Este essaye de le cacher, mais la rupture avec Oscar est plus difficile qu’il ne veut bien l’admettre. Oh il a refréné ses tendances dramatiques, s’est comporté comme un adulte, là n’est pas le problème que l’on pourrait aisément s’imaginer avec quelqu’un comme Esteban. Mais il se sent vide. Lui qui a toujours fait preuve d’une grande immaturité se sent comme dépossédé de ce qui faisait qu’il était lui, un simple étudiant en droit avec une famille un peu atypique. Et pour quelqu’un dont rationaliser n’est pas l’activité favorite, la réalisation le percute de plein fouet. Six mois plus tard, Esteban n’es plus le jeune garçon qu’il était. Ce n’est en aucun de la faute d’Oscar, seulement de la sienne. Oscar n’a pas profité de lui, il n’a pas cherché à le faire culpabiliser non plus, en réalité il s’est montré très prévenant et compréhensif dans toutes les étapes de cette relation. Regarder la vérité en face, c’est ce qui les a séparés. Dire que la pilule est facile à avaler, on ira pas jusque là.

Alors il dessine, sur la table de la salle à manger, dans un silence studieux, plus calme à l'extérieur qu'il ne l'est à l'intérieur. Il a envie de pleurer, de tout raconter à son père dans un geste impulsif, mais il sait que c'est loin d'être une bonne idée dans les fait. Oh il pourrait sans doute enjoliver l'histoire, laisser quelques détails de côté et s'épancher en fin de compte, mais Esteban ne sait pas à quel point il est capable de retenir le mensonge qui lui pèse sur le cœur. Nate a toujours été son confident en plus de son père, et pour le coup c'est bien la première fois qu'il hésite autant à lui faire part de ce qu'il traverse. La relation avec Oscar les a éloigné sans doute. Nate a probablement eu peur de retrouver son fils dans la même situation qu'il y a quelques années, et il s'en veut pour ça, vraiment.  Quand il relève les yeux vers son père, Esteban laisse échapper un soupir avant de reposer son crayon.

- Hey dad.

Son fils est déprimé. Nate tente de se convaincre, depuis un moment, que ce n’est qu’une phase de la crise d’adolescence parfois tardive d’Este, que s’il est déprimé, ça ne veut pas forcément dire qu’il va aussi mal que son père peut l’imaginer. Mais le temps passe, et les traits de son fils restent fermés. Il ne s’est pas ouvert à lui depuis un moment, et cette seule abstention est d’ailleurs suffisamment inquiétante pour lui mettre la puce à l’oreille. Il essaye, quelques fois, de briser la carapace de son fils. Au moins pour savoir ce qui ne va pas - et surtout, s’ils sont en zone de risques.

Nate est traumatisé par le souvenir de ce coup de téléphone sur son portable lui annonçant la tentative de suicide d’Este ; il se souvient de la frayeur ressentie, de cette douleur atroce ; celle de l’inquiétude, d’abord, puis l’impression d’avoir manqué à son rôle de père de la pire des façons - en n’ayant pas réussi à protéger son fils. Il a vu des psychologues, depuis, qui lui ont tous suggéré d’arrêter de culpabiliser. Qui lui ont dit que ce n’était pas de sa faute, et aussi que ce n’était pas parce qu’Este avait essayé une fois qu’il recommencerait. Pourtant, il n’arrive pas à se départir ni du sentiment qu’il est responsable, ni de l’inquiétude qu’il ressent dès qu’Este ne semble pas aller bien.

Quand il débarque dans la salle à manger, Este est attablé à dessiner - et Nate pense un instant que son fils ne relèvera pas les yeux de son croquis. Pourtant, il l’interpelle, et Nate ralentit sa course jusqu’à la cuisine pour tirer une chaise et s’installer près d’Este.

- Hey son.

Il lui offre un sourire.

- What are you drawing ?

Nate s'installe près de lui et Esteban lui adresse un regard mi apeuré, mi courageux. Il sait qu'il ira beaucoup mieux s'il s'épanche auprès de Nate, mais la façon de le dire va tout déterminer vu les circonstances. Este ne veut pas attirer les foudres de ses parents. D'ailleurs, il s'assure que le dragon n'est pas dans la maison avant de se lancer dans cette conversation. Il a besoin de croire que Nate ne le vendra pas, car les conséquences pourraient être ennuyeuses. Terrifiantes, même. Il n'a pas envie de se voir retirer son appartement et devoir retourner vivre à la maison. Il sait que cette alternative lui pend au nez, car Nate pourrait le déposer en centre ville tous les matins si les Gardners ne voulaient pas s’embarrasser d'un loyer à payer alors qu'ils sont propriétaires.

- A dragon ; Lily asked me to paint one in her room. I'm trying something first so she can have an idea of how it would look like. Dad too, so he doesn't have an heart attack when i'll paint his walls.

Esteban recommence à dessiner pour calmer l'angoisse qu'il éprouve à l'idée d'aborder le sujet. Lorsqu'il se sent enfin prêt, il se lance, aussi courageux que possible.

-  I need to talk to you about something.

Nate observe le tracé de l’esquisse d’Esteban et lui offre un sourire fier, même s’il sent arriver les changements d’ambiance. Lily et Alejandro ne sont pas là, c’est sans doute pour ça qu’Esteban parait déterminer à vider son sac. Il est en général assez compliqué pour son fils de s’ouvrir à Alej. Les relations les deux sont assez tendues en temps normal - et malgré tous les efforts de Nate pour inverser la tendance, il n’est pas rare que les réunions de famille se terminent en engueulades par ici. Il y a parfois du mieux, mais rien de vraiment définitif.

- That’s a great precaution indeed. I wouldn’t want half of our family to die of shock.

Il sourit un peu et acquiesce, posant ses yeux sur son fils sans rien dire quand celui-ci recommence à dessiner. Nate sent qu’il est sur le point de parler ; aussi, il reste silencieux pour ne pas le braquer. Il patiente pour que les mots sortent et brisent le silence ; et quand c’est enfin le cas, il ne peut pas dissimuler une part de soulagement. Même si la conversation prend une tournure grave, Nate est du genre à penser qu’il peut faire quelque chose pour aider son fils à aller mieux s’il est informé de ce qu’il se passe.

- Of course. You do know you can talk to me about everything, right Este ?

Este sait qu’il peut tout dire à son père, du moins la plupart des choses. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il lance la conversation avec un courage qui ne lui ressemble guère. Ça ne veut pas dire qu’il est à l’aise avec la situation pour autant. Parler d’Oscar à Nate est une entreprise délicate en soi. Il doit dire l’essentiel en omettant les détails, c’est le plan d’attaque. Le but n’est évidemment pas de causer du tort à son ex petit ami. Esteban tient à Oscar et s’il ne sont pas fait pour être ensemble, la dernière chose qu’il souhaite c’est bien de lui causer du tort en l’envoyant dans la fausse aux lions avec ses parents. Pour autant, il ne faut pas inciter Nate à jouer les inspecteurs du dimanche. Avec tous les romans policier qu’il dévore, il y a fort à parier qu’il serait plutôt doué à ce jeu là. Le petit cœur d’Esteban ne tient plus cela dit et il se livre avec prudence.

- I did something stupid.

Rien de surprenant à cela sans doute, alors il continue, en offrant un regard oblique à son père, sa main se saisissant nerveusement du crayon qu’il avait reposé pour amorcer la conversation.

- I know you hate lying to dad but I need this to stay between us okay ?

Voyant que cela ne fait que renforcer l’incompréhension de Nate, Este s’empresse d’ajouter.

- Before I tell you, know that I’m fine and that we ended it. But dad, I dated a much older person than me. Really much older than me...

Conscient qu’il va falloir développer sur le sujet au vu de l’expression affichée par son père, Este baisse la tête pour continuer son explication.
Maintenant qu’il a jeté la bombe, il n’a pas d’autre option que de s’épancher.

- And it did not work and it broke my heart.

Nate est toujours inquiet quand il s’agit de ses enfants. Il comprend un peu mieux la difficulté de l’éducation d’enfants maintenant, même s’il n’excuse pas ses parents pour autant ; en tout cas, certaines choses lui semblent plus logiques, plus compréhensibles et moins difficiles à entendre. Il faut trouver les bons mots, les bonnes réactions à toutes ces situations auxquelles rien, rien ne vous prépare. Esteban a eu un parcours de vie relativement tranquille compte tenu de toutes les choses qu’il a vécues étant enfant, bébé même. Mais sa tentative de suicide a marqué l’esprit de Nate au fer rouge et il ne peut s’empêcher d’être en permanence sur ses gardes.

Il décide, malgré l’inquiétude que provoquent chez lui les premiers mots d’Esteban, de laisser son fils s’exprimer cependant, lui prêtant une oreille attentive sans interrompre son effort puisqu’il a décidé de se confier. Mentir à Alej n’est pas chose aisée, Nate n’a pas l’habitude de faire ça. Mais quand l’équilibre des humeurs et des révélations de son fils est en jeu, il est prêt à dissimuler un peu la vérité, d’autant qu’il connait la capacité d’Alej à s’emporter avant qu’il ne puisse le raisonner. Alors il acquiesce, lentement, quand son fils demande que la conversation reste entre eux.

L’information qui finit par retentir dans la salle à manger le laisse un instant sans voix - et visiblement avec une tête déconfite, car son fils baisse les yeux pour poursuivre son récit. Much older. Alright. Nate ne peut s’empêcher de grimacer un peu car il se rappelle avoir plaisanté sur le sujet avec Alej par message il y a quelques semaines de ça.

- Alright.

Il dit ça pour ne pas laisser un silence oppressant et impressionnant s’installer entre eux. Il n’a pas envie qu’Esteban prenne peur.

- First of all I need to know, because I’m your father, and I’m also a lawyer who’s seeing terrible things, so I need to ask... You were a hundred percent okay with that relationship with a... much older person, right? Did anyone ever force you to do something you didn’t want?

Sa voix est calme, mais ses émotions bouillonnent à l’intérieur. Même si son fils prend des pincettes pour raconter son histoire, même s’il dit avoir le coeur brisé, Nate ne serait pas l’homme qu’il est s’il ne s’assurait pas avant toute chose que cette relation était, bien que particulière, au moins saine - sur certains points.

- You’d tell me, right?

Il imagine que pas vraiment, compte tenu du fait que cette relation a visiblement duré quelques temps et qu’il ne l’apprend qu’aujourd’hui.

- How old was she? It’s alright to tell me. I won’t be mad.

Désemparé, sans doute, mais pas en colère. Pas si Este lui assure que tout était consenti et réfléchi, parce qu’il fait confiance à son fils, même s’il lui arrive, comme à tout le monde, de prendre de mauvaises décisions. Nate pose la main sur l’épaule de son fils doucement, pour lui apporter un peu de soutien malgré les questions qui fusent.

Gros silence, Nate prend le temps de digérer l'information. Esteban de son côté baisse les yeux comme un gosse pris en faute, ce qu'il est dans une certaine mesure finalement. Quand le silence est rompu, c'est une avalanche de questions qui accueille l'étudiant en droit. Questions auxquelles il va falloir répondre, une par une, en filtrant tant que faire se peut l'information qu'il souhaite réellement divulguer avec son père. C'est une pente savonneuse et il le sait. Personne n'a envie de se faire questionner par un juriste, c'est la défaite assurée et prévisible. Il essaye de le voir différent néanmoins, parce qu'il sait que son père Nate n'a jamais voulu autre chose que son bien-être, et qu'il a toujours été un allié qui ne lui sautait pas à la gorge avant d'avoir entendu sa version des faits. Il n'est pas complètement idiot pour autant et il s'agirait d'une regrettable erreur que de penser que l'avocat ne prendrait pas les mesures nécessaires s'il estimait Oscar un danger pour son fils.

- Non, c'est moi qui ait initié le truc. Personne ne me prenait au sérieux et j'avais envie d'être pris au sérieux. On m'a bien traité, tu l'aurais remarqué sinon. Enfin je pense... ?

Pas nécessairement, mais il a au moins eu tout le loisir de pouvoir le constater au cours des derniers mois lorsqu'il le cuisinait pour en savoir plus. Este avait l'air heureux, épanoui, et il l'était jusqu'à aujourd'hui. Au final cette histoire s'est terminée comme une relation tout à fait normale. Ils ne se correspondaient plus, passaient beaucoup moins de temps ensemble.

- On ne m'a forcé à rien en tout cas.

Il s'est senti forcé parfois, mais Oscar n'était pas l'initiateur du sentiment. Il se mettait beaucoup de pression lui-même, pression que son amant savait désamorcer sans l'obliger à quoi ce soit d'ailleurs. Il se souvient parfaitement des nombreuses fois ou Oscar lui a rappelé qu'ils pouvaient prendre leur temps. C'est surtout Este qui ne voulait pas lui en faire perdre. Lorsqu'il Nate choisit des pronoms féminins, Esteban ne le corrige pas. Il a suffisamment de révélations à faire pour ne pas s’embarrasser d'un coming out par dessus le marché, aussi safe soit-il dans cette famille précise. Fatigué de tout ça, il active la bombe.

- Quarante-huit ans.

C’est vrai que Nate trouvait son fils plutôt heureux ces derniers mois. En tout cas, l’inquiétude n’est revenue le guetter que récemment, ce qui prouve bien que le malheur de son fils coïncide avec la rupture dont il semble parler à présent, et que la personne qu’il fréquentait le rendait heureux. Il se souvient de dîners préparés en famille, d’un téléphone très régulièrement consultés, de petites escapades inexpliquées. Un peu comme quand lui sortait de chez ses parents pour rejoindre Alej au lycée, d’ailleurs, sauf qu’Este n’est pas au lycée, qu’il a son propre appartement, et qu’il est donc libre de faire sa vie comme il l’entend la plupart du temps. Mais il n’a pas l’impression qu’au long de cette relation qu’Esteban lui confesse avoir vécu, son fils ait été malheureux. Alors il inspire un peu, rapproche sa chaise de celle de son fils pour poser la main sur son épaule, affectueusement.

- Tu as raison. Tant mieux si tu étais heureux.

Il est content de l’avoir dit avant que son fils n’annonce l’âge de la personne concernée, car cette révélation l’empêche de respirer pendant quelques secondes. 48 ans, c’est presque 10 ans de plus que lui. Ce calcul est effrayant et lui coupe toute réponse pendant plusieurs secondes.

- 48 ans, il finit par répéter, en écarquillant un peu les yeux.

Dans son esprit se joue le dangereux calcul de la différence d’âge entre son fils et cette personne. Il aurait mieux fait de s’abstenir, évidemment, mais en même temps, Esteban ne peut pas raisonnablement attendre de lui qu’il digère l’information en quelques secondes. Nate reprend ses esprits et penche un peu la tête.

- Très bien. Je ne vais pas te dire que je trouve ça rassurant que tu fréquentes une femme de 27 ans ton aînée mais je comprends que tu es amoureux et que tu aies eu peur d’en parler.

Il sait que ce n’est pas vraiment le sujet, mais le dire à voix haute l’aide aussi à recentrer ses pensées. Nate encaisse, parce qu’il n’a envie sous aucun prétexte de devenir le père auquel son fils dissimule des secrets.

- Tu veux de la glace ?

Il se lève pour aller ouvrir le frigo - et le congélateur. En sort un pot de glace et une bouteille de vin, puis attrape deux verres et deux cuillères. Une fois armé de tout le nécessaire à affronter cette conversation.

- Moi aussi, j’en ai besoin.

Il se justifie, puis hausse une épaule en se réinstallant sur sa chaise.

- Alors, pourquoi ça n’a pas marché ? Tu veux en parler ?

Comme il fallait s'y attendre, Nate ne prend pas tout à fait avec le sourire l'annonce de l'âge d'Oscar. A bien y réfléchir, Esteban se demande ce qui l'a poussé à l'honnêteté sur ce coup. Probablement, le besoin que son père comprenne l'étendue des dégâts qu'il a lui-même causé. Il a bien conscience que ce n'est pas rassurant, aussi il baisse les yeux pour ne pas affronter le regard de Nate, l'inquiétude dans ses yeux qui le renvoie tragiquement à ce moment où il a passé la porte de sa chambre d’hôpital, les yeux bordés de larmes. L'incompréhension et la tristesse qu'il a pu lire dans son regard à ce moment là, ce n'est pas quelque chose qu'il souhaite revoir de nouveau. Alors il ne le reprend pas non plus sur le genre de la personne. Dans ce genre de situation, le fait qu'il s'agisse d'une femme dans l'esprit de Nate, l'aide sans doute quelque part à ne pas trouver cela plus étrange que ça ne l'est.

- On ne se fréquente plus. Principalement parce que je ne vous aurais jamais présentés. Les chances pour que ça marche étant proches de zéro, on a décidé d'abandonner. Mais je suis triste, et je n'ai personne à qui en parler, alors... voilà.

C'est d'ailleurs sans doute un peu pitoyable qu'il en soit venu au point de s'ouvrir à son père, la dernière personne avec laquelle il aurait souhaité s'épancher sur le sujet.

- De la glace, c'est bien...

C'est leur truc, manger de la glace et se raconter leurs problèmes, quelque chose qu'ils n'ont pas fait depuis des mois. Et même là que la situation se délie, Esteban n'est même pas complètement honnête avec son père.

Nate et Esteban n’ont jamais vraiment parlé de la sexualité du jeune garçon. Sans doute parce que le brun n’a pas eu envie d’en faire un sujet important ; pas dans le sens où son fils devait faire ses expériences tout seul, mais plutôt dans le sens où lui a vu son adolescence ponctuée de conversations autour de ses préférences sexuelles, et ce n’est pas quelque chose qu’il souhaite à son fils. Il lui a paru assez logique qu’Alej & lui étant un couple d’hommes mariés, ils seraient toujours ouverts à toute décision de leur fils quant à la personne qu’il aimerait. Pour le reste, Nate s’est contenté d’être un père ouvert et disponible, gardien de secrets et d’états d’âme, pour qu’Esteban se sente libre de venir lui poser toutes les questions qu’il voudrait ou qu’il le trouve pour aborder différents sujets sans embarras. Visiblement, même en essayant d’adopter cette posture ouverte, il est quand même passé à côté de quelque chose. En ça, le travail de père est parfois un peu décourageant.

- Les histoires d’amour, ça fait de la peine.

Il acquiesce et tend une cuillère à son fils en lui jetant un coup d’oeil compatissant.

- Je ne suis pas le meilleur exemple parce que j’ai épousé l’homme dont j’étais amoureux au lycée, mais on s’est séparés, tu sais ? Quand je suis parti à la fac, on a trouvé ça plus raisonnable. On s’aimait, mais on s’est quittés parce que la distance rendait la relation impossible. Je n’ai jamais été quitté avant ça, mais je sais que rompre avec quelqu’un qu’on aime, c’est une douleur que je ne souhaite à personne. Et que j’aurais préféré que mon fils ne vive pas.

Il inspire un peu, parce que ça le rend malheureux de savoir qu’Esteban souffre. Il ne peut pas s’en empêcher.

- Je peux te dire que tu vas t’en remettre. Parce que ce sera le cas. Tu vas t’en remettre. Ca prendra du temps mais tu en tireras une leçon, tu grandiras, et tu t’en remettras. Mais je ne crois pas que tu aies envie d’entendre ça ce soir, alors sache juste que je suis là pour t’écouter. Il n’y a rien que tu puisses dire, faire, ou traverser qui changera le fait que tu es mon fils et que je t’aime.

Il le dit parce qu’il aurait aimé l’entendre, lui aussi, quand il était jeune.

Quand Nate lui dit que les histoires d'amour font de la peine, Esteban hausse un sourcil sceptique. On ne va pas se mentir, s'il y a quelqu'un dans cette pièce qui ne sait pas ce que c'est c'est bien son père. Esteban s'abstient de faire la remarque cela dit, son but n'est pas de renvoyer la balle à celui qui essaye de l'aider. Il savait à quoi s'attendre en s'ouvrant à Nate. D'ailleurs, il ne lui demande même pas de comprendre ce qu'il traverse, juste de le soutenir.

- Toi au moins ça valait la peine. Tu sais tout le monde vous envie, même mes camarades de classe alors...

Lui et Oscar, c'est une toute autre histoire, une histoire terminée d'ailleurs. Le fils Gardner ne sait pas trop ce qu'il attend de cette conversation. Lui aussi voudrait trouver la personne idéale. Si ce n'est pas arrivé au lycée, alors il faudrait au moins que ça arrive à la fac, histoire d'avoir une belle histoire d'amour à raconter à ses enfants, enfants qui vivront alors avec des attentes irréalistes comme les siennes. Super plan.

- C'est pas facile de grandir avec un tel modèle tu sais ? J'ai l'impression d'être un gamin naïf qui découvre que l'amour ce n'est certainement pas comme dans les livres. Vous ne m'avez pas facilité la tâche.

Assez logiquement Esteban fait preuve d'une grande naïveté et d'un romantisme à toute épreuve puisqu'il a sous son nez deux personnes qui ont tout bravé pour être ensemble. Difficile d'envisager les choses autrement dans sa position.

Nate sait qu’il n’est pas le mieux placé pour parler de tout ça. Même s’il essayait d’expliquer qu’ils ont vécu 5 années d’enfer avant de pouvoir vivre une histoire d’amour plus sereine, qu’ils ont traversé des moments compliqués. Les gens ne comprennent pas, parce qu’ils ne retiennent que ce qu’ils ont sous les yeux. Et Nate ne peut pas blâmer son fils, il ne peut pas le forcer à trouver du réconfort dans l’expérience de ses parents parce qu’effectivement, le bilan est indéniablement optimiste. Ils se sont rencontrés au lycée, se sont momentanément séparés mais ont continué à se fréquenter comme deux accrocs qu’ils étaient, et ont fini par se marier à la fin des études. Rien pour noircir le tableau de manière suffisante à rassurer son fils, ou à lui remonter le moral.

- Je sais, Este. Mais chaque personne vit ses histoires d’amour différemment. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon d’aimer, de construire sa vie. Nous on a eu la chance de se rencontrer tôt, et toi tu n’as pas reproduit notre schéma, mais heureusement ? Chaque personne est faite pour vivre son expérience. Le fait que tu ne connaisses pas encore une relation aussi stable que celle qui nous lie, ton père et moi, ne veut pas dire que tu aimerais ou que tu seras aimé avec moins d’intensité quand tu rencontreras la bonne personne. Ca veut simplement dire que tu suis ton propre chemin.

Il sourit et glisse une main dans les cheveux de son fils.

- Et puis, tu sais, si ton père ne t’avait pas adopté, peut-être qu’on aurait pas fini ensemble. Tu nous a lié pour toujours ; et je ne dis pas ça comme une chose négative. Tu nous as permis d’avoir un lien inaliénable et de rester dans la vie l’un de l’autre. Sinon, il en aurait peut-être été autrement - c’est le destin. Parfois, il faut simplement le laisser faire.

Nate pense réellement ce qu’il dit mais il sait, sans l’ombre d’un doute, qu’aucune de ses arguments ne va convaincre son fils. Alors il continue de manger sa glace en prêtant une oreille attentive, parce que c’est ça qui le préoccupe, surtout - aider Este à apaiser sa tristesse.

Este aurait du s'en douter, parler d'amour avec Nate ne lui remonte absolument pas le moral. Ce n'est pas contre son père, qui fait sans doute le maximum pour se montrer plein de sagesse sur ce point, mais même si les choses ont été complexes pour lui et Alejandro, tout ce qu'Este a sous les yeux, c'est ce couple parfait qui en vient même à faire rêver ses amis. Pas l'éclate donc. Il ne veut pas se montrer désagréable cela dit, même s'il n'en croit pas un mot. Ou tout du moins, refuse de s'imaginer que Nate ait la moindre idée de ce qu'il peut traverser, because how would he have the faintest idea of this ?

- Le destin...

Le destin n'a pas l'air décidé à l'épargner ou à lui offrir quoi que ce soit de bon dernièrement. Mais soit, Este va faire confiance à ce fichu destin et essayer de ne pas perdre toute confiance en l'avenir, promis, juré.

- S'il ne m'avait pas adopté, il aurait clairement eu moins de problèmes. Also, je pense qu'il avait décidé qu'il voulait être avec toi depuis le début et qu'il aurait tout fait pour te récupérer à ta sortie de l'université. Il m'a toujours dit qu'il te voulait toi et personne d'autre. 

Et vu son sale caractère, Esteban n'a pas de mal à l'imaginer décréter que ce serait Nate ou personne. Généralement, il est assez têtu pour s'acharner jusqu'à ce qu'il obtienne ce qu'il veut. Il ignore ce qui se serait passé si son père avait quelqu'un cela dit.

Comme son père, Esteban a réponse à tout. Il est presque impossible de convaincre Alejandro quand il est persuadé d’avoir raison ; Nate a dû apprendre, avec le temps, à user de chemins détournés pour obtenir gain de cause, si toutefois c’était possible. Este, qui passe tant de temps à rejeter les ressemblances qu’il partage avec Alej, lui rappelle pourtant son père dans cette manière qu’il a de ne pas vouloir entendre les choses positives qu’on lui dit. Il prend un soin tout particulier à sélectionner le négatif de chacune des idées que Nate avance pour les tourner à son désavantage, et soudainement, l’avocat a l’impression qu’il est en train d’empirer complètement la situation. Il se tait, un instant, et réfléchit quelques secondes à une meilleure approche.

- Peu importe, tu as peut-être raison, mais ce n’est pas le sujet.

Il décide d’écarter son expérience, qui ne lui sera pas d’une grande aide dans cette discussion avec son fils. Il sait, Nate, que sa vie parfaite l’empêche de pouvoir dire qu’il a vécu des moments moins simples que ce qu’il traverse aujourd’hui. Son fils a une analyse semblable à celle de la plupart des gens, il ne peut pas le lui reprocher.

- Parlons de toi, plutôt. Combien de temps elle a duré, cette histoire ?

Bien sûr qu’il a raison, mais ça Nate ne veut probablement pas l’entendre. Ses conseils sont avisés sans doute, mais ils manquent d’expérience pour les valider. Esteban aimerait bien croire tout ça, rester positif, mais lui et Oscar cela n’a rien à voir avec ses parents. Ses parents ont eu de la chance, lui et Oscar c’était perdu d’avance. Une petite différence d’âge aurait fait du remous mais aurait été plausible, mais là. Il ignore même comment il a trouvé la force de raconter ça à son père Nate.

- Six mois, trop longtemps pour toi je sais. On est pas obligé d’en parler tu sais, c’est terminé je suis juste un peu triste ? Je veux pas que tu penses que c’est grave, je veux pouvoir manger de la glace avec toi et juste oublier. Tout ira bien...

Rien de moins sur, mais il se doit d’essayer de le rassurer. La dernière chose que souhaite Esteban, c’est bien de contrarier son père. Il estime qu’il lui a déjà offert son lot personnel de soucis. Maintenant qu’il est grand, il aimerait tout autant éviter de malmener son cœur. Nate est un bon père, et il mérite probablement un peu de répit. Alors il recommence à dessiner pour de changer les idées.

La vérité, c’est que Nate ne sait pas quoi dire à son fils. S’il le conseille sur la rupture, il aura forcément tort puisqu’il ne sait pas ce que c’est. Il ne peut pas se permettre non plus de remettre en cause les sentiments d’Esteban pour un homme de 50 ans, cela ne servirait qu’à braquer son fils. Lui dire que c’est un mal pour un bien ? Hors de question aussi, Esteban ne le supporterait pas mieux. Il avale une cuillère de glace, songeant au fait qu’il est toujours aussi difficile d’être un parent, même des années plus tard.

- Si tu es triste, c’est que c’est grave.

Nate lui offre un sourire triste et pousse doucement le pot de glace vers lui.

- Ca arrive d’être triste. Ca arrive de considérer que des choses qui nous arrivent dans la vie sont graves. La tristesse, ça fait partie des émotions qui nous aident à nous construire, aussi. Et parfois, il faut juste ressentir les choses comme elles sont, et ne pas essayer de les étouffer, tu vois ?

Il hausse une épaule et glisse sa main libre sur l’épaule de son fils.

- Je ne veux pas sonner comme un vieux con. Je veux juste que tu entendes que c’est normal d’être triste et de pleurer pour évacuer de temps en temps. Ressentir les émotions, c’est important. Et puis manger de la glace, aussi, même si ton père va m’engueuler quand il va s’apercevoir qu’on a encore sifflé un pot.

Grave, il n'irait pas jusque là. Esteban a l'impression d'en faire toujours de trop. Et pour ne rien arranger, les gens n'hésitent pas à lui donner raison non plus. Il aimerait que ce soit facile, mais prêter attention à ce qui ne vaut pas toujours le coup est malheureusement sa spécialité. Sa famille est d'un soutien infaillible, ses parents des gens sur qui il pourra toujours compter. C'est au niveau amical que ça bloque, et il en vient à se demander si les gens qui l'aiment ne le font pas que parce qu'ils sont tenus de l'aimer comme ses parents. Tristan est l'exception pour confirmer la règle, mais en dehors de cette amitié stable et sincère, le bilan n'est pas très glorieux.

- J'entends bien, mais mon problème c'est surtout de ne pas réussir à les étouffer. Parfois j'aimerai juste pouvoir les mettre en sourdine mes émotions, leur donner moins d'importance. Mais je n'y arrive pas alors...

Aucun risque qu'il se renferme sur lui même et qu'il cesse de les exprimer, même si ce serait sans doute mieux pour tout le monde pour le coup.

- M'enfin bref, en attendant on va finir ce pot de glace. Lily et papa vont criser, mais tant pis !

La petite Lily a son caractère. Inutile de dire qu'elle n'hésite pas à faire une comédie s'il s'avère que la glace a disparu du congélateur. Une vraie princesse.

Alors tant mieux. Nate comprend bien que son fils aimerait pouvoir cesser de ressentir les choses, mais il ne lui semble pas que ce soit une très bonne idée. De manière générale, il préfère l’idée qu’ils sont une famille à l’écoute où chacun peut exprimer ses ressentis librement, sans pression. Sans peur. Il n’a pas envie que son fils se ferme, il l’aime sensible et lui prête une réelle intelligence émotionnelle. Il garde ces détails pour lui cela dit, parce qu’il voit bien qu’Este en a marre de parler de la tristesse qu’il ressent, et qu’il a plutôt envie de trouver dans cette conversation un peu de réconfort - et de crème glacée. Il acquiesce donc, parce qu’il ne veut pas dépasser les limites de son fils, au risque, malheureusement, de le braquer et d’en venir à une situation où il cesserait de se confier à son père. Ce qu’ils ont tissé avec le temps est précieux, et Nate est réellement heureux qu’Este se sente suffisamment en confiance avec son père pour venir s’ouvrir de sujets pareils.

- Je rachèterai simplement un pot en allant faire les prochaines courses, et ce sera ni vu, ni connu. T’en fais pas.

Il sourit un peu en plongeant sa cuillère dans le pot à nouveau. C’est vrai que c’est réconfortant.

- Tu sais qu’on est toujours là pour toi ? Même si tu es majeur et que tu ne vis plus ici. Toujours.

Il lui offre un clin d’oeil et le pousse un peu d’un léger coup d’épaule, histoire de l’embêter.

Este sourit. Il y a fort à parier que Princesse Lily et Dragon Alejandro trouveront les auteurs du crime avant qu'ils n'aient le temps de dissimuler leurs traces, mais dans l'idée, c'est presque rassurant. Este se lève et vient offrir un câlin à son père. Les Gardners de nouvelle génération sont ainsi maintenant : ils témoignent leur affection.

- Merci papa

Esteban se sert en glace et relève la tête lorsque Nate reprend la parole. Ce dernier s'inquiète et Esteban ne peut pas lui en vouloir. Avec Nate il est un livre ouvert. Il se demande même comment il a pu lui cacher une relation avec un homme plus vieux que lui toutes ses années. Sa seule crainte aujourd'hui, c'est que même si la révélation est finalement passée sans trop de heurt, Nate finisse par paniquer avec une telle information. Il espère sincèrement qu'il la gardera pour lui, mais il espère aussi qu'il ne lui en demande pas trop et qu'il ne va pas intensifier ses troubles du sommeil. De manière générale, Esteban a conscience d'être une grande source d'anxiété pour Nate.

- Je sais, ça va aller, je te promet. C'est un peu difficile, mais ça va aller.

Nate accueille l’affection de son fils sans broncher. Il est fier de ce lien qu’ils ont réussi à tisser, il est fier du chemin parcouru. Quand il y repense, le fait qu’il devienne le père d’Esteban n’était pas si certain. Alej l’a recueilli pendant que lui faisait ses études à Yale, et la tête d’Addison quand elle a appris qu’il allait adopter le petit garçon n’est pas quelque chose que Nate est près d’oublier. Mais malgré tous les obstacles qui se sont dressés sur son chemin, et la souffrance ressentie pendant les années d’études et d’éloignement, Nate est heureux d’avoir tenu tête, d’avoir réussi à tout surmonter sans broncher. C’est ce qui a donné cette famille dont il est si fier aujourd’hui - et qu’il ne changerait pour rien au monde.

- Je t’en prie. Et oui, je sais. Et je sais aussi que ça va aller.

Il ébouriffe un peu les bouclettes entretenues de son fils et embrasse sa tempe avant de plonger à nouveau sa cuillère dans le pot de glace - ce truc est beaucoup trop bon pour son propre bien. Heureusement qu’il ne la sort qu’en cas d’urgence, ou ponctuellement pour le dessert.