i'm ready to dig into all of it, abandonnement issues, dissociative episodes, my dad...

Elle n’avait jamais été très bonne à l’oral. Ni à l’écrit, d’ailleurs. Elle ne trouvait jamais rien d’intéressant à dire et soupçonnait son frère d’avoir pillé toutes les réserves d’éloquence bien avant qu’elle ait pu réclamer sa part. Les mots s’échouaient lourdement sur sa langue, morts avant d’avoir franchi la barrière de ses lèvres.

D’autant qu’elle s’en souvienne, elle n’avait jamais trop su ce qu’elle voulait faire de sa vie, et son discours s’en trouvait foncièrement appauvri. Du moins, c’était sa théorie. Pas d’ambition, pas d’avenir, seulement la conscience du moment présent… ce qui sonnait comme une publicité pour un cours de yoga, tout bien réfléchi. Elle se prenait souvent à se dire que tous ceux qu’elle connaissait avaient un plan, une ébauche, un début de projet… à commencer par ses parents.

A les voir, on aurait dit qu’ils avaient toujours su, qu'ils étaient tout bonnement nés avec une grande idée en tête. Pas qu’elle comprenne réellement ce qu’ils faisaient de leur vie… géologues, encore, elle aurait saisi l’idée. Étudier les cailloux, pourquoi pas… Glaciologues, c’était encore une autre histoire. Ce qu’on pouvait bien trouver de fascinant dans l’analyse d’un bloc de glace était pour elle un grand mystère. Un tas de choses, d’après ses géniteurs, qui lisaient tous les secrets de l’univers dans leurs glaçons. Tel glacier du bout du monde allait provoquer une petite révolution scientifique, et tel pic montagneux allait changer la face du monde. Leur enthousiasme était contagieux, et elle aimait écouter toutes leurs dernières avancées, même si elle se contentait souvent d’hocher la tête d’un air convaincu. Convaincue de quoi, vaste question... la plupart du temps, elle s'estimait déjà contente de comprendre un mot sur deux. Le monde scientifique voyait ses parents comme des pontes dans leur domaine, voilà ce qu'elle en savait.

Durant toute sa vie, elle avait vu Papa et Maman partir pour des expéditions à l'autre bout du globe, de la Sibérie jusqu'au fin fond de l'Arctique - mais leur terrain de jeu favori restait de loin l'Antarctique. Ils s'éclipsaient régulièrement pour des missions de plusieurs mois, mais ce n'était pas comme si elle s'était jamais sentie délaissée... elle ne pouvait même pas réellement dire qu'ils lui manquaient. Leur "absence" était toute relative, et la situation assez cocasse. A 9000 kilomètres de distance, ils trouvaient le moyen d'être on ne peut plus présents. Dès que la couverture réseau le leur permettait, ils mettaient un point d'honneur à appeler tous les jours, si bien qu'elle était constamment bombardée de questions diverses et de marques d'affection appuyées. C'était toujours la même chanson... Comment ça allait à l'école ? Et avec son frère ? Est-ce qu'elle mangeait équilibré ? Est-ce que tout allait bien avec ses injections ? Ils la trouvaient pâlichonne... Elle se couvrait bien, au moins ? Et elle ne se couchait pas trop tard ? En tous cas, ils l'aimaient très fort - elle le savait, ça ? Oui, oui, elle le savait, mais tout compte fait, elle était plus tranquille quand ils étaient à la maison.

Ce n'était pas comme si elle restait toute seule, de toute manière. Elle allait vivre chez sa tante, et puis bien sûr, il y avait son frère. Lui aussi avait un plan. En fin de compte, elle ne lui avait jamais demandé comment lui était venue sa vocation, mais avait dans l'idée qu'elle y était pour quelque-chose. Si elle avait été différente, il aurait peut-être choisi le droit plutôt que la psychologie, ou en tous cas, il n'envisagerait pas de poursuivre un doctorat centré sur les études de genre. La vérité, c'est qu'il aurait pu faire absolument tout ce qu'il voulait. Son frère était brillant, il l'avait toujours été. Pour lui, l'école avait été une simple formalité. S'il n'avait jamais sauté de classe, ça n'avait été que du fait de sa propre volonté, et peut-être un peu par paresse - enfin quelque-chose qu'elle pouvait comprendre. Depuis toute petite, elle l'avait toujours vu performer, sans trop se fouler. A la fin du lycée, ça avait été le genre de major de promo à monter sur scène en gueule de bois, les mains dans les poches et les yeux bouffis. Il était entré à Columbia par facilité ; selon ses propres termes, c'était "la porte à côté". L'intelligence de son frère n'avait d'égal que sa nonchalance, et Dieu lui en soit témoin, il était très intelligent.

Elle aurait aimé pouvoir en dire autant, mais là encore, son aîné avait gagné le loto génétique. Dès ses plus jeunes années, elle passait déjà pour un enfant dissipé, peu dégourdi et manquant cruellement de détermination. Les appréciations désappointées du corps professoral étaient rapidement devenues la norme : "manque d'investissement" par ci, "n'écoute pas en classe" par là, "de grosses lacunes à combler", paraissait-il, "élève discret mais peu travailleur" pour ceux qui savaient apprécier à sa juste valeur un étudiant transparent... toujours le même bullshit, toujours le même constat fataliste : non contente de ne pas avoir le niveau attendu, Warren ne faisait absolument rien. Il fallait croire que les charmes de l'école publique ne lui avaient été d'aucun effet. Sa scolarité n'avait jamais été qu'un mauvais moment à passer, qu'elle écourtait bien volontiers. Sur le papier, faire l'école buissonnière sonnait comme une excellente idée, et cela avait certainement rendu l'expérience du lycée plus supportable. Elle ne pouvait pas s'imaginer, à l'époque, que cela jouerait à ce point en sa défaveur... C'était les Etats-Unis, après tout, et on ne redoublait pas au pays des libertés, pas vrai ? Elle n'avait pas pensé, bien sûr.

Cela faisait déjà quelques années qu'elle n'était plus au fin fond de l'Oregon, sur ses terres natales où personne ne se souciait de son échec scolaire. Elle avait quinze ans quand ses parents avaient emménagé à New York pour raisons professionnelles. Ils ne pouvaient pas refuser de prendre la tête d'une importante mission de recherche qu'on avait voulu leur confier, et ils ne savaient que trop bien que tous les plus éminents membres de leur communauté scientifique gravitaient constamment autour de la Grosse Pomme. Et puis, avaient-ils ajouté, New York regorgeait d'excellentes écoles. L'aîné se trouvait au plus proche des meilleures universités du pays et changer de cadre améliorait peut-être même les résultats de la cadette, pour ce qu'ils en savaient. La vérité, c'est que leur famille n'avait pas les moyens de vivre à Staten Island. Ses parents avaient  simplement eu le bonheur de connaître un bon ami parti enseigner en France, qui leur louait bien gracieusement sa maison pour une bouchée de pain. Au fond, ils n'étaient même pas vraiment chez eux, et Bonnie s'était souvent prise à regretter l'Oregon. Central Park ne valait pas les rivières et les forêts de son enfance, mais elle était peut-être juste nostalgique.

Et puis, à New York, elle avait rencontré James. Un gringalet, doublé d'un intello au portefeuilles bien garni. Pas du tout son genre de fréquentation, si tant est qu'elle ait jamais eu un genre de fréquentation... Elle se voyait plutôt du genre solitaire, mais James... il y avait quelque-chose chez James. Peut-être son côté loser, dans lequel elle ne pouvait que s'identifier. A deux, ils écumaient le quartier sur leurs bicyclettes à toute heure du jour et de la nuit, se trouvaient des balançoires à occuper ou des caddies pour faire la course - incroyable ce qu'on pouvait dégoter en se donnant la peine de fouiller. Ils étaient jeunes, stupides, et Bonnie ne regrettait pas un seul instant.

En revanche, elle était certaine d'avoir perdu au change en termes de système éducatif. Staten Island n'était peut-être pas Manhattan, mais il n'en demeurait pas moins que le coin débordait de familles bourgeoises soucieuses de l'éducation de leurs marmots, et les vilains petits canards ne se fondaient pas autant dans le décor. On accordait moins d'importance aux fabuleuses vertus de l'éducation dans son fin fond de l'Oregon, et elle avait toujours été une élève parmi tant d'autres à consciencieusement saborder sa scolarité. A New York, son apathie manifeste et ses fréquentes escapades n'étaient pas plus passées inaperçues que la médiocrité flagrante de ses résultats. Elle avait longtemps résisté à l'inévitable, mais le couperet avait fini par tomber en dernière année. Redoublement. Coup dur général, forcément. Sympathie stoïque du grand frère et embarras des parents, pas fâchés mais persuadés jusqu'au bout que leur fille pourrait passer à travers les mailles du filet. Eux-mêmes avaient toujours hésité à trop la bousculer sur le sujet. Après tout, elle avait bien d'autres choses à traverser. Le plus important restait qu'elle se sente bien dans sa peau, pas vrai ? Plus facile à dire qu'à faire.

Avant cinq ans, Bonnie n'avait pas encore tellement compris la différence. Elle ne faisait pas de discrimination entre les garçons et les filles, plutôt convaincue que c'était sensiblement la même chose. Encore une fois, c'était l'école qui lui avait fait savoir qu'elle ne comprenait rien à rien - c'était la première fois d'une très longue liste. Ca avait fini par l'embêter que ses instituteurs se réfèrent à elle en tant que garçon. Elle n'aimait pas non plus qu'on prononce son prénom, ce qui constituait une raison de plus pour se faire oublier au fond de la classe. Ce n'était pas quelque-chose qu'elle savait très bien expliquer à l'époque, et aujourd'hui encore, elle peinait à mettre des mots sur ce qu'elle avait pu ressentir. Ce qu'elle ressentait encore, parfois. La pire des trahisons restait de loin celle perpétuée par son propre corps. Un corps sain, fonctionnel et même plutôt athlétique. Un corps de garçon. Ni repris, ni échangé.

Oh, elle avait bien essayé de le camoufler un moment. A la maison, personne ne s'offusquait lorsqu'elle prenait sa mère comme modèle, se tartinait la bouche avec son rouge à lèvres ou trébuchait en essayant ses robes. On l'avait même laissée faire pousser ses cheveux, ce qui lui avait valu un petit succès auprès de la gent féminine. Les filles aimaient bien ses airs de surfeur et elle aimait bien les filles ; peut-être parce qu'elle désespérait tant de leur ressembler. Elle avait même eu une petite copine, quand elle était encore un il aux yeux du monde. Ils avaient onze ans et leurs six semaines de relation n'avaient pas survécu aux vacances d'été. Ce n'était rien. Bonnie ne l'avait pas appréciée comme elle aurait dû, de toute façon. Elle aimait ses jupes, sa collection de barrettes, ses seins naissants et ses longs cils bruns - sans compter la fabuleuse trousse de maquillage de sa mère. Elle avait aimé vivre la vie de cette fille par procuration, l'espace de quelques temps. C'était là une maigre consolation qui ne l'avait satisfaite qu'un petit moment. A cet âge, déjà, elle savait. Il lui semblait que son corps n'avait jamais été totalement le sien, et la perspective de la puberté l'angoissait plus qu'elle ne voulait bien le dire. Ses parents n'avaient pas été plus surpris que ça de sa grande confession, qui ne faisait que verbaliser ce qu'ils soupçonnaient déjà. Leur petit garçon était une petite fille, et il l'avait toujours été. Sans surprise, son frère avait à peine sourcillé.

Elle avait accepté de fréquenter une psy, très gentille au demeurant. Cela n'avait pas été parfait, mais toutes ces heures de discussion à tâtons avaient eu le mérite de lui faire du bien. Aucune d'elles n'avait de solides notions sur la transidentité, mais elles avaient fait de leur mieux pour nouer un dialogue. Elle aimait avoir quelqu'un à qui en parler, en dehors de sa famille. C'était un soutien bienvenu dans cette quête qui était devenue la sienne. Elle aimait le voir comme un jeu vidéo. Son niveau 1 avait consisté à féminiser sa garde robe, petit à petit. Elle avait passé le niveau 2 en changeant de nom, galvanisée par cette nouvelle identité qu'elle avait choisi sans demander l'avis de personne. A douze ans, Bonnie était officiellement venue au monde. Bonnie comme Bonnie and Clyde, bien qu'elle ne se soit jamais sentie l'âme d'une criminelle, élevée par des pacifistes qui voulaient sauver les ours polaires. A vrai dire, elle ne s'était même pas particulièrement renseignée sur le couple de bandits le plus célèbre de l'Amérique. Elle avait juste aimé le vent d'audace et de liberté associé à leur légende. Elle ne cherchait pas spécialement son Clyde, mais ne disait pas non pour autant. Enfin, c'était un peu compliqué.

Comble de la satisfaction, c'était aussi la période où elle s'était vue prescrire ses bloqueurs d'hormones, ce qui revenait à franchir un solide niveau 3. Adieu angoisse du duvet moche, adieu peur panique de la voix qui déraille, adieu progression indésirable vers le rang tant redouté d'homme. Sans cette épée de Damoclès au dessus de la tête, sa vie était devenue beaucoup plus légère. Elle avait commencé sa transition à quatorze ans, après de longues discussions, aussi bien dans le cabinet de sa psychologue qu'au sein de son foyer. Son niveau 4, le plus ambitieux de sa courte existence. Elle comprenait les inquiétudes de sa famille. Être une adolescente trans aux Etats-Unis n'avait rien d'une promenade de santé. Elle n'avait pas eu trop d'ennuis jusqu'ici, mais comment être sûrs que cela serait toujours le cas, après sa transition ? De certitude, il n'y en avait aucune. Mais il s'agissait de sa vie, et de sa décision.

Bonnie n'avait jamais regretté son choix. Les premiers mois avaient été étranges et pour le moins perturbants. Son corps se métamorphosait devant ses yeux, comme jamais auparavant, et elle pensait bien que cela aurait perturbé n'importe qui. Elle n'aimait pas particulièrement les piqûres, mais la fin justifiait les moyens. Des années plus tard, elle appréciait ses courbes discrètes, ses traits féminins et le son clair de sa voix. C'étaient autant de batailles gagnées triomphalement, autant de victoires qui la rapprochaient un peu plus d'elle-même - ou tout du moins, du peu qu'elle en connaissait.

La suite de sa quête était encore brumeuse, mais quelque-chose lui disait qu'elle ne se finirait pas de sitôt. La route vers le véritable soi était longue et semée d'embûches, paraissait-il. Dieu merci, elle avait son vélo.