TW: Pression familiale, relation toxique, addiction

Il était parti. Elle s’était levée, un matin pour le petit déjeuner et il n’était plus là. Il avait pris des affaires avec lui. Et personne ne savait lui dire pourquoi, malgré ses demandes incessantes. On finit par s’agacer, la rabrouer avant de lâcher qu’il avait décidé de déménager. Mais si Clara était jeune, elle n’était pas stupide. Elle pouvait sentir qu’il y avait autre chose, que c’était grave. On avait beau la tenir à l’écart, elle entendait les éclats de voix, elle avait déjà vu son frère dans des états qui mettaient leurs parents hors d’eux. Mais elle ne savait rien.

Elle l’attendit chaque soir au début, puis de moins en moins, puis plus du tout lorsqu’elle dut bien admettre qu’il ne reviendrait pas. A la maison, Arthur était devenu un sujet tabou. On en parlait plus, comme s’il n’avait jamais existé. Parfois elle pouvait entendre sa mère s’en plaindre à un quelconque membre de leur famille au téléphone. En dehors de ça, on aurait dit que tout le monde l’avait oublié. Pas elle. Mais aux questions qu’elle posait, elle se heurtait à un mur de colère et d’amertume, de ressentiment envers le fils qui n’avait pas su se montrer à la hauteur et pire, qui avait fait d’eux l’objet de racontars. Alors, elle se tut et accepta le silence.

Il lui avait fallu continuer sa vie, sans lui, à se retrouver traitée comme si elle avait été fille unique. Et alors qu’Arthur avait concentré sur lui une majeure partie de l’attention et de l’énergie de leurs parents, soudain tout fut reporté sur elle. Là où le fils avait échoué, la fille réussirait. Ils n’auraient pu supporter de voir se reproduire le même scénario une seconde fois. Clara était intelligente, tout le monde le disait, elle manquait simplement de concentration et de discipline. Elle qui n’avait jamais trop aimé l’école et s’était toujours contentée du strict minimum se retrouva sous pression constante. A la clef ? Son entrée dans une université prestigieuse, à laquelle elle devait désormais penser. Ses résultats comptaient bien sûr, mais aussi les activités extra-scolaires qu’elle cumulait au point de s’épuiser. Lorsqu’elle commença à grandir, ce fut son apparence qui fut passée au crible par sa mère, bien décidée à ce qu’elle ne sorte jamais sans être ce qu’elle considérait présentable.

Mais malgré son emploi du temps de ministre et les angoisses qui la submergeaient régulièrement, Clara gardait cette chaleur et cet optimisme qui la rendaient si naturellement appréciée de la plupart des élèves qu’elle côtoyait. Elle se liait facilement d’amitié, devenait souvent confidente. Et puis, il y avait Lou. A l’époque où elle aurait dû s’intéresser aux garçons, c’était Lou qui occupait ses pensées, qu’elle avait envie de voir le matin au réveil, qui lui créait ces papillonnements dans le ventre. Mais elle n’arrivait pas à envisager cette possibilité. C’était plus fort qu’elle. Elle ne se sentait pas prête à l’assumer, et c’était sans compter la réaction très prévisible de ses parents si les choses se concrétisaient. Un baiser, ce fut tout ce qu’elles eurent avant que Clara recule encore. Lou finit par se lasser, et comment ne pas la comprendre. Longtemps leur relation aurait pour elle un goût d’inachevé. Elle y penserait parfois, se demandant ce que Louisa avait bien pu devenir, sachant qu’elle ne la reverrait très certainement jamais.

Et Arthur dans tout ça ? Bien loin de l’avoir oublié, elle estimait avec les années être désormais suffisamment âgée pour encaisser la réalité, quelle qu’elle soit. Et pourtant, ses parents refusaient encore et toujours de lui donner la moindre explication, s’enfonçant dans la colère et le mutisme. Des disputes éclatèrent, des crises de larmes, des supplications, mais sans résultats. Elle en vint à une terrible conclusion: Arthur était mort, et personne ne voulait le lui dire. Quelle autre raison pouvait-il y avoir ?
C’est Jasper qui vint la délivrer en lui racontant la vérité. Avec le recul, elle se demanderait comment elle n’avait pas vu. C’est par l’intermédiaire de son cousin qu’elle put avoir des nouvelles. Il allait bien. C’était tout ce qu’elle avait besoin de savoir. Du moins, elle s’en persuadait.

Une fois, elle manqua de le contacter. Une nuit, une angoisse particulièrement aigue, elle lui écrivit une lettre le suppliant de la laisser venir vivre avec lui en échange de tout un tas de promesses qu’elle ne tiendrait certainement jamais. Mais le lendemain, calmée et revenue à la raison, elle enfouit dans un cahier cette missive ridicule, honteuse d’y avoir ne serait-ce que pensé après toutes ces années sans l’avoir vu. Il avait certainement sa vie. Une vie sans elle.

Et puis elle avait d’autres préoccupations. Le lycée touchait à sa fin et avec les résultats d’admission à l’université, c’est une nouvelle déception qui attendait ses parents: adieu Yale et Harvard, hors de sa portée malgré tous ses efforts. C’était l’université du Vermont, son choix de secours, qui l’accueillerait les prochaines années. Qu’à cela ne tienne, elle suivrait tous les cours possibles lui permettant d’entrer plus tard en école de droit. Car son avenir était tout tracé: comme son père, elle serait avocate d’affaires, et son avis n’était pas particulièrement requis sur la question. Alors incertaine de ce qu’elle voulait faire de sa vie, elle se contenta de suivre. Du moins jusqu’au stage en cabinet que lui dégota son père l’été suivant, qu’elle décrirait par la suite comme l’une des pires expériences de sa vie. A la simple idée que cette vie soit la sienne pour le reste de sa carrière, elle avait envie de fondre en larme. Pourtant ce fut grâce à ce stage qu’elle trouva sa voie, en rencontrant à la machine à café Nancy, assistante sociale venue aider l’un des avocats du cabinet pour une affaire. La conversation se transforma en un échange de cartes de visite et en une bouffée d’air frais pour Clara. Le cauchemar de cette expérience lui donna le courage d’aller pour la première fois contre la volonté de ses parents. Elle finit par emporter la partie, mais dut en payer le prix: elle devrait désormais financer ses études seule, à l’aide d’un prêt étudiant qu’elle rembourserait des années durant, et elle s’entendrait dire régulièrement à quel point elle pourrait faire mieux, à quel point elle gâchait son potentiel.

Elle termina néanmoins ses études et trouva rapidement un stage, suivi d’un emploi à Pittsburgh. C’est là qu’elle rencontra Anton, étudiant en médecine. Ils entamèrent rapidement une relation intense, passionnée, dans laquelle elle laisserait des plumes. Passés les premiers temps idylliques, il commença à souffler le chaud et le froid. Il était tantôt le prince charmant, tantôt un fantôme qui lui glissait entre les doigts. Elle le savait, elle aurait dû partir, mais semblant doté d’antennes, il redevenait l’homme prévenant de leurs début à chaque fois qu’elle décidait de le quitter. Jusqu’au jour où ce fut lui qui partit pour un internat dans un hôpital à l’autre bout du pays. Elle apprit par la suite qu’il avait entretenu une autre relation parallèle à la leur, qu’ils étaient fiancés à présent. Et pourtant, toujours doté des mêmes antennes, il trouvait encore aujourd’hui le moyen de se rappeler à elle d’un message à chaque fois qu’elle l’oubliait.

Mais sa vie professionnelle prit le meilleur des détours lorsqu’elle décrocha l’emploi dont elle rêvait, dans la ville qu’elle fantasmait depuis qu’elle était enfant. Une nouvelle vie lui tendait les bras et c’est avec délice qu’elle s’y plongeait. Sans oublier, dans un coin de sa tête, que son frère était désormais tout proche…