Lulah rentra plus tard à la maison ce jour là. Comme Vince était à l'hôpital, elle avait dû faire ses heures et si elle n'avait pas fait la moue pendant ce temps là, ça l'avait un peu épuisé. Elle s'était promis de lui rendre visite avant d'aller à la représentation ce soir histoire de savoir comment il allait. Elle n'avait pas trop à s'inquiéter de son état de santé, ses jours n'étaient pas en danger, il s'était seulement fait une sale blessure. Mais elle ne pouvait pas s'empêcher d'être anxieuse et d'avoir des nouvelles des gens qui ne vont pas bien. Elle voulait se montrer présente pour eux, ne pas donner l'impression qu'elle les laissait tomber, surtout quand il s'agissait de sa famille. Sa famille au sens large. Vince n'avait aucun lien de sang avec elle mais c'était un peu son frère malgré tout.
Lorsqu'elle entra dans l'appartement, elle posa les clés sur la table et souffla. Une bonne douche lui fera du bien. Elle avait l'impression qu'elle n'avait pas de moment de répit ces temps ci et que sa vie défilait à toute vitesse. Elle espérait juste pouvoir profiter du week end pour se reposer un peu même si c'était peu envisageable. Elle devait encore une fois faire les heures de Vince jusqu'à ce qu'il soit rétabli. Et vu l'état de son genoux, ça n'allait pas être pour tout de suite.
Elle commençait à se diriger vers la salle de bain lorsqu'elle croisa Hazel dans le salon. Elle fit quelques pas à reculon, ne s'étant pas attendue à la voir. Mais elle était bel et bien là, même si elle ne devait pas l'avoir vue, elle devait l'avoir au moins entendue.

"Hazel?" appela-t-elle en se dirigeant doucement vers elle.

La pauvre avait perdu la vue lors d'un grave accident qui aurait pu lui coûter la vie. Lulah s'était montrée horrifiée lorsqu'elle avait appris la nouvelle, elle aurait tant aimé pouvoir faire quelque chose à ce moment là!

"Tu es toute seule? Où est Aidan?" demanda-t-elle, curieuse.
Peut être parti faire quelques courses ou dieu seul le savait. En vérité, elle se fichait pas mal de savoir où il pouvait être, cela l'étonnait juste de savoir son amie seule, sans personne à ses côtés.

"Je peux faire quelque chose pour toi ma chérie?" posa-t-elle ensuite comme question, comme si elle pouvait se rendre utile. Rocky, le chien, était venu les rejoindre pour les accueillir et Lulah en profita pour le caresser et le complimenter sur ô combien il pouvait être mignon ce toutou. Elle n'était pas très chien habituellement, elle était plus une personne portée vers les chats mais elle aimait tous les animaux sans exception.

"Et si on sortait un coup, hein?" demanda-t-elle à Hazel et à l'animal qui avait sans doute besoin de se dépenser.  

La journée, les choses étaient presque douces... Parce qu'il était là, à ses côtés, veillant si bien sur elle que Hazel en venait presque à oublier sa cécité. Ce handicap qu'elle se désespérait chaque jour un peu plus de voir devenir permanent... Et si les médecins, toujours aussi peu enclins à donner un diagnostic ferme, finissaient par lui annoncer que jamais sa vue ne lui serait rendue ? Que désormais il lui faudrait apprendre à composer avec ces ténèbres qui défilaient devant ses yeux pourtant encore si limpides ? Comment réagirait-elle ? Comment parviendrait-elle seulement à gérer son quotidien ? Rien n'était réellement fait pour les aveugles... combien de fois, le soir, s'était-elle surprise à vouloir envoyer un texto en ne se rendant compte qu'au dernier moment cela lui était désormais impossible ? Combien de fois, le matin, avait-elle du compter sur l'aide de son compagnon pour mieux l'aider à choisir des vêtements qu'elle ne voyait plus, se montrait même incapable de trouver dans leur dressing ? Et la sensation hideuse mais prégnante de n'être qu'un poids, un fardeau pour ceux qui, pourtant, faisaient de leur mieux pour l'aider et la soutenir.

Une clé qu'elle entendit tourner dans la serrure et, elle, qui ne bougeait pourtant pas d'un pouce sur ce canapé devenu son îlot et son refuge depuis qu'elle avait été autorisée à quitter l'hôpital pour mieux rejoindre leur appartement. Cela ne pouvait pas être Aidan, parti à un mystérieux rendez-vous... Oh, la jeune femme lui faisait la plus parfaite des confiances, savait qu'elle en avait d'ailleurs les meilleures des raisons... C'était juste que, sans lui, Hazel se sentait perdue. Complètement démunie. Un véritable boulet... Des pas, trop légers pour être ceux de Raphaël. Un parfum qu'elle reconnut immédiatement comme étant celui de Tallulah. Un sourire qui vint, trop timidement, étirer les lèvres de celle qui, bien que heureuse de voir son amie rentrer, ne prononça pas le moindre mot. Trop lasse, pas envie de déranger celle qui avait encore une vie là où la petite brune n'en avait comme plus qu'une ombre.

«Aidan avait un rendez-vous et Raphy est parti faire nos courses... »

Avait-elle répondu, la voix neutre et lasse et son regard ancré à ce vide devant elle. Un signe de la main pour mieux saluer celle qu'elle entendait à présent répondre aux jappements joyeux de Rocky. La main de l'aveugle qui se tendait pour mieux appeler à elle ce chien qui, répondant, vint lécher les doigts de celle qui en rit tout doucement. Sa tête toujours baissée, elle avait haussé les épaules devant la question de sa colocataire puis fini par répondre dans un murmure

« C'est adorable de ta part mais si tu savais à quel point j'en ai déjà ma claque de l'entendre cette question... »

Elle qui ne se redressait que pour mieux se laisser tomber à la renverse sur le canapé. Ses mains qui passaient dans ses longs cheveux et un autre soupir avant que de confesser

«Non seulement je ne suis plus utile à rien mais je ne peux plus ni travailler pour gagner ma vie et payer ma part ici mais, en plus, je suis incapable de me débrouiller seule... » et la conclusion qui tombait, amère «Je suis un fardeau encombrant... Même Aidan va finir par se lasser... »

La question suivant qui franchissait les lèvres de l'interprète de Columbia et qui fit se raidir celle qui, blême et presque tremblante murmurait d'une voix pâle elle aussi

«Sortir ? Je... » elle commençait déjà à secouer la tête comme pour mieux refuser quand, inspirant un grand coup, elle se ressaisit et, se redressant lança dans un soupir apeuré « D'accord... Mais on va pas loin d'accord ? J'ai trop peur encore... Je... Je ne suis encore sortie qu'avec Aidan donc m'en veux pas si je suis un peu en mode flipette, d'accord ? »

Ce blouson que lui tendait Lulah et qu'elle enfila avant que de proposer

«On va à Central Park ? »

Depuis qu'elle avait apprit pour son accident, Lulah se sentait impuissante et ne voulait pas la laisser de côté. Elle n'était pas connu pour laisser tomber ses amis, surtout quand ils étaient dans un mauvais pétrin. Aussi, elle n'avait jamais vécu avec quelqu'un possédant un handicap et elle ne savait pas trop comment réagir face à cela. Elle s'était demandé comment cela se passerait si c'était elle qui avait perdu la vue mais elle évita de se poser trop la question. Ce serait un véritable désastre. Et Lulah pouvait comprendre la détresse de son amie qui était, étrangement, seule à l'appartement. A cela, Hazel lui apprit que Aidan était parti à un rendez vous et que Raphy était parti faire des courses. La voir seule sur le canapé lui avait serré le cœur. Elle ne savait pas avec exactitude comment Hazel vivait son handicap, c'était si soudain, mais ne plus voir l'empêchait sans doute de faire des tas de choses. A commencer par travailler, mais aussi des choses plus personnelles. Enfin, Tallulah n'avait pas envie d'être à sa place.

"Et ils t'ont laissé toute seule? A ces hommes! Heureusement que j'arrive!" dit-elle gentiment, tout en souriant. Un sourire que Hazel ne pouvait pas voir bien entendu.
Tallulah sut trop tard qu'elle avait fait une bourde en lui demandant ce qu'elle pouvait faire pour elle. Elle l'avait su aussitôt après avoir posé la question, avant même que Hazel ne lui réponde. Il était certain qu'elle en avait marre, mais Tallulah n'avait pas pu s'en empêcher.

"Oui, pardon, ça m'a échappé. J'imagine que tu n'hésiterais pas si tu devais solliciter notre aide. Je ne te le demanderais plus, promis!" fit-elle en levant une main, avant de se souvenir qu'une fois de plus, Hazel ne pouvait pas le voir. Elle allait devoir prendre sur elle pour ne pas trop l'embêter et faire attention à ses mots également. Hazel faisait parti de ces gens qui avaient besoin de leur indépendance et elle pouvait très bien le comprendre. Puis, lorsque Hazel reprit la parole en se considérant être comme un fardeau encombrant dont Aidan finira par se lasser, Tallulah se positionna juste en face d'elle et lui prit les mains qu'elle serra dans les siennes.

"Ne dit pas une chose pareille Hazel, Aidan est beaucoup trop amoureux de toi pour ça! Imagine si ça avait été lui qui avait perdu la vue, tu te lasserais toi? J'en doute. Tu n'es pas un fardeau ma puce, c'est normal que tu ne puisse pas.. te débrouiller comme tu pourrais le faire si tu voyais. On le comprend ça, ne t'en fais pas. Tu n'es pas un fardeau, mais tu es un cadeau. Souviens toi de ça."

Elle la relâcha après lui avoir fait un câlin tout en la serrant dans ses bras. Elle se sentait impuissante face à sa détresse mais elle espérait lui remonter un peu le moral avec ses paroles. C'était peu probable mais au moins, elle aurait essayé.
Puis en se reconcentrant sur le chien, Lulah avait suggéré l'idée de sortir. Hazel hésita, prête à renoncer avant de se ressaisir et d'accepter. Elle lui demanda de ne pas aller loin parce qu'elle n'était sortie qu'avec Aidan et qu'elle avait encore un peu peur. Lulah déplaça une mèche de cheveux de Hazel derrière son oreille tout en l'observant avec bienveillance.

"Bien sûr ma chérie, on peut même juste faire le coin de la rue et revenir. Mais on peut aller à Central Park aussi! C'est pas loin et il ne devrait pas y avoir trop de monde à cette heure ci."

Elle aida Hazel à enfiler son blouson et elle en fit autant pour elle. Elle reprit les clés qu'elle avait laissé balader sur la table et ouvrit la porte.

"Allons y!" dit-elle. Elle aida Hazel à avancer sans la lâcher. Elle y allait doucement, sans la presser, le chien attaché à une autre main. Elle le libèrera sans doute au parc pour qu'il se dégourdisse les pattes. Une fois à l'extérieur, Lulah passa un bras autour de celui d'Hazel, non pas seulement pour la guider mais en simple signe d'amitié.

"Alors, comment ça se passe entre Aidan et toi? Comment t'arrives à gérer ton couple?" lui demanda-t-elle, curieuse. Elle ne doutait pas que Aidan puisse prendre soin d'elle et se montre bienveillant vis à vis d'elle, c'était même une évidence. Mais elle se demandait si son handicap avait un certain impact dans leur vie de couple, même si à priori, il ne devrait pas y avoir de raison pour.

«Tu sais, quand je vivais à la rue, la solitude était non seulement mon quotidien mais aussi ma meilleure, car seule, amie. Alors elle ne me fait pas peur aujourd'hui. Je dirais même qu'elle me permet de réfléchir à ce que je pourrais bien faire de ma vie si jamais... »

Sa voix qui s'étranglait alors qu'elle ne parvenait pas à énoncer une hypothèse terrifiante... Et si, jamais, elle ne retrouvait la vue ? Chassant ces pensées dérangeantes d'un soupir et d'un geste agacé de la main elle s'était forcée à offrir un sourire aussi apaisé que possible à celle à qui elle lançait d'une voix taquine mais jamais méchante

« Et ne critiques pas les hommes de ma vie veux-tu ? Je sais que tu ne portes pas ces messieurs dans ton cœur mais, sans eux, je serais perdue. Raphaël est un amour et il m'aide beaucoup dans ma tentative d'appréhender mon handicap. Quant à Aidan.. »

Sa voix qui s'amenuisait. Ses mots qui se mourraient alors que sur son visage de poupée cassée se peignait la plus profonde et indicible des tristesses. Et ces doutes, sans doutes infondés, mais que Hazel ne put s'empêcher d'énoncer. Oui, elle tremblait. De voir l'homme qu'elle aimait de toutes ses forces pouvoir se lasser de devoir, sans cesse, s'inquiéter pour elle. Depuis qu'ils se connaissaient, s'étaient si bien trouvés, Hazel avait l'impression de ne jamais lui avoir apporté que le pire comme elle l'expliqua à celle qui tentait, de ses mots si adorables, de la rassurer.

« Aidan m'aime, je n'en douterai jamais ! Mais … Mais parfois l'amour ne suffit pas... Si tu savais tous les ennuis que je lui ai déjà causés rien qu'en entrant dans sa vie ! Un mariage, la première soirée du Gotha où il était invité depuis des lustres ? Je me bats avec son ex... Elle l'avait mérité mais quand même... Un réveillon du nouvel an ? Je me fais jeter dans tous les sens par des putains de harpies frustrées ! Et quand on emménage ensemble ? Je me fais virer, renversée, perd la vue et suis incapable de subvenir à mes besoin ! »

Un soupir avant que d'ajouter, son regard éteint et ses mains désignant tout le luxe qui les entourait

« Sans la générosité de Sophia et votre aide à Raphael et toi... Jamais je ne pourrais seulement m'offrir le luxe de vivre dans notre placard à balai ! Et, crois-moi, peu importe ce qu'il me faille faire pour cela, jamais je ne retournerai à la rue ! Quoiqu'il arrive... plus jamais ! Je n'y survivrais pas cette-fois... »

Heureusement l'adorable Doodle que la petite brune avait trouvé à Philadelphie et qu'elle avait réussi à convaincre Aidan d'adopter vint offrir aux deux amies la plus parfaite des excuses pour sortir. Mais si Hazel s'était faite un plaisir que de devoir mettre le nez dehors elle ne put s'empêcher de trembler, de s'agripper si fortement au bras de son amie que celle-ci dut en avoir mal. Dehors... Les bruits qu'elle entendait à peine hier lui semblaient maintenant comme décuplés, cacophonie atroce qui la terrifiait. Ces voix d'êtres qu'elle ne voyait pas, comme autant de dangers potentiels. Et le bruit de ces moteurs de voitures qui semblaient la cerner la terrifiaient littéralement. Elle s'était figée, était sur le point de supplier Lulah de faire demi-tour, quand la question de celle-ci la frappa de plein fouet. Son couple ? Une grimace et une réponse pour le moins évasive

« Aidan est le plus parfait des hommes... et ne te moque pas je te prie ! Je sais bien qu'il n'est pas forcément le plus facile à vivre et que, en ce moment, il est encore plus … disons chatouilleux et irritable ? Mais c'est un peu normal vues les circonstances, non ? »  un silence et une larme qu'elle sentait rouler à sa joue « Il fait de son mieux et il le fait bien. Pour être honnête il n'y a que quand il est avec moi que je me sens réellement en sécurité ! Mais... » une hésitation puis « Mais, je le répète, je suis un fardeau quoique vous en pensiez ou en disiez les uns et les autres. Et j'aimerais pouvoir trouver un moyen pour aider Aidan... Qu'il puisse un peu plus pour lui et un peu moins que pour moi ? Qu'il … soit... heureux... et non toujours inquiet par ma faute... »

Les mots qu'elle venait de prononcer Hazel les pensait. Mais cela lui faisait mal de les entendre résonner, encore et encore, à ses tympans.