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(zivia) ♦ Barrière du langage

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Ven 6 Déc - 22:40
Ce jour-là, Antek s'était rendu à la banque, pour retirer un peu d'argent du compte de la paroisse. Pour le prochain repas du jeudi à la paroisse, où étaient conviés tout ceux qui le désiraient, nécessiteux ou non, il avait remarqué qu'il ne pouvait plus utiliser la carte de retrait du compte, lors des courses, effectuées en parallèles avec certains bénévoles. Finalement, ils avaient donc dû payer de leur poche, et Antek voulait à tout prix les rembourser. Personne ne roulait sur l'or, et ils avaient reçu des dons dans cette optique, il fallait donc les utiliser. L'argent n'était pas là pour dormir sur le compte de l'église, et encore moins servir une autre cause que celle pour laquelle il avait été collecté.
Après s'être expliqué pendant près de trente minutes au téléphone, notre curé comprit que le seul moyen de rembourser rapidement les personnes qui avaient participé était d'effectuer un retrait, à un guichet, dans une agence. Le voilà donc qui faisait la queue, sa carte et ses documents en main. Tout était en règles, cela ne devait prendre que quelques minutes. Lorsque ce fut enfin son tour, il expliqua la situation – sans doute parce qu'il parlait trop- et demanda la somme correspondante.

"Alors, Monsieur, pour envoyer de l'argent à l'étranger, il faut remplir ce document, et aller à l'autre guichet. " indiqua la bonne femme qui se tenait assise derrière le comptoir, sur un ton presque autoritaire. Antek eut l'impression de la déranger, alors qu'elle était souriante avec le client précédent. Avait-il dit quelque chose de mal? Fait quelque chose de mal poli?
L'abbé hocha la tête. Décidément, même quand il expliquait, on ne le comprenait pas toujours. "Je ne veux pas envoyer à l'étranger..." commença-t-il, mais son interlocutrice le coupa net dans sa phrase, presque cinglante. "L'autre guichet." Il hocha la tête, commençant à se sentir nerveux. Ce n'était pas la première fois, qu'à cause de son accent, les gens ne prenaient pas la peine de l'écouter, et imaginaient ce qu'il pouvait bien avoir à leur dire, inventaient une conversation. "Mais...Je...Pas... je veux pas mettre l'argent à l'étranger, je veux retirer." dit-il doucement, sans lever la voix. Et voilà, il s'emmêlait les pinceaux, bégayait un peu. "Désolée, Monsieur, je ne comprends pas, je ne parle qu'anglais.." répondit l'employée en haussant les épaules. A ce moment-là, le regard d'Antek se para d'un voile de tristesse. Il voulait juste retirer une centaine de dollars, rien d'autre... Et la file derrière lui, qui se remplissait, pleine de gens qui commençaient à s'impatienter n'arrangeait guère sa situation. Les 'c'est pas possible' et autre petites remarques commençaient à s'élever dans les airs. Cela le mettait dans un état d'inquiétude. D'habitude, il était zen, mais lorsque les gens ne le comprenaient pas, il commençait à tout remettre en question. Et cette fois, c'était jusqu'à sa capacité à parler!

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Sam 7 Déc - 16:01
« Vous voulez vous asseoir madame ? »

« Oh non, ça me fait de l’exercice ! »

Souriant au charmant jeune homme qui avait fait mine de lui amener un siège, Zivia fouilla dans son sac à main et en sortit quelques feuillets ainsi qu’un stylo bille, et elle commença à annoter l’ensemble. Dire que la nouvelle édition de son manuel principal était à peine sortie, qu’il fallait déjà remettre la jurisprudence à jour … Enfin, au moins, l’avantage de cette queue horriblement longue à la banque, c’était qu’elle avait le temps pour faire ses corrections. Oh, elle aurait dû emporter quelques copies. Au moins, ça aurait été utile ! Et les minutes s’égrenainent, bien trop lentement à son goût, tandis qu’elle attendait toujours, écrivant malgré le vacarme ambiant : entre les clients et les employés, on ne s’entendait plus penser. Le pire était encore à venir, cependant, quand le jeune homme devant la vieille dame commença à expliquer pourquoi il était là. Au début, distraite par sa propre occupation, l’octogénaire ne fit pas attention, et entreprit de ranger ses affaires, pendant que ce serait bientôt son tour. Que nenni ! C’est que cela durait, sacré bon sang de bonsoir ! Et à ses oreilles tintait un accent oublié, qui la ramenait à un passé fort lointain, oublié, enterré depuis très exactement soixante-treize ans … Autant dire une éternité.

Cet accent, de plus en plus lourd à mesure que l’homme paniquait lui rappelait l’odeur de son enfance, de Varsovie … et celle de la faim, du froid et de la peur, puante et suintante, comme l’eau saumâtre de la pluie qui s’écoulait, suppurait par tous les pores de cette maison trop petite et mal isolée. Un frisson la parcourut, alors que d’autres images, autrement plus terribles, qu’une voix affolée l’appelant lui revinrent en pleine figure, par les tréfonds de sa mémoire occultée. Prenant une inspiration, se sentant soudain oppressée au milieu de cette foule pourtant normale, dans ce pays qui n’était pas celui duquel venait cette tonalité heurtée, Zivia sentit ses mains devenir moite et par habitude, elle fouilla dans son sac et se mit à tripoter nerveusement la vieille écharpe qui lui servait habituellement de couche supplémentaire trop douce en cas de petite fraîcheur – parce qu’une seule, ce n’était définitivement pas assez pour son grand âge et ses os fatigués. Le va-et-vient mécanique de ses doigts lui fit du bien, la ramenant dans la réalité.

Réalité qui en était au même point que trois minutes auparavant. Formidable. Elle n’avait pas déposé son chèque, à ce rythme-là … Ah, et que cette femme était énervante, à faire semblant de pas comprendre ! Si elle, avec ses oreilles atteintes, bien entendu, d’une très légère surdité, étaient à même de comprendre … oh, à son âge, elle pouvait faire un effort ! Sans doute quelqu’un de très désagréable. Ou de très fatigué. Ou les deux. Bref, peu importait. Cela l’agaçait, la moutarde lui montait au nez, et foi de Zivia, on allait voir ce qu’on allait voir. Prenant familièrement le jeune homme par le bras, comme la gentille grand-mère qu’elle était, la moitié du temps en tout cas, la canonique professeure lui déclara, grand sourire aux lèvres, en polonais :

« Bon, mon garçon, ne vous entêtez pas, cette dame ne va pas vous répondre. Faites semblant de m’expliquer, je fais semblant de traduire, et vous pourrez retirer votre argent, moi déposer mon chèque, sinon nous y serons encore demain. »

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Sam 7 Déc - 19:25
Cette situation rendait Antek tendu. Il en perdait ses mots. Cependant, il essayait de ne pas se décourager, et sur un ton calme, mais neutre, loin de sa jovialité habituelle, il répétait encore et encore son besoin. Il ne pouvait tout de même pas partir bredouille! Il devait y avoir une solution. Mais plus les minutes passaient, plus les gens s'impatientaient derrière lui et plus il perdait pied. Il était sur le point d'abandonner, décidant de revenir un autre jour, où la guichetière serait peut-être plus encline à l'aider, lorsqu'il sentit quelqu'un l'agripper par le bras, familièrement, simplement, naturellement. Son regard se posa dans celui sympathique d'une femme âgée, qui le regardait gentiment, les lèvres parées d'un somptueux sourire. Lorsque des mots sortirent de sa bouche, Antek ne put que lui sourire encore davantage. A vrai dire, entendant sa langue natale, il ressemblait à un petit gamin qui venait de recevoir tous ses cadeaux de Noël. Aussitôt, l'éclat de dépit qui avait orné ses yeux disparut, laissant place à celui bien plus habituelle chez lui, celui de la bienveillance et de la gaieté. Il accepta bien évidemment la proposition sir agréable de la brave femme, hochant la tête. Et dans son plus parfait polonais, lui répondit.
"Merci beaucoup! Je voudrais juste retirer 130 dollars. Par contre, les papiers sont au nom de ma paroisse, j'ai tout en ordre, mais je crois qu'il faut lui expliquer que je suis le responsable." Il avait bien évidemment tous les documents nécessaires, que l'employée refusait de prendre en considération depuis le début. Si elle avait un tant soit peu regardé, elle aurait compris la raison de la venue du jeune homme. Mais cette inconnue devait avoir compris, depuis le temps qu'il le répétait, sans être entendu par la principale intéressée.
L'abbé laissa ensuite l'inconnue s'occuper de son cas, puis du sien, l'attendant à ses côtés. Il sourit de plus bel, lorsqu'enfin, il obtint son dû. Il le rangea soigneusement, tout en accompagnant la brave dame jusqu'à la sortie.

"Merci, merci, merci beaucoup!"
répéta-t-il ensuite à plusieurs reprises, toujours en polonais. Antek avait souvent l'occasion de parler sa langue maternelle, à la paroisse. La polonia était grande, à New-York aussi. Cependant, c'était toujours pour lui un véritable plaisir. Sans doute parce qu'il avait moins de mal à clarifier le fond de sa pensée. "Je ne savais plus comment lui expliquer." indiqua-t-il simplement, un petit sourire gêné sur les lèvres. Il avait les joues rouges, et finalement, reprit la parole. "Comment je peux vous remercier? Oh je sais... Si vous avez un peu de temps, je peux vous payer un thé, un café, accompagné d'une petite douceur?" lui proposa-t-il, une lumière dans l'iris, attendant sagement sa réponse. Rencontrer de nouvelles personnes de le même origine était toujours un bon moment.

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Sam 7 Déc - 19:56
Face à la reconnaissance de son obligé du jour, Zivia se sentait presque comme une super-héroïne, minus le costume en lycra, les muscles et plus les rides. Bref, c’était très ressemblant. Mais disons qu’elle avait le sentiment d’accomplir sa bonne action du jour, tout en se retrouvant ramenée à un lointain passé, quand elle-même avait encore ce lourd accent à traîner dans l’école où son père l’avait scolarisée, et à entendre les moqueries des gamins nés à New York et arborant les petites tonalités des différents quartiers, sourds à ces menues différences mais cruellement attentifs à celles des autres, encore plus évidentes. Et en même temps, cela ne l’avait que médiocrement affecté, essentiellement parce qu’elle ne se sentait guère de point commun avec eux. C’étaient encore des enfants. Par la force des choses, la réfugiée était une adulte, dans un corps de pré-adolescente peu développé en raison des privations. Ils râlaient sur le contenu de leur déjeuner, tandis qu’elle s’étonnait de tant de prodigalité. Ils avaient des familles. Et elle … Alors il avait fallu avancer, se fonder dans la masse, précisément pour ne plus être désigné à la vindicte populaire, pour que Kielce cesse d’exister dans son esprit comme le synonyme d’une barbarie qui ne s’arrêtait plus. Ils étaient en sécurité. N’est-ce pas ? Il était simplement désolant que tant d’années après, certaines choses n’aient pas changé. A moins que ce ne soit dans la nature humaine d’être hostile envers ceux qui ne nous ressemblaient pas, en sautant sur la moindre aspérité pour les exclure de notre champ de vision ? Parfois, la vieille femme se le demandait, et s’en lamentait. Et la peine augmentait, en songeant que l’on n’avait rien appris de ses souffrances, de ses ombres, celles qui dansaient dans ce polonais si pur, point abâtardi par le yiddish de sa propre communauté comme certains aimaient à s’en plaindre. Cela lui rappelait son sauveur. Et aussi le bruit des bottes. La dualité, soixante-treize ans plus tard, n’avait jamais cessé de la hanter. Secouant la tête pour chasser ses pensées, ses souvenirs, elle acquiesça aux explications du jeune homme – manifestement curé de ce qu’elle comprenait, avant de se tourner vers la guichetière qui s’impatientait, et de prendre son ton d’avocate le plus impérial afin de résoudre leur menu problème.

Etrangement, sa version fut soudain nettement plus compréhensible, et en quelques échanges de document, ce fut résolu. Zivia laissa donc le prêtre récupérer son argent, tandis qu’elle-même s’avançait pour déposer son chèque, ce qui fut fort rapide. Et elle constata que son nouveau compagnon l’avait attendue, ce qui était déjà charmant : combien de personnes vous plantaient là une fois que vous leur aviez rendu service ! Ah, les petits sagouins … Au moins, elle avait affaire à un jeune homme bien élevé ! Ce dernier la remercia à nouveau profusément, ce à quoi elle préféra couper court avec un petit clin d’œil amusé en déclarant :

« C’est vous que je devrais remercier. Je n’avais pas parlé polonais aussi longuement depuis … soixante-treize ans, à peu près.

Vous m’avez ramenée à une époque antique, mon garçon ! »


Une lueur gourmande s’alluma dans le regard de la vieille dame quand le jeune homme lui proposa un verre et des gâteaux. Mais, il était parfait ! C’en était presque dommage qu’il soit prêtre … Souriant encore plus largement, la sauveuse du jour fit en riant :

« Oh, vous savez parler aux dames, jeune homme ! »


Avant d’ajouter, redevenant un brin sérieuse – un brin seulement :

« C’est d’accord, il fait bien froid et je ne dis pas non à un petit moment au chaud avant de repartir braver les éléments.

Il y a une petite boutique près d’ici : on y vend des livres, et des tisanes et thés divers.

Et appelez-moi, Zivia, … ? »

Elle attendait le prénom de son vis-à-vis tout en se dirigeant vers la sortie de la banque, en direction de son petit coin de paradis. Voilà qui serait amusant ! Et peut-être qu’elle aurait des nouvelles du pays, celui où elle n’était jamais retournée, par refus, par dépit, par … trop de choses qui parfois, ne faisaient plus sens dans son esprit.

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Sam 7 Déc - 20:26
Antek se sentait vraiment redevable à la brave femme de l'avoir sauvé de ce mauvais pas. Revenir un autre jour aurait bien décalé son planning chargé! Pour une fois qu'il avait quelques heures de libre! C'était le moment parfait pour résoudre les soucis de paperasse. Et le temps que la carte de paiement soit débloquée, il fallait bien s'en sortir. Il observa la septuagénaire -ou était-elle déjà octogénaire? - effectuer ensuite sa propre démarche, tout en l'attendant pour la remercier encore une fois. Non, vraiment, elle ne se rendait pas compte comment cela le soulageait de trouver parmi cette foule de personnes pressées et irrités quelqu'un qui veuille bien lui donner un coup de main. Les autres donnaient plutôt la sensation qu'ils l'auraient sorti de force de la banque, au lieu d'éclaircir la situation. L'inconnue avait une façon de se mouvoir et de parler très classe. On aurait dit qu'elle était en train de réciter un plaidoyer.
Lorsqu'enfin elle eut terminé à son tour, bien plus rapidement que dans le cas d'Antek, le jeune homme sauta sur l'occasion pour lui faire part de sa gratitude. Entendre la langue polonaise était un régal. A chaque fois, cela le ramenait dans son village, où il avait tant souffert, mais qui lui manquait tout de même terriblement. Il pensait aussi à ses années de séminaire, à Cracovie, puis à sa première paroisse. Le moment de l'ordination, sa toute première Eucharistie. Que d'émotions qu'il avait vécu en polonais, sur cette terre qu'il portait dans son coeur, presque patriotiquement, comme tout homme né dans cette nation. Nation sans cesse démantelée, détruite par les guerres, mais toujours reconstruite. Le gris New-Yorkais, la foule, les allées et les venues ainsi que toute l'effervescence, il avait l'impression qu'il ne s'y ferait jamais. Pourtant, il avait réussi à s'intégrer avec brio dans le Bronx, faisant d'une paroisse oubliée un véritable lieu de communion, de partage et d'échange. Dieu l'avait voulu ainsi.

"Sérieusement, soixante-treize ans? Je pensais que c'était votre âge, et vraiment maximum!" S'il avait été plus âgé, et surtout, s'il n'avait pas été prêtre, l'on aurait pu croire qu'il la draguait ouvertement. L'on pouvait également croire qu'il se lançait dans des flatteries vides de vérité et pleines d'hypocrisie. Mais, cela, ce n'était pas lui, bien au contraire, Antek ne savais pas flatter. En vérité, il ne faisait qu'affirmer à voix haute ce qui lui passait par la tête. Des fois, cela le prenait, de signifier fortement ce qu'il avait à l'esprit, et ce n'était pas toujours le bon moment. Il sourit, les joues rougies, par ce comportement peut-être indiscret, peut-être trop familier à l'encontre de cette inconnue. Mais elle semblait tout autant heureuse de discuter en polonais, tout aussi heureuse de faire une rencontre, qui avait pourtant commencé dans une situation peu enviable, remplie de tension. Il semblait pourtant que c'était leur destin que l'un croise le chemin de l'autre.

Il rit, les joues encore bien plus rouges face à la taquinerie de son interlocutrice. Il baissa la tête, comme un enfant pris sur le fait lorsqu'il était en train de commettre une bonne grosse bêtise, avant de relever les yeux, à l'entente de sa voix.
"Super!" s'exclama-t-il. "J'aime autant les livres que les tisanes, alors... Vous faites de moi un homme heureux!" ajouta-t-il joyeusement, sautillant légèrement sur place, avant de suivre Zivia vers la sortie de l'établissement financier.
"Enchanté Zivia, moi c'est Antoni, mais tout le monde m'a toujours appelé Antek. D'ailleurs, lorsque j'ai rempli les papiers pour venir ici, ils ont mis ce diminutif dans mon prénom!" dit-il en souriant. Ils sortirent alors tous deux de la banque, le prêtre se laissant guider par sa nouvelle connaissance jusqu'à ce lieu qui avait l'air parfait pour un bon moment de papotage.
Cependant, notre jeune abbé n'attendit pas qu'ils furent installé pour relancer la conversation. "Vous avez vécu où, en Pologne?" demanda-t-il simplement.

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Jeu 12 Déc - 18:24
Zivia avait soufflé cette remarque avec amusement, et un rien de coquetterie, parce qu’après tout, c’était toujours flatteur de s’entendre dire qu’on ne faisait pas son âge. Ce n’était pas la première fois qu’elle l’entendait, eu égard à sa robuste constitution et au fait qu’elle s’entretenait, grâce à une alimentation équilibrée, un peu de sport et tout simplement une bonne hygiène de vie. Du reste, elle était persuadée qu’être encore active à son âge lui permettait d’avoir davantage d’énergie que d’autres personnes âgées, tout simplement parce qu’elle était habituée à un rythme de vie plus contraignant, et des échanges sociaux qualitatifs qui aidaient le mental à tenir, à s’entretenir aussi. Et sinon, au fond, la vieille dame aimait la vie, et respirait encore le plaisir d’être sur cette terre. Peut-être que cela se sentait, la rendait plus légère. Au soir de sa vie, l’ancienne avocate veillait à avoir encore des projets, à cultiver les moments de joie, à les chérir, et à entretenir sa bonne humeur ordinaire, teintée d’une touche de sarcasme qu’elle masquait régulièrement sous les compliments, voir de franc cynisme quand quelqu’un l’agaçait … mais le tout avec le sourire, et sans se laisser démonter. Alors les compliments, ça se prenait quand ils arrivaient. Et puis, cela l’amusait, quand des jeunes gens lui disaient cela, par gentillesse ou un peu d’amusement sans conséquence à flirter gentiment avec une vieille dame – même si, venant d’un prêtre … elle optait plutôt pour la première option. Quoique. Ce garçon avait vraiment un don pour les phrases à double sens. Presque par réflexe, l’octogénaire était à deux doigts de faire une plaisanterie peu recommandable sur le fait qu’à son âge, elle n’allait sans doute pas le rendre heureux dans ce sens, mais se retint à grand peine en se mordant les lèvres. Même s’il lui avait toujours semblé particulièrement étrange que les prêtres catholiques n’aient pas le droit de se marier, ayant été élevée avec l’image de rabbis traînant derrière eux toute une joyeuse famille, elle n’allait pas le titiller davantage, surtout qu’il était déjà bien rouge suite à sa précédente taquinerie. Voilà qui était abuser de son self-control !

En entendant le prénom, son sourire se voila néanmoins quelque peu. Il lui rappelait des heures heureuses certes mais aussi … la douleur et l’absence. Il fleurait bon la Pologne, les diminutifs si communs, le parfum de son enfance, et aussi le néant, désormais. Mais comment cela aurait-il pu en être autrement, alors que tant de prénoms n’existaient plus que dans sa mémoire, et, une fois sa mort venue, s’éteindraient dans l’oubli, ou pour certains ne seraient plus qu’une ligne sur un monument. Avec elle, ils étaient encore vivants, ils avaient une histoire, aussi parcellaire soit-elle. A vrai dire, Zivia se demandait si une telle rencontre lui ferait réellement du bien. Elle s’était tenue éloignée de la communauté polonaise pour une bonne raison, sauf celle des survivants, comme elle. Les blessures, tant d’années après, n’étaient pas cicatrisées. Elle était en paix avec son passé, majoritairement. Mais ce passé ne passait pas. Il était là, au détour de chaque intonation, de chaque échange, et pourtant, quelque chose l’y poussait, le démon de la curiosité, et peut-être aussi l’espoir de se dire que la nouvelle génération était différente, qu’il y avait un espoir pour qu’elle arrive à … supporter davantage cet accent qui lui avait manqué, quoiqu’elle en dise.

« Mon cousin s’appelait ainsi. C’est un très joli prénom. Peut-être que c’est cela qui a séduit les officiers de l’immigration ? »

Ou alors, leur radieuse incompétence … Et dire qu’elle avait échappé de peu à Sylvia, au lieu de Zivia. Heureusement qu’elle avait eu le temps d’apprendre quelques mots d’anglais durant leur périple ! Parce que son prénom, si peu commun ici, qui trahissait tellement ses origines, c’était le leg de plusieurs générations, l’héritage d’une histoire qu’on avait tenté d’annihiler, et elle en était fière, si fière ! Même quand les langues s’enrouaient à tenter de le prononcer, elle s’en moquait, et avait fait fi des commentaires perfides. Son patronyme, elle n’y renoncerait pour rien au monde. Et pas après quatre-vingt-quatre ans de cohabitation !

Bientôt, les deux nouveaux compères s’assirent dans le petit salon de thé, et alors qu’elle s’apprêtait à lui conseiller certains gâteaux, le jeune prêtre relança la conversation. Bien sûr, elle se doutait que cela arriverait là, et peut-être qu’inconsciemment, elle en avait besoin. Mais son cœur, pourtant, s’était brutalement alourdi des souvenirs qui périssaient sur ses lèvres entrouvertes. Souriant néanmoins, elle préféra botter en touche dans un premier temps, en répondant tout à trac :

« Vous devriez essayer les muffins aux myrtilles, ils sont divins. »

Elle-même fit semblant de regarder la carte – qu’elle connaissait par cœur, à vrai dire, pour trouver quoi répondre, ou plus exactement de parvenir à répondre. Finalement, le souffle lui vint, et elle expulsa ce poids sur ses épaules, son cœur, tout son être :

« Je suis née et j’ai grandi à Varsovie. Et j’en suis partie en 1946 après … la guerre pour venir vivre ici. Mais j’ai des racines à Cracovie et Czestochowa. »


Racines déterrées, perdues à jamais, semées au vent, pour ne jamais croître.

« Et vous ? »

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Lun 23 Déc - 16:58
Cette rencontre lui donnait l'occasion de sentir de nouveau l'odeur de la Pologne, de retrouver un peu de son village natal, de repenser à sa grand-mère, qu'il n'avait pas appelée depuis plus d'une semaine. C'était ce dont il avait peur, délaisser les gens qui lui étaient chers, emporté par le quotidien. Il songea donc qu'il appellerait sa mamie le soir-même, même si ce n'était que pour quelques minutes. Il l'entendait, au son de sa voix, qu'elle était heureuse d'entendre son petit-fils la saluer depuis des terres lointaines. Parfois, Antek poussait un large soupire: quand pourrait-il rentrer la voir? Cela faisait trois ans qu'il ne l'avait pas vue, elle lui manquait terriblement. Il avait bien eu des vacances, mais pas le budget, partant plutôt pour des retraites de quelque jour, question de recadrer dans la prière son mode de vie, et ses projets.

Il sourit simplement à la remarque de l'octogénaire. "Merci." répondit-il alors qu'elle complimentait son prénom. "C'est ma grand-mère qui l'a choisi. C'était le prénom de son père, qu'elle admirait beaucoup."expliqua-t-il, les joues rouges. Anek rougissait pour un oui ou pour un non. D'ailleurs, une enfant du catéchisme l'avait surnommé "monsieur l'abbé joues rouges".

Il commença à regarder la carte, tout en attendant les réponses de Zivia à ses questions. Il avait hâte de l'entendre parler de la Pologne, sans doute avait-elle énormément de choses à dire, à lui raconter. Et l'enthousiasme de notre prêtre s'entendait dans sa voix et se voyait clairement dans ses yeux et son sourire.
"Oh vous me mettez le doute! J'adore les beignets au chocolat en tous genres... Mais du coup, vous me donnez vraiment envie de manger le muffin... Je prendrai bien les deux, mais c'est trop de gourmandise." Et un peu cher pour son budget. Il avait invité la brave femme, alors il payerait pour elle. C'était ainsi que cela avait lieu en Pologne, du moins, dans la façon avec laquelle il avait été élevée. Cependant, il avait remarqué, depuis qu'il était à New-York que, des fois, lorsque les gens invitaient, chacun devait en réalité payer sa part.

"Je n'ai jamais mis les pieds à Varsovie, mais ma grand-mère y a vécu longtemps! Par contre, Cracovie je connais plutôt bien, j'y ai fait mon séminaire. Je viens d'un village dans la région!" s'exclama-t-il jovialement. "C'est vraiment une très belle ville! Vous y avez été quelque fois?" demanda-t-il, alors qu'un serveur venait prendre leur commande.

Antek hésita longuement, avant de finalement suivre le conseil de son interlocutrice et de choisir le muffin aux myrtilles, ainsi qu'une infusion de fruits rouges. Il laissa la brave femme commander à son tour, avant de lui sourire de plus bel. "La Pologne me manque parfois, surtout mamie... Ca fait plus de 3 ans que je suis là, c'est bizarre." Bon sang, quel plaisir de parler polonais, à chaque fois! Et ce n'était pourtant pas rare! Mais une nouvelle rencontre était toujours bénie, aux yeux d'Antoni Blaszczyk!

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Dim 19 Jan - 16:30
« Prenez ce beignet, je prendrai le muffin, et nous ferons moitié-moitié. »

Clin d’œil doux, et très gourmand, tandis que Zivia proposait une solution facile pour éviter que le jeune homme hésite trop, et parce qu’en effet, deux gâteaux, c’était sans doute un peu beaucoup pour son estomac et son portefeuille, et qu’elle évitait de s’appesantir sur les prénoms qui lui rappelaient un passé révolu, qui rimaient désormais avec des noms autrement plus sinistres, ceux où, précisément, les prénoms de son enfance avaient cessé d’exister et étaient désormais oubliés, dans des plaines ou des forêts qui ne laissaient plus transparaître ce dont elles avaient été témoins. La nature avait repris ses droits sur les crimes de l’humanité, contre l’humanité, et il ne restait plus que quelques souvenirs éparpillés dans des mémoires parfois défaillantes de vieilles personnes, comme elle, qui avaient trop vécues, et traversaient les temps nouveaux avec la distance de ceux qui savent que le futur ne leur appartient plus, qu’ils ne le modèleront pas, que ce rôle est destiné à d’autres, et qui espèrent seulement que leur passé servira de leçon. Et peut-être que se focaliser sur la nourriture permettait aussi à son esprit de ne pas se perdre trop, alors qu’elle regrettait en partie déjà son offre. Elle avait cru … quoi ? Que le temps avait suffisamment passé, que les plaies s’étaient refermées, qu’avoir écrit son histoire la rendait plus facile à supporter ? Cruelle désillusion, et pire que tout, elle s’en voulait, parce qu’elle avait l’impression que ses bourreaux avaient encore une emprise sur elle, tant d’années après, après tellement d’efforts pour que, justement, cet événement, cette étiquette de survivante ne la définisse pas entièrement. Pourtant, confrontée à Antek, à cet accent, à ces prénoms, à tout ce qui refluait de la sorte, brutalement, elle sentait des odeurs, elle entendait des voix, et ce maelstrom l’emportait en des temps douloureux, les larmes montant. Elle essayait de les réprimer tout en maintenant sa façade. Pourquoi Antek, le premier, son cousin, n’était pas à cette table, à sa place ? Pourquoi elle ? Son cerveau se perdit dans les couloirs du temps, écoutant d’un air distrait le discours enthousiaste du garçon, qui ne voyait qu’une compatriote, et une gentille dame lui étant venue en aide. Et c’était vrai. Juste … pas entièrement. Sauf que cela ne s’arrangeait pas, car Cracovie lui rappelait également des souvenirs, encore, toujours.

« Une fois, quand j’avais … trois ans, peut-être quatre ? Cela remonte à si longtemps … j’ai quelques trous de mémoire. Je n’ai que peu de souvenirs, juste des visages, de ma tante et de mes cousins. Et encore, je crois que je les confonds.

Les affres de la vieillesse, mon jeune ami, vous verrez quand vous aurez mon âge ! »


Sa déclaration suivante la fit néanmoins réfléchir à ce qu’elle allait dire. Le fait est qu’elle comprenait et ne comprenait pas cette sensation. De fait, il y avait toujours eu au fond d’elle une forme de nostalgie surtout dans sa jeunesse, mais davantage tournée vers le paradis perdu de l’enfance que sur son pays d’origine en tant que tel. Et avec le temps … elle n’avait jamais réussi à passer outre les deuils, l’odeur de la peur et de la faim, si vivaces dans sa mémoire. Elle n’était jamais parvenue à pardonner non plus. D’autres l’avaient fait. Pas elle. Zivia en était incapable. Ironique, n’est-ce pas, pour une avocate, qui croyait donc professionnellement en la rédemption ? Peut-être était-ce pour cela qu’elle n’avait fait que très peu de pénal, parvenant difficilement à faire la part des choses. Il n’y avait pas, en certaines choses, de demi-mesures. On était coupable, ou on ne l’était pas. Chacun faisait des choix, in fine, même soumis à des pressions effroyables. Pourquoi sinon, certains avaient sauvé, et d’autres dénoncés ? Certes, c’était le principe de l’humanité. Mais précisément, ce principe était fait de liberté de conscience, de liberté d’agir selon cette dernière. Et cette exigence, elle ne l’abandonnait jamais, ni dans sa vie, ni dans celle des autres. C’est pourquoi, à cet instant précis, elle finit par se décider pour, aussi délicatement que possible, la vérité. Ou du moins, essayer de l’amener sur le tapis, pour faire comprendre son malaise, et sa douleur vis-à-vis de la Pologne.

« Je ne peux pas dire que vous vous habituerez, ou que je comprends. Je ne suis jamais retournée en Pologne, et j’ai juré de ne jamais le faire, Antek. A vrai dire … je ne parle réellement jamais polonais, sauf obligation comme aujourd’hui.

Je … les villes que vous évoquez m’évoquent plus de la douleur que des beautés artistiques, même si je m’en souviens. »


Un sourire un peu lointain lui vint, tandis qu’elle ajoutait :

« Néanmoins, même après soixante et onze ans … il y a toujours une part d’inadéquation. On oublie jamais entièrement que l’on n’est pas né sur cette terre, mais on en apprécie d’autant plus les opportunités.

J’espère en tout cas, si vous êtes destinés à rester ici, que vous vous bâtirez une existence ici qui sera conforme à vos désirs. »

@ Invité

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Lun 27 Avr - 18:40
Le jeune prêtre sourit en entendant la proposition de son interlocutrice.
"En voilà des paroles pleines de sagesse." indiqua-t-il. Partager les deux mets étaient sans doute la meilleure option pour un gourmand tel que lui, friand de toutes les saveurs, désireux de découvrir des nouveautés. Antek n'était pas un ventre sur pattes, mais parfois il y ressemblait. C'était à se demander comment il faisait pour garder la ligne.
Bien loin de se douter de tous les mauvais souvenirs que pouvaient rappeler à la brave femme les échos de la Pologne, notre trentenaire poursuivit la conversation. Cracovie, une des plus belles villes du monde, d'après lui. Il se sentait chanceux d'avoir pu s'y rendre et d'avoir habité cette voïvodie. Des images de son passé lui revenaient à l'esprit. Il sourit tendrement à cette pensée, surtout à celle de sa cousine, et de sa grand-mère. Elles lui manquaient terriblement. Il avait hâte d'avoir une occasion de retourner dans son pays natale. Pour les fêtes de Pâques, cela serait merveilleux! Mais ce ne serait certainement pas cette année.

Antek lâcha un petit rire face à sa remarque. "Vous pouvez me croire, je n'ai pas besoin d'attendre d'avoir votre âge! J'ai déjà des trous de mémoire." dit-il. Un peu d'autodérision. "Je perds mes clefs tout le temps." ajouta-t-il, laissant paraître un sourire timide, baissant la tête sur le côté.

Il écouta ensuite attentivement les mots de Zivia.
"Oh, je suis désolé, je ne voulais pas vous rappeler de mauvais souvenirs..." dit-il, les joues rouges. Il aurait dû y penser, mais puisqu'elle était accouru à son secours en polonais, il avait cru que cela ne lui poserait pas de problème. A vrai dire, elle n'avait pas l'air en colère contre lui, ou énervée. Au contraire, il avait l'impression que, malgré tout, elle passait un bon moment. Cependant, c'était l'instant parfait pour changer de sujet.

"Oh, vous savez, ma vie sera toujours à peu près la même où que je me trouve. Je suis ma vocation, c'est tout. Et Dieu est Dieu partout." Et il n'y avait pas grand chose de plus à dire là-dessus. Il fut tenté de demander à la brave dame si elle avait trouvé sa place ici, mais c'était sans doute un peu trop personnel... n'est-ce pas?
"Et vous? Vous faîtes quoi ?" demanda-t-il, relevant la tête. "Je veux dire, comme travail... Vous m'avez l'air bien active!" s'exclama-t-il. Possible qu'elle soit à la retraite, mais il avait la sensation qu'elle faisait partie de la catégorie des personnes qui n'arrêtait leur activité qu'à la mort.

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Ven 15 Mai - 19:14
« Ce n’est rien. »

Zivia laissa le jeune homme changer de sujet, clôturant le sujet qui l’avait momentanément perdue dans ses souvenirs douloureux qui avaient marqué toute sa famille. Désormais, il ne restait qu’elle comme dernier témoin, et dans quelques années, longues elle l’espérait tout de même, ce seraient à ses enfants et petits-enfants de porter le flambeau à leur tour, à l’aide de ce qu’elle avait pu leur dire, écrire. Mais ces nouveaux porteurs de mémoire devraient faire avec le récit par essence parcellaire qu’elle avait délivré, sans l’avoir expérimenté dans leur chair. Elle savait que Leah, sa petite-fille, avait été très attentive à leur histoire familiale, et qu’elle transmettrait tout ce qu’elle avait appris de sa grand-mère, mais également de ses propres voyages en Europe, jusque sur les terres natales de la vieille dame. Et après elle … ? La question la hantait, parfois. Elle avait confiance dans sa descendance, dans les futures générations pour perpétuer le souvenir, cependant … l’âme humaine était aussi souvent victime de l’envie de résilience, d’oubli. On laissait de côté, peu à peu, les fantômes du passé pour ne pas laisser les chaînes passées en héritage nous entraver. Et finalement, les histoires devenaient des bribes, lâchées au vent, réduites à un murmure, puis au silence. Qu’en serait-il, dans quatre, cinq générations ? Qui serait là pour porter l’histoire des siens, pour accorder encore de l’importance aux noms enfouis dans la terre, et qui ne vivaient déjà plus que timidement dans sa propre mémoire défaillante ? Qui pourrait continuer à témoigner ? L’histoire s’en chargerait, bien sûr. Mais quelque part, c’était autre chose qui lui tenait à cœur, de plus personnel, de plus vivant. Quand elle intervenait auprès des jeunes, dans des conférences, elle pouvait parler d’émotions ressenties, d’odeurs, de couleurs, de toutes ces créations humaines qui rendent le pire comme le meilleur tangible. Il y avait un monde entre le récit et le cours d’histoire, de cela elle était certaine, plus encore depuis qu’elle enseignait une matière historique. Elle-même avait expérimenté directement la différence entre un de ses cours et une conférence où elle parlait de ce qu’elle avait vécu durant les procès menés pour faire avancer les droits des femmes. Les faits pouvaient être rigoureusement les mêmes, l’analyse différait, le rendu aussi. Cela ne l’empêchait pas de trouver les deux facettes essentielles, ce qui expliquait son besoin de conserver une activité professionnelle comme d’écrire en parallèle sur sa propre histoire. Comme si son interlocuteur avait lu dans ses pensées, après avoir botté en touche sur son sentiment sur son pays d’accueil, il lui demanda ce qu’elle faisait dans la vie. A vrai dire, l’interrogation l’amusait, car cela faisait bien longtemps que personne ne la lui avait posée. Généralement, à son âge, tout le monde se contentait de considérer qu’elle faisait vraisemblablement sa vie entre petits-enfants, tricot et charentaise. Ce qui, fondamentalement, n’était pas entièrement faux, mais éminemment réducteur !

« Eh bien … Je suis toujours professeure d’histoire droit à l’université de Columbia. J’étais avocate, avant, et j’ai commencé à enseigner durant mes dernières années d’exercice, comme je diminuais mes heures de travail. Et comme je dois faire figure d’antiquité à préserver, j’ai toujours mon poste. C’est très drôle quand tous ces jeunes gens qui pensaient que l’autrice de leur manuel était décédée depuis belle lurette se retrouve soudainement devant eux en chair et en os. J’adore voir leurs têtes pendant qu’ils pianotent nerveusement sur Internet pour vérifier que je n’ai pas une homonyme. »

Vraiment, c’était impayable. Chaque année, elle en avait au moins un dans cet état, et c’était presque un délice que de voir le pauvret se tortiller nerveusement sur sa chaise en la scrutant aussi peu discrètement que possible pour un élève. Enfin, cet accès de sadisme professoral passé, la vieille dame conclut :

« Du coup, comme vous l’avez sans doute deviné avec ce que je viens de dire … J’écris quelques livres. Rien de très littéraire, essentiellement des manuels d’histoire du droit et de droit civil. Et un récit … eh bien, à propos de ma famille, et de mon installation dans ce pays. Mon meilleur ami est un écrivain très côté, alors quand il a vu mon manuscrit, il l’a emmené à son éditeur … et voilà, à mon corps défendant, je suis une autrice. »

Zivia s’interrompit pour laisser la serveuse leur amener leur commande, et pendant qu’ils se partageaient les gâteaux, elle conclut, l’œil un peu rieur :

« Ce qu’il y a de bien désormais, c’est que les vieux peuvent être aussi débordés que les petits jeunes ! »

Avant de s’enquérir :

« Et vous donc, vous êtes … vous avez votre propre église ? Où donc ? »

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