« J’cherche encore la dinde, j’vais tenter un autre endroit, et sinon j’crois que j’vais devoir demander à papa s’il peut pas dépanner pour ce soir. »
Un message que t’envoies à ton frère, alors que tu sors du super marché, un soupire s’extirpant de tes lèvres. T’aurais du y aller hier, mais t’as fini bien trop tard tes heures à l’association, tu devais t’occuper du bar, et ça t’est totalement sorti de la tête. Et tu regretterais presque en voyant tous ces rayons vides. Tu perds un peu espoir à l’idée de trouver ce qui va faire votre repas ce soir. Pourtant, tu sais que tout le monde compte sur toi, surtout Samara, qui vous a invités malgré son appréhension des fêtes de famille. T’as une pensée pour elle à cet instant précis. T’as pas vraiment envie de la décevoir alors que tu le sais, elle fait un réel effort aujourd’hui. Alors tu cherches, commence à pianoter sur l’écran de téléphone en faisant le tri sur les endroits ou t’es déjà allé, et ceux ou tu peux encore tenter ta chance pour trouver le saint graal. Les espoirs s’amenuisent alors que tu penses de plus en plus à appeler ton père. Il se moquerait volontiers de toi, déjà de t’imaginer fêter Thanksgiving en famille, mais en plus, être encore assez tête en l’air pour aller acheter la dinde au dernier moment. T’as encore deux chances devant toi avant d’en arriver là, et tu finis par te mettre en route, le plus rapidement possible. Un écouteur qui glisse à ton oreille, alors que tu lances les dernières compos d’un ami pour te changer les idées. Et tu vagabondes, bien malgré toi tu te laisses emporter par la musique qui parvient à toi. Tu fredonnes même un peu, alors que dans ton esprit, tu penses même aux quelques arrangements qui pourraient être faits dessus. Parfois, même, tes yeux se ferment quelques secondes tout au plus pour en profiter davantage.
Et c’est comme ça que tu traverses la route, sans avoir au préalable observé autour de toi.
Et c’est ainsi que ta vie pourrait basculer d’un moment à un autre, sans le voir venir.
Une voiture qui s’avance, qui ne t’as certainement pas vu.
Et que toi, tu ne vois pas non plus.

Tu ne sais plus quand a été la dernière fois où tu as pu fêter Thanksgiving. Tu es très souvent de garde à cette période-là, car on t’autorise à choisir une seule fête et tu privilégies toujours noël. En effet, tu es végétarienne et tu n’aimes pas trop cette tradition de devoir manger une dinde. Et puis ta sœur passe généralement Thanksgiving avec ses beaux-parents, donc ce n’est pas vraiment une réunion familiale si vous n’êtes pas là toutes les deux. Tes parents ne vous en tiennent pas rigueur et ils sont compréhensifs. Tu ne bosses pas avant le soir, tu décides donc de profiter de ce petit moment de solitude pour te promener dans les rues de la ville et profiter des décorations des fêtes de fin d’années. Ton sourire est large jusqu’à ce que tu croises des enfants se coller à une vitrine d’un magasin de jouet. Ton visage s’assombrit. Tu te souviens soudainement que tu ne pourras jamais connaître ce bonheur d’offrir des cadeaux à tes propres enfants. Stérile. Ce mot tourne en rond depuis des semaines dans ton esprit, depuis le diagnostic du médecin à la suite de tes tests. Tes pas s’accélèrent devant cette vision d’enfant joyeux, tu préfères ne plus les regarder, tu risquerais de t’effondrer en larmes à cette simple vue. Dans ta précipitation, tu relèves la tête pour voir où tu te diriges et ton regard se dirige instinctivement vers un homme devant toi qui ne semble pas avoir remarqué que le bonhomme qui indique si l’on peut traverser ou non est rouge. Il a des écouteurs, il ne peut donc pas très certainement t’entendre. Tu regardes vers la droite où une voiture arrive à vive allure. Si cet homme traverse, un accident dramatique va se produire. Ton corps réagit avant ton cerveau, tu te mets à courir vers lui et dans un élan tu le pousses de l’autre côté de la route, alors que la voiture vous frôle tous les deux. Ton corps tombe lourdement à côté de celui de la personne que tu viens de sauver. Tu sens une brusque douleur envahir ton bras gauche. Si tu es blessée, tu ne pourras pas bosser ce soir, ce risque de te porter préjudice, mais ce qui compte principalement, c’est de savoir si l’individu est lui blessé. « Est-ce que tout va bien ? Vous n'êtes pas blessé ? » lui demandes-tu, plutôt inquiète de son état. La voiture n’a même pas pris la peine de s’arrêter pour savoir comment vous alliez.

Perdu dans tes pensées, qui se bousculent au rythme effréné de la grande pomme, tu repenses à tout un tas de choses, ce léger sourire formé sur tes lèvres. Tu t’impatientes déjà à l’idée de retrouver Sam, Clay et les enfants pour passer cette soirée en leur compagnie. Il y a cette bonne humeur certaine qui se dégage de toi, même si tu te maudis encore d’avoir oublié cette dinde. Tu te demandes même si Clay aura réellement le temps de la préparer, si vous arriverez à l’heure malgré ce contre-temps. Tous ces petits éléments mis bout à bout, que tu espères occulter ne serait-ce que quelques minutes, lorsque tu glisses tes écouteurs à tes oreilles. Un passage piéton sur lequel tu t’engages bien malgré toi, alors que tu tentes maladroitement de ne pas te stresser face à tout ce que tu dois encore faire aujourd’hui.
Le bruit d’un klaxonne que tu n’entends pas, et sans même t’en rendre compte, tu te retrouves au sol, pouvant sentir ce poids te pousser de la route. Tes écouteurs qui virevoltent dans les airs en même temps que ton téléphone, et le poids de ton corps s’écrasant lourdement sur le bitume. Les yeux clos quelques secondes à peine, n’étant pas réellement sûr de comprendre ce qu’il vient de se passer. Et la vision de cette voiture continuant sa route à toute vitesse, sous ton regard ahuri. Une légère douleur qui se réveille dans ton crâne, alors que ta main se pose sur ton front. Une égratignure, certainement, alors que cette voix féminine te ramène à toi bien plus vite que prévu.
« Est-ce que tout va bien ? Vous n'êtes pas blessé ? »
Tu ne saurais quoi répondre, alors que, dans un geste instinctif, tu observes tout autour de toi.
« Je… Je crois oui. Et vous ? » A en voir la jeune femme allongée elle aussi sur la route, tu ne peux qu’en déduire qu’une seule chose. Elle vient de te sauver la vie, sans vouloir peser tes mots. Tes doigts qui viennent effleurer cette petite plaie sur ton front, pouvoir voir quelques gouttes de sang couler de celle-ci, et une grimace qui se dessine sur tes traits sans que tu ne puisses le contrôler. Tu finis par te redresser, presque difficilement, reportant ton attention sur elle.
« Vous venez de me sauver la vie je crois.. Je … Je sais pas comment vous remercier. » Au moins, tu peux te rassurer en remarquant que tu gardes l’esprit clair, malgré cet accident avorté.