Il ne sait pas vraiment ce qu'il fait, mais il le fait. Après en avoir parlé longuement avec Irene, il a décidé de ne plus trop réfléchir, et de se laisser le temps de vivre des choses. Il est passé chez un traiteur thaïlandais du coin pour acheter à dîner, et il a pris le métro pour arriver à l'adresse qui lui a été donnée par Esteban, un peu angoissé et pressé en même temps. Angoissé parce qu'il est vieux et que le brun est jeune et beau, et qu'il pourrait tout à fait réaliser que finalement, il préfère quelqu'un de son âge. Pressé parce qu'ils ont partagé de beaux moments ensemble jusqu'à présent et qu'il n'y a aucune chance pour qu'il n'en aille pas autant ce soir.

Une fois arrivé à la porte, il sonne, et offre un sourire au brun quand il lui ouvre, toujours aussi charmant.

- J'ai apporté de la bouffe thaï, j'espère que tu aimes.

Este est en panique. Après avoir passé trois quart d'heure dans la salle de bain, il ne lui reste que très peu de temps pour tout ranger. Son appartement est un bordel du diable et il court donc dans tous les sens pour essayer de ne pas faire flipper Oscar. Après tout, même s'il a l'air plutôt facile à vivre et conciliant, rien ne dit qu'il n'est pas aussi obsédé que ses parents par l'ordre et la propreté. Aux rythme de quelques titres pop du moment, le jeune homme se presse donc de réduire la pile de vaisselle et de ramasser les fringues hors de prix qui traînent négligemment sur le sol. Même si ce n'est pas parfait, il parvient donc sur le fil de rasoir à redonner forme humaine à son appartement. Inutile de dire qu'il n'aura pas forcément l'énergie de se démener autant le futur. Une petite caresse au chat de Reagan qui ronronne sur le canapé et il ouvre la porte avec un sourire éclatant.

- Hey ! C'est gentil, merci entre...

L'avantage c'est qu'il n'aura pas besoin de laver les casseroles et les bidons avec un take-away. Il débarasse donc Oscar de ses sacs et embrasse le coin de ses lèvres.

Oscar se laisse embrasser comme il se glisse à l'intérieur de l'appartement du brun, observant autour de lui. L'endroit est bien plus grand que ce à quoi il peut lui-même prétendre ; il le sait pour avoir visité de nombreux studios ces derniers temps afin de libérer enfin le canapé d'Irene, ce qui n'est pas une mince affaire. Ca n'a pas tellement d'importance cela dit, car Oscar n'est pas vraiment matérialiste ; la seule chose qui l'inquiète, c'est la présence du petit chaton qui risque bien de s'ennuyer dans un appartement trop petit, alors que celui d'Irene était plutôt spacieux. Il espère qu'il pourra compenser.

- C'est très beau, ici.

Et très rangé, aussi - Oscar est d'ailleurs assez surpris. Il retire sa veste qu'il abandonne sur une chaise, et offre un sourire à Este.

- Toi aussi t'es beau.

Esteban a baissé sa garde, garde quasi inexistante par ailleurs. Le boucle vis au jour le jour, s’éprend aussi vite qu’il s’enthousiasme. Et aujourd’hui, la présence d’Oscar le rend heureux, suffisamment heureux pour qu’il rayonne et oublie les semaines difficiles qui ont précédé sa rencontre avec l’homme qu’il invite aujourd’hui pour la première fois dans son appartement. Avec les semaines, Este s’est indéniablement attaché. Sans doute un peu trop d’ailleurs. Este donne toujours sans compter, souvent sans même espérer recevoir. C’est une tendance qu’un homme mature pourrait lui reprocher et pourtant si logique pour un garçon qui n’a jamais eu l’occasion d’aimer et d’être aimé en retour. Ses relations ont toujours été compliquées à Esteban. Attiré par les mauvaises personnes, il a subi plus d’échecs que de belles histoires. Aussi lorsque Oscar lui a témoigné de l’affection, il est tombé dedans avec une facilité déconcerte. Avec Oscar tout est plus simple, tout semble plus simple en tout cas. Oscar ne joue pas, pas comme Livio qui n’a aucun idée de ce qu’il veut, pas comme Candace qui aurait mieux fait de lui dire directement qu’elle ne le verrait jamais autrement que comme un ami. C’est reposant quelque part, comme le calme avant la tempête...

Alors il sourit, entraîne Oscar dans son salon où tout semble à peu près à sa place. Le chat se faufile entre les jambes de l’invité un peu curieux d’avoir de la visite sans doute.

- Merci

Este se laisse tomber sur le canapé et invite Oscar à le rejoindre pour se blottir contre lui.

- Tu veux quelque chose à boire ? J’ai piqué quelques bouteilles de vin dans la réserve de mon père. Normalement c’est bon.

Pas qu’il y connaisse grand chose Este. Il n’aime pas le vin plus que ça, mais il fera semblant pour impressionner Oscar. Il n’a pas envie d’avoir l’air d’un adolescent qui ne sait pas ce qui est bon.

Oscar le suit jusqu'au canapé, non sans caresser la tête du chat qui lui glisse entre les jambes au moment où il passe. Oscar adore les animaux, et encore plus les chats depuis qu'il en a adopté un lui-même. Il s'installe à côté d'Este finalement, qui lui propose du vin, et lui offre un sourire.

- Pourquoi pas, si tu en veux aussi.

Il hausse une épaule, pas tellement compliqué. Le vin n'est pas vraiment son alcool préféré, une bière aurait tout aussi bien fait l'affaire ; Oscar n'est pas un homme exigeant. Il se satisfait de ce que la vie lui donne sans s'offusquer. Mais pour Esteban, il fera comme s'il s'y connaissait, peut-être un peu innocemment pour impressionner le brun car il ne comprend pas bien ce qu'un homme aussi jeune et aussi charmant peut bien lui trouver, à lui qui a les cheveux gris.

- Tu as passé une bonne journée ?

Oscar glisse une main tendre sur l'épaule d'Este, lui offrant un sourire.

Este se précipite vers son placard pour dénicher une bouteille. Il est plutôt fier de lui pour être tout à fait honnête. Ses parents ne se doutent de rien et il peut désormais offrir à Oscar l’opportunité de boire un verre de vin en sa compagnie, ce qui est franchement plus classe qu’une bière pas chère, même si c’est très certainement ce qu’Este serait en train de boire s’il ne s’était pas mis en tête d’impressionner son invité.  La bonne humeur du brun est communicative cela dit, et c’est avec un grand sourire qu’il apporte deux verres avant de réaliser qu’il a un léger problème. Este n’a jamais ouvert une bouteille de vin. Pas de la façon élégante requise aujourd’hui. Il a bien charcuté un bouchon en liège bourré à une soirée chez Candace, mais ça s’arrête là. Este Gardner est plutôt un décapsuleur dans les faits. Loin d’avoir envie de se ridiculiser, il utilise la meilleure excuse du monde.

- Tu peux ouvrir la bouteille, je vais chercher des gâteaux apéro ?

Ça c’est dans ses cordes. Il fuit en direction de la cuisine et ouvre un paquet de d’olives et de Doritos qu’il disperse presque nerveusement dans des petits bols. Il n’a jamais invité un homme de l’âge d’Oscar chez lui, et même s’il fait mime de ne pas voir l’immense différence d’âge qui les sépare, il n’est pas non plus sans ignorer la pression qu’elle occasionne. Lorsqu’ils réapparaît, il n’en montre rien cela dit, toujours souriant, toujours adorable. Il s’installe près d’Oscar et sourit en voyant leur deux verres remplis, la bouteille débouchonnée.

- C’était bien le cours de théâtre ? Les gens sont cool ?

Oscar offre un sourire à Esteban qui revient avec une bouteille dont il peut voir, rien qu'à son apparence, qu'elle coûte cher. Il n'y connait pas grand chose en vin, il faut le dire, car les clients qui viennent boire dans son bar ne sont pas là pour les grands crus, mais plutôt pour les alcools forts qui abrutissent l'esprit. Ce n'est pas qu'il n'apprécie pas le vin, mais il a compris il y a longtemps que le bon vin coûtait cher et qu'il n'avait pas les moyens d'être élitiste. Esteban se relève à peine la bouteille apportée, l'abandonnant avec un tire-bouchon pour retourner dans la cuisine.

- Pas de problème.

Il s'exécute, habitué mine de rien des bouteilles à ouvrir, et dépose la bouteille sur la table en même temps qu'Este revient jusqu'au salon.

- Oui, c'est très sympathique. J'étais un peu effrayé par le professeur au départ, il me semblait vraiment très impressionnant, mais j'ai l'impression qu'il m'apprécie, et la troupe est sympa. Tu avais raison, c'était vraiment une bonne idée. Et toi, comment se passent les études ?

Este offre un sourire radieux à Oscar, puis l'écoute parler avec attention. Le brun ne pourrait pas être plus heureux que de constater que quelqu'un écoute ses conseils et apprécie ses initiatives. De manière générale, personne ne le prend au sérieux, alors ce vent de nouveauté dans sa vie lui semble appréciable. Este a en effet plutôt l'habitude qu'on lui balance son immaturité au visage, aussi, il est quelque part flatté qu'un homme d'un certain âge puisse trouver un peu de vrai et de perspicacité dans ce qu'il peut bien proposer ou raconter. Ce n'est pas grand chose, mais c'est rafraichissant pour le brun, qui pour la première fois de sa vie, n'a pas l'impression d'être le sale gosse ingrat d'Alejandro et Nathaniel Gardner.

- C'est vrai ça te plait ? Ça me fait plaisir. Tu t'es fait de nouveaux amis ?

Este ignore dans un premier temps sa question sur ses études. Pour être honnête, ce n'est pas très intéressant. Il travaille comme un fou pour se hisser au niveau requis et il doit supporter des camarades franchement désagréables, mais il n'a pas envie d'ennuyer Oscar avec ses histoires de gamins.

- Il est si impressionnant que ça ton professeur ? Je pourrais venir un jour ?

Oui, le théâtre lui plait. Il a d'ailleurs sous-estimé, au départ, à quel point l'exercice pourrait lui plaire. Il ne pensait pas qu'il en tirerait autant de satisfaction, adhérait plutôt à la thèse selon laquelle il serait infiniment malheureux de faire du théâtre pour le loisir en ayant jamais réussi à en faire sa vie comme il l'aurait souhaité, mais il n'en n'est rien. Ce qui n'est pas étonnant pour les gens qui connaissent Oscar ; lui ne se connait pas si bien que ça, et sous-estime sa bonne composition, sans doute. En réalité, il s'est très rapidement intégré au groupe, et a à coeur de bien faire et d'aider les gens quand il le peut, ce qui a créé une dynamique très optimiste autour de lui. Seul bémol à ce loisir agréable, ce professeur qui est, certes, impressionnant, mais qui a surtout l'air infiniment triste et pour lequel il n'arrive pas vraiment à abattre les barrières pour le moment.

- Il est impressionnant, oui. Et doué, aussi. Ce qui doit sans doute être lié.

Oscar offre un sourire à Este dont il caresse la joue tout en avalant une gorgée de vin dont il est incapable de dire s'il est particulièrement bon ou juste bon.

- Oui, bien sûr que tu pourras venir. Quand tu veux.

Oscar glisse sa main dans cette du brun et lui offre un sourire tendre.

- Et toi, comment se passent les cours ?

Este affiche un sourire radieux lorsqu'Oscar lui précise qu'il pourra l'accompagner au théâtre. Ce n'est pas toujours évident d'assumer cette relation, et ce serait mentir que de prétendre le contraire. Même s'ils se risquent à aller à des expositions ensemble et à se tenir la main, le regard des autres pas toujours tendre à leur égard, si bien qu'Esteban a vite compris qu'il était parfois plus sage d'y aller doucement avec les démonstrations d'affection en public. Pour autant, le cœur du jeune homme s'emballe rapidement pour ce genre de plans et il ne peut pas s'empêcher de témoigner son enthousiasme avec une spontanéité certaine.

- Et le reste de la troupe ? Ils sont sympa ?

Esteban bouillonne de questions, un peu trop excité par tout ça, pour les refréner comme un être humain normal. L'idée qu'Oscar ait pu trouver dans l'activité quelque chose d'apaisant et d'épanouissant lui faire inévitablement plaisir. Cela lui prouve qu'il a bien fait de se mêler de ce qui ne le regardait pourtant pas pour une fois. Alors il boit une nouvelle gorgée de vin, content de lui. Il songe également qu'il n'aime vraiment pas le vin rouge.

- Comme des cours de droit ! C'est chiant et laborieux, je suis pas sûr que ça te passionne !

Esteban accompagne le tout d'un rire qui ne cache que trop bien son malaise. Il n'aime pas spécialement parler de l'université avec Oscar, cela lui rappelle un peu trop fortement leur différence d'âge. Et là qu'il boit son verre de vin avec un homme qu'il apprécie et désire, il n'a pas envie d'avoir l'impression de raconter sa vie étudiante à un grand-père qui serait dépassé. Chassant ces idées de sa tête, Esteban se rapproche d'Oscar, ses lèvres venant chercher les siennes pour un baiser destiné à lui faire oublier l'étudiant qu'il est malgré tout.

Oscar acquiesce, amusé par l'engouement d'Esteban pour son petit cours de théâtre. C'est vrai que sur ce point, le brun a été de bon conseil. Personne ne l'avait poussé avant à tenter le théâtre pour les loisirs, et lui même n'envisageait pas la question comme une possibilité. C'est sans doute ça qui plait tellement à Oscar chez Este ; cette capacité qu'il a à être optimiste, bienveillant. Souriant. Charmant. Il avale une gorgée de vin pour se calmer un peu et prend une inspiration.

- Oui, ils sont tous très sympas. Tu pourrais venir un soir et qu'on aille boire un verre, certains sont toujours partants pour un petit truc à la fin de la séance.

Oscar lui offre un sourire tendre quand il répond vaguement sur le déroulement des cours et comprend qu'il vaut mieux changer de sujet. Il n'est pas toujours très fin, c'est vrai, mais il est capable de comprendre les messages déguisés quand on en met sur sa route. Et il n'est pas difficile de comprendre pourquoi il vaut mieux qu'ils ne parlent pas trop de leur différence d'âge.

Alors Oscar se laisse embrasser, répondant au baiser d'Alej en glissant une main derrière sa nuque pour caresser la base de ses cheveux bouclés. La folie est si douce.

Esteban est ravi du changement de sujet. A dire vrai, celui de ses études lui rappellent un peu trop facilement les conversations familiales. De même, parler de l’université lui rappelle également les soucis qu’il rencontre là bas. S’il les minimise pour ne pas inquiéter ses parents, Esteban se sent un peu dépassé par la charge de travail, par tout ce qu’il doit rattraper pour se hisser au niveau des étudiants de Columbia qui se sont facilité la tâche en commençant directement par étudier les sciences politiques. Au milieu de ces étudiants ultra compétitifs, Este se sent vraiment à part. L’ambiance diffère réellement de ce qu’il a pu connaître en histoire de l’art. Mais encore une fois, ce n’est pas vraiment un sujet qu’il a envie d’aborder avec Oscar. Este se sait immature, à mille lieues des préoccupations de la plupart des adultes, même de certains de ses amis. Ces sujets ce sont des choses que l’on aborde avec son petit ami, mais pour Este, ce n’est pas vraiment envisageable. Alors il reprend une gorgée de vin, embrasse Oscar de nouveau. Certaines choses sont universelles.

- Je t’aime vraiment bien tu sais ?

Cette phrase aurait beaucoup mieux sonné en anglais mais bon, la joueuse d’Esteban est vraiment trop fatiguée pour trouver une meilleure traduction à une phrase qui est venue en anglais dans sa tête. Shame.

Cette relation est compliquée. La plupart du temps, Oscar se trouve juste dans une situation de déni intense ; surtout depuis qu'il a vu la réaction de Jan à l'annonce de sa situation. Il sait que les gens ne cesseront jamais de le juger pour être le type qui sort avec des hommes plus jeunes, mais il faut dire que là, il a fait très fort. Esteban n'a que 21 ans, et l'écart d'âge ne se réduira jamais. Leur relation n'a objectivement aucun avenir - s'il se penchait sur la question, il l'admettrait sans doute. Le déni lui évite cet exercice pénible pour l'instant, et il se laisse donc volontiers aller à la légèreté qu'il ressent à l'idée d'être avec son petit-ami. Parfois pourtant, les stigmates d'une relation anormales se font ressentir. Comme quand Esteban refuse de lui parler de ses cours, ou quand lui-même dissimule le fait qu'il est le père d'une femme plus vieille qu'Este. Toutes ces choses qui sont autant d'indices qu'ils ne pourront malheureusement pas continuer comme ça éternellement, qu'Oscar ne rencontrera jamais les parents d'Este, qu'ils ne seront jamais dans une relation parfaitement normale.

Le déni, cela dit, est un état bien moins douloureux que la vérité.

- Moi aussi, je t'aime vraiment bien.

Un sourire, un baiser, et les pensées sont balayées comme si elles n'avaient pas existé.

Esteban est nerveux, sans doute parce que lui et Oscar se fréquentent depuis quelques temps et qu’il s’agit de la première fois qu’il l’invite  à rester dîner chez lui. Outre le ménage express et les affaires qui traînaient un peu partout avant la venue de son petit ami, Il est évident qu’Oscar s’attend à plus que ce qu’Esteban lui a offert par le passé. Quelques baisers ici et là, quelques caresses affectueuses, c’est à peu près tout ce qu’ils ont partagé pour l’instant et l’idée tourmente le bouclé qui refrène bien mal tout le stress qu’il ressent à l’idée d’aller plus loin avec un homme déjà, mais aussi et surtout un homme plus âgé que lui.

Oscar comprendrait probablement les angoisses d’Esteban, peut-être même, qu’une simple discussion pourrait effacer les doutes du brun à l’idée de franchir cette étape de plus dans leur relation, seulement il se tait, loin de lui l’envie de passer pour un enfant une fois de plus. Il se rappelle aisément les paroles de Livio, un garçon de son âge qui lui avait dit que tous les mecs cherchaient la même chose, n’est-ce pas ce qu’il devrait vouloir lui aussi, du sexe ? En tout cas, c’est probablement ce que recherche Oscar, qui n’a sûrement pas de temps à perdre avec un gamin qui se cherche. Esteban l’aime Oscar, même si ça paraît stupide. L’idée de le perdre le terrifie, peut être même plus que l’idée de finalement se laisser aller avec lui. Ce n’est probablement pas aussi important, dans l’ordre des choses si on écoute Livio. C’est ce que tous les hommes veulent non ?

Alors Este avale une gorgée de vin. Le liquide lui brûle le palais, mais il sourit, pose sa main sur celle d’Oscar avec cette tendresse vulnérable qui pourrait l’effrayer finalement. Et il pose la question fatidique.

- Tu veux rester ce soir ? Ma coloc ne rentre que demain...

De l’innocence dans la voix, la main tremble un peu. Tout cela est nouveau pour Esteban, même si ce n’est pas la première fois qu’il fuit la situation avant d’avoir à l’affronter. Les pensées se bousculent dans sa tête, même si comme le reste de sa famille il sait garder tout cela pour lui.

Ca se voit, qu'il réfléchit, Esteban. A toute allure, même ; que les idées grouillent dans son cerveau. Ce ne sont pas les silences qui mettent Oscar sur la voie, de toute façon lui il n'est pas très doué pour interpréter les signes. C'est plutôt l'air qu'arbore le jeune homme, comme s'il était soudainement très concentré sur autre chose que sur les verres de vin qu'il a lui-même remplis. Oscar voudrait l'interrompre, lui demander ce qui le tracasse, mais il n'en fait rien. Il ne sait pas s'il a le droit, s'il a cette légitimité là, ni-même si Esteban en a réellement envie. Peut-être qu'il n'a pas envie ni de s'ouvrir, ni de se confier. Oscar le conçoit ; tous les gens n'ont pas envie de partager leurs états d'âme. Lui-même est en général assez discret, tant sur sa vie que sur ce qu'il ressent. Alors il garde le silence, se contentant de caresser la nuque d'Este avec tendresse, en avalant une gorgée de vin. Il se demande si le vin est cher ; il pense que oui. Qu'Esteban a fait des efforts pour lui faire plaisir, et ça le flatte. Voilà bien longtemps que personne n'a fait d'effort pour le recevoir. Dommage qu'il n'aime pas spécialement le vin - mais il ne le dira jamais, évidemment. Ca ferait sans doute de la peine à Este, et ça le ferait passer pour un nul, ce qui est vraiment la dernière chose dont il ait envie.

Quand Este sort de ses rêveries, il avale une gorgée de vin comme pour se donner du courage, et sa main glisse sur celle d'Oscar qui est elle-même abandonnée sur sa jambe. La conversation prend une tournure nettement plus sérieuse comme il lui propose de rester dormir. Oscar penche un peu la tête pour détailler les traits d'Este, se demandant encore comment un homme aussi jeune et aussi beau a pu se laisser séduire par un vieux comme lui, mais le moment est mal choisi pour s'interroger sur ce point.

- Si tu veux ?

Il répond d'une voix calme, tourne sa main pour mêler ses doigts à ceux d'Este avec tendresse. Il lui offre un sourire et sa main qui jusqu'alors caressait sa nuque glisse contre sa joue.

- Si tu en as envie, je peux rester, mais ce n'est pas obligé. Et puis je peux aussi rester pour dormir.

Il est évident que c'est la partie sexe qui pose question, et Oscar n'a nullement l'intention d'imposer quoi que ce soit dans ce rayon là. Il n'est pas pressé, il a passé l'âge d'être en manque - et puis, même s'il est indéniable qu'il désire Esteban, il n'a pas envie qu'il fasse quoi que ce soit qu'il n'est pas prêt à faire s'il n'est pas sûr d'en avoir envie.

- Tu peux me parler, tu sais ?

Oscar n'est pas stupide, et il comprend bien vite ce dont il s'agit. Este aimerait ne pas être aussi transparent avec ses sentiments, ce qui peut lui traverser la tête, mais force est d'admettre qu'il est un livre ouvert dans les situations ou cela l'arrange le moins. Alors il secoue la tête, fait mine d'avoir été interrompu dans ses pensées, ce qui est sans doute un peu le cas finalement. Este a des sentiments pour Oscar, des sentiments qui effacent souvent tout le reste et lui couvrent les yeux sur ce qu'il n'a pas envie de trop réfléchir et d'analyser. Malgré tout, ce n'est pas forcément suffisant pour éclipser les problèmes que posent cette relation. Et dans le fond, Este ne sait pas vraiment où il en est de manière générale. Le fait que son petit ami soit si vieux en comparaison ne facilite pas les choses. Il se pose des questions, comme avec Livio, mais en pire.

- J'en ai envie.

Ce n'est pas vraiment le problème. Il a peur Esteban, de se livrer entièrement. Il a beau faire confiance à Oscar, cette soirée a des allures de premières fois qui surviendrait un peu trop tard. Il n'a que vingt et un ans et s'il a déjà été intime avec des jeunes filles de son âge, c'est la première fois qu'il va si loin avec un homme. Il repense à son père Nate, persuadé qu'il s'est trouvé une jolie fille de sa classe et qu'il est juste un peu pudique à l'idée de parler de sa relation. De façon absolument ironique, il a peur de le décevoir. Mais il sourit, boit une nouvelle gorgée de vin.

- Je sais, et on parle ?

Sa main caresse sa joue et il embrasse ses lèvres doucement. Il n'a vraiment pas envie de passer pour un gosse immature qui ne sait pas ce qu'il veut, même si c'est probablement ce qu'il est en réalité.

Oscar n'est pas du genre à s'imposer aux autres. Ni pour imposer sa compagnie ou sa personne, ni pour imposer sa conversation ou ses conseils. Il est plutôt discret, sait aussi qu'il n'est ni fin psychologue, ni particulièrement doué pour parler des choses importantes. Il a fui les conflits une bonne partie de sa vie lui-même, et les responsabilités, aussi, pour vivre une vie décousue et construite essentiellement sur les plaisirs et l'engouement. Alors il ne va très certainement pas s'imposer en donneur de leçons, ni pour Esteban, ni pour personne d'autre. Il sait aussi qu'il n'est pas vraiment en bonne posture, que le jeune homme est bien trop jeune pour lui et que n'importe quelle personne qui serait amenée à l'observer ici le jugerait, sans doute. La dernière chose qu'il veut cependant, c'est faire du mal à Esteban ; pour lui, il ne veut que du bien.

- Tant mieux alors.

Il lui offre un sourire et embrasse ses lèvres furtivement en caressant sa joue. Lui aussi, il a envie de rester. Esteban est beau, il serait insensé de prétendre qu'Oscar ne le désire pas, bien qu'il soit capable de se montrer prévenant et patient.

- Dans ce cas, je reste oui.

Il glisse une main dans les cheveux bouclés du brun et acquiesce, lentement, détaillant les traits fins de son visage.

Oscar est très doux, et cela rassure Esteban, qui s’il joue les adultes assurés dans sa tête, n’est pas sans laisser paraître quelques signes de sa nervosité. Tout cela est nouveau pour lui. On pourrait argumenter que ce n’est pas la première fois qu’il se retrouve dans cette situation, mais les choses étaient bien différentes avec Candace, ou même Livio qui pouvaient lui reprocher tout un tas de choses mais qui avaient l’avantage indéniable d’avoir le même âge que lui, de pouvoir comprendre ce qui pouvait lui passer par la tête, en admettant bien sur. qu’ils aient un minimum d’intérêt pour la question. Ça n’avait pas été le cas, une des raisons pour lesquelles ils s’était alors tourné vers la maturité émotionnelle d’un homme bien plus vieux sans doute.

Une foule de pensées le traversent donc sans l’épargner alors que la main d’Oscar vient caresser doucement sa joue. Les sentiments sont là, c’est indéniable. Ce qui n’était qu’une énième façon de tester ses limites, s’est transformé en une relation qu’il tente maladroitement de normaliser. Este aime Oscar, et c’est sûrement la variable que ni l’un ni l’autre n’avait calculé.

Alors le bouclé sourit, prend une nouvelle gorgée de vin pour calmer ses pensées.

- Qu’est ce que tu penses de moi ?

Il finit alors par demander, l’innocence dans le regard, la crainte aussi de la réponse.

Oscar caresse tendrement la nuque d'Esteban pour tenter de le rassurer. Il y a bien des années qu'il n'a pas vécu les premiers émois de ses partenaires. Il se souvient lui, quand il a réalisé qu'il était attiré par les hommes, qu'il était homosexuel. Il était au collège, ou peut-être au tout début du lycée. Un peu maladroit, élevé dans une famille tolérante mais manquant d'information. Il se souvient de sa première fois avec un mec de son âge rencontré à une soirée, de la discrétion qu'il fallait à l'époque pour éviter d'être emmerdé à toutes les occasions. Il lui a fallu du temps pour se sentir bien ; et encore un peu plus pour être totalement en phase avec ses attirances et ses convictions. Ce n'était pas de la faute de sa famille, plutôt de la faute de la Société dans laquelle il a passé sa jeunesse. Les choses sont différentes aujourd'hui mais ça ne veut pas dire qu'il est forcément plus simple de découvrir ses sentiments et sa sexualité aujourd'hui. C'est simplement que ces considérations là semblent lointaines à Oscar qui s'assume depuis des années maintenant et qui a connu un certain nombre de partenaires, plus ou moins expérimentés c'est certain, mais il n'a jamais été la première fois de l'un d'entre eux.

Ca lui fait un peu peur, d'ailleurs, parce qu'il a peur de le décevoir, de le brusquer, Este. La responsabilité lui parait soudain lourde sur ses épaules, à lui qui ne se considère pas, de manière générale, comme un bon instructeur. Il ne confiera pas ses doutes, cela dit ; les exprimer à voix haute reviendrait à exprimer des doutes sur leur relation et égoïstement, il ne s'en sent pas la force. Parce qu'il y a longtemps qu'il n'a pas été aussi stimulé.

- Je pense que tu es un jeune homme passionné et très intelligent, qui comprend les gens et qui sait faire sortir le meilleur d'eux, ce qui est une sacrée qualité quand on y pense, il murmure, un sourire au coin des lèvres. Et aussi absurdement beau.

Oscar lui dit ce qu'il a envie d'entendre, Esteban. Derrière les bouclettes et la confiance apparente, se cache effectivement un jeune homme qui ne sait pas vraiment où il va, qui expérimente, mais qui est surtout bourré de doutes. Adolescence difficile, il se remet tant bien que mal de longues années passées à se faire écraser. Aujourd'hui il rayonne, mais sa vulnérabilité reste visible à qui sait regarder. Et c'est indéniablement le cas d'Oscar, dont le regard perçant lit en lui comme dans un livre ouvert. Oscar le comprend, voit le meilleur chez lui et le compliment qu'il lui fait ce soir là, il pourrait aisément le lui retourner en réalité. Alors Esteban se détend un peu. Cette relation n'a probablement pas d'avenir, mais elle a le mérite de ne pas lui faire de mal, pour l'instant en tout cas.

- Merci, mais ça vaut aussi pour toi tout ça. Tu es quelqu'un de bien Oscar.

Quelqu'un de bien qu'il ne peut décidément pas présenter à son entourage, mais quelqu'un de bien. Il mérite de le savoir.

- Je ne sais pas si j'ai envie de le faire.

Les mots sortent, abrupts peut-être. Este a orchestré tout ça et une fois de plus c'est lui qui freine ce que lui même a amorcé. Il a l'impression d'enclencher la même rengaine, comme avec Livio. Livio n'a pas compris d'ailleurs, mais Oscar ? Este panique de nouveau. Tout ce dont il a envie, c'est de finir cette bouteille de vin et de rester blotti contre Oscar.