les tracas de la vie. Et que pour se sentir vivant, il n’y a que ça qui fonctionne.

J’essaye … d’être adulte. C’est plus difficile qu’il n’y paraît, cet exercice. »


La plaisanterie finale ne ternissait pas cette confession rauque, à fleur de peau, d’une sincérité désarmante, en forme de bilan d’une vie sentimentale qui accumulait les ratés et les désillusions, qui avait trop longtemps servi de pansement pour oublier les regrets, les doutes, et son instabilité chronique, ses mauvais choix, son entêtement. Revenant à Andrea, elle reprit :

« Par contre, si jamais Tristan commence son cirque … tu sais que je risque de lui coller une volée de bois, et pas qu’un peu. Lui aussi aurait besoin de prendre de bonnes résolutions, et vite. »

Cette simple pensée l’échauffait. Inspirant profondément pour se calmer, sa voix se fit plus douce quand elle aborda les craintes de son ami :

« J’admets qu’ici, c’est … bon. Je n’ai jamais pourquoi mes compatriotes ont un tel tabou quand deux personnes n’ont aucun lien du sang et n’ont pas grandi ensemble …

Dis-lui simplement ça. Et que tu as conscience que ça peut sembler choquant, mais que tu voudrais être honnête, entièrement avec lui, parce que tu tiens à lui, beaucoup, et que l’avoir dans ta vie, ça implique aussi d’être confronté à ton passé, que tu ne peux pas changer.

S’il est aussi mordu que toi … il comprendra. »


Elle l’espérait en tout cas. Pour dériver sur un sujet plus joyeux, elle ajouta, malicieuse :

« Du coup, tu vas intégrer toute une troupe d’artistes … Dois-je me sentir jalouse ? »

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