Fergus attendait à l'aéroport qu'on lui annonce si son avion décollerait ce soir ou demain matin. Il jeta un oeil à ses joueurs à quelques mètres de lui, certains faisant les cent pas, d'autre assis en secouant nerveusement leur jambe. Tous le regardait comme si c'était lui qui avait le pouvoir de changer cette satanée tempête de neige en un soleil radieux.

Si l'avion décollait demain, cela signifiait que ses joueurs auraient douze heures de préparations en moins contre leur adversaire de Toronto et cette saison c'était eux l'équipe à abattre. Pour Fergus, en exercice à la tête des Silvers depuis deux ans, c'était un challenge qui semblait inaccessible. Depuis deux ans, il oscillait vers les sommets avec son équipe, mais pour une équipe de cette trempe, même une équipe B, il ne fallait pas seulement osciller, il fallait gravir en haut pour toiser de manière narquoise ses adversaires. La direction lui laissait du temps pour s'adapter à la tête de l'équipe de hockey parce que les études qu'il avait entrepris après sa carrière de joueur laissait présager un très grand entraîneur. Mais depuis qu'il était dans les vestiaires à porter le costard, à diriger les tactiques et les opérations, Fergus craignait d'être un de ces trops nombreux pétards mouillés dans le milieu du sport, qu'on congratule après un match, puis qu'on enterre au suivant. Et puis, on lui laissait du temps, d'accord, mais en sport, le temps file aussi vite que l'âge d'un chien.

Le speaker de l'aéroport semblait annoncer que tous les départs seraient repoussés au lendemain. D'un air calme, il se dirigea vers les toilettes, il avait besoin de se ressaisir avant de se mettre à chialer devant ses troupes. Heureux de constater que les toilettes étaient désertes, Fergus s'effondra sur le lavabo pendant une minute. Ou peut-être dix. Dès qu'il entendit du bruit, il actionna le robinet et commença à s'asperger le visage d'eau pour nettoyer (et camoufler) ses larmes. Un jeune garçon de seize ans, mâchonnant son chewing-gum, passa jusqu'aux pissotières sans même regarder Fergus. Ce dernier, un peu soulagé, essuya son visage avec les moyens du bord, à savoir les manches de son veston. Dès que le garçon fut partie (sans laver ses mains...), Fergus décida de formuler une prière qu'il élaborait dans sa tête et qui finissait dans un murmure sur ses lèvres.

Le rapport de Fergus avec la religion était ambigu. Il avait été élevé dans la foi catholique, comme bien des descendants Irlandais, par des parents aux idées contradictoires. D'un côté, son père, libérale, hédoniste, n'aimait se rendre à l'église qu'aux grandes occasions (Noël, les mariages, etc). La religion pour lui n'était pas des croyances, mais bien une communauté qui fournissait chaleur, entraide, et une salle dans le sous-sol pour suivre les matchs de hockeys avec les copains. Pour sa mère au contraire, l'aspect communautaire était aussi important que la foi elle-même. Plus elle vieillissait et plus elle était fervente, suivant les dogmes à la lettre : pas de préservatif, pas d'avortement, le pardon pour les prêtres pédophiles... Elle était sincère, ce qui rendait certains de ses points de vues encore plus désolant. Fergus se souvenait avoir révélé à son père qu'il aimait aussi un peu les hommes ; son paternel avait haussé les épaules avant d'ajouter : "On devrait peut-être éviter d'en parler à ta mère... sauf bien sûr si tu as un James à nous présenter demain !". Fergus le cacha donc à sa mère, tout comme il le cacha durant sa carrière de joueur (la tolérance du milieu étant toute relative). Pendant la vingtaine, Fergus n'hésita pas à se revendiquer athée, ou tout au moins agnostique, mais après trence-cinq ans et après avoir arrêter de se droguer, il se replongea dans les textes religieux de son enfance.


La Bible contenait indéniablement des messages et des idées universels sur la vie, la mort, la morale, mais son propos était également dépassé sur de nombreux sujets. Fergus se disait que Jésus, sur terre, ne serait pas du tout le même aujourd'hui qu'hier. Souvent, il s'interrogeait : "Que ferait Modern Jesus dans cette situation ?". Il imaginait parfois Modern Jesus embarrassé par son lourd passé. "Dis-moi, Modern Jesus, tu n'as pas dis que ceux qui n'étaient pas avec toi étaient contre toi ? Et qu'il fallait donc les tuer ?". Modern Jesus, nerveux, sortirait son téléphone et s'empresserait de supprimer ses anciens tweets : "Qui ? Quoi ? Mais non, jamais, jamais j'ai dit ça !", et alors qu'on lui répondrait : "On a fait des prises d'écrans de tes vieux tweets, Modern Jesus...", alors il rougirait : "Bon, d'accord, mais je suis woke maintenant ! Je vous jure ! Ne m'annulez pas, je suis encore une valeur sûr aujourd'hui !".

Au-dessus du lavabo, le robinet formait une étrange croix païenne, faite de fer et d'eau. Fergus délia les mains qu'il avait jointes pour prier, et enfin apaisé par ses prières, sortit rejoindre ses joueurs. Il arriva vers eux et décida de les encourager avec un petit discours. Entouré de toutes ces paires d'yeux, il les rassura comme il put, puis il expliqua qu'ils n'avaient qu'à passer la nuit à l'hôtel pour être sur place le lendemain. Après un coup de fil, la direction leur donna de l'argent pour leur chambre. Tout n'était pas si catastrophique finalement. Ils s'étaient déjà entraîné pour vaincre, ce temps de préparation était peut-être indispensable, mais si une partie du sport se faisait avec les muscles, il savait que les plus grandes performances se faisait avant tout dans la tête ; le cerveau n'était-il pas lui aussi un muscle, après tout ?