Ce serait si simple, pensa Cassiopeia pour la énième fois, le regard fixé sur l’iPhone X qu’avait rangé Miss Parfaite dans son sac juste avant que le cours ne commence. Oui, si simple de faire tomber « accidentellement » son crayon par terre, de se pencher pour le ramasser et… hop, de récupérer le téléphone par la même occasion. Personne ne s’en rendrait compte, et surtout pas sa propriétaire, le regard plissé sur le tableau truffé d’équations mathématiques. Heureusement pour elle, Cassiopeia ne bougerait pas le petit doigt; elle resterait sage, aujourd’hui et tous les jours à venir. Sa travailleuse sociale l’avait bien avertie avant de se débarrasser d’elle, au seuil de la maison des Matthews : si elle « déconnait une fois de plus, elle aurait droit à un aller simple pour le centre de détention juvénile », tels avaient été les mots prononcés.

Ce qui s’était passé? C’était très simple. Avant que Cassiopeia ne change encore une fois de famille, à savoir quelques semaines plus tôt, quelques petits larcins s’étaient produits dans son ancien quartier. Oh, rien de très grave, quelques babioles qui avaient disparu ici et là — un stylo, une peluche, un bouquin — mais assez pour attirer les soupçons. Au final, rien n’avait pu être prouvé, mais sa travailleuse sociale n’avait pas été dupe sur l’innocence de Cassiopeia et avait décidé de la changer de foyer pour qu’elle termine sa scolarité dans un environnement plus sain et surtout plus encadré. Pour le coup, la peau de vache avait tenu parole : Cassiopeia était la sixième gamine que monsieur et madame Matthews élevaient sous leur toit et côté discipline, ils s’y connaissaient. Non pas qu’ils fussent particulièrement sévères envers elle, bien au contraire, mais disons qu’ils ne cédaient pas à ses manipulations comme ses autres tuteurs avant eux. Et puis, ils prenaient réellement soin d’elle, elle ne pouvait pas le nier. Après, avec le nombre de zéros dans leur compte en banque, il aurait été culotté de leur part de ne pas s’en servir… Parfois, elle avait l’impression de ne pas vraiment appartenir à ce milieu bourgeois dans lequel on l’avait poussée contre son gré, mais elle ne pouvait pas vraiment s’en plaindre; de tous les tuteurs qu’elle avait eus au cours de sa courte vie, les Matthews étaient les plus supportables. Et leurs fils étaient sympas avec elle, même si elle n’avait pas encore eu l’occasion d’apprendre à bien les connaître. Mais ça viendrait.

Elle soupira discrètement, son poing enfoncé dans sa joue. Elle gribouillait des vulgarités dans son cahier d’exercices depuis le début du cours, l’air de faire semblant d’écouter le babillage du prof. Par les grandes fenêtres de la salle, elle pouvait voir que la pluie avait cessé et que le soleil pointait à nouveau à travers les nuages à l’horizon, ce qui signifiait qu’elle pourrait rentrer à la maison en utilisant son skate plutôt qu’en prenant le bus scolaire. Cool. Puis, elle devrait faire ses devoirs. Elle menait une vie parfaitement normale, en somme. Sans aucun rebondissement. L’ennui total, quoi. Elle se demandait si ses parents, dans leur prime jeunesse, se morfondaient eux aussi et si c’était justement pour cette raison qu’ils avaient sombré peu à peu dans cette espèce d’organisation mystérieuse à propos de laquelle tous les adultes autour d’elle se taisaient, avec leurs sales regards empreints de pitié posés sur elle. En tout cas, elle espérait ne pas finir comme ses géniteurs, coincés entre les quatre murs d’une chambre d’hôpital, à fixer le vide, complètement brisés par ce qu’ils avaient vécu… Enfin, c’était ainsi qu’elle se les imaginait. Soit ça, soit ils étaient morts tous les deux. Autrement, ils seraient venus la chercher depuis bien longtemps au lieu de la laisser moisir dans le système de familles d’accueil… Non?

La cloche de fin des cours sonna enfin. Dans un empressement presque comique, tous les élèves se ruèrent vers la sortie. Sauf Cassiopeia, qui peinait à quitter ses rêveries. Du coin de l’œil, elle aperçut Miss Parfaite avec son iPhone X à la main qui quittait la salle en compagnie de ses potes. Décidément trop tard pour le lui chiper. Bah! Tant pis. Tandis qu’elle rangeait ses affaires dans son sac, elle croisa le regard fatigué mais affable du prof qui passait entre les rangées. L’homme hocha la tête en sa direction sans s’occuper d’elle, ce dont la rousse lui fut reconnaissante. Elle ne lui souhaita pas une bonne fin de journée, ça ferait trop lèche-cul et puis franchement, elle se fichait bien qu’il passe une bonne fin de journée ou non. Mais alors qu’elle se dirigeait vers la sortie, elle entendit dans son dos : « Bonne fin de journée, miss Matthews. » Eh merde. « Euh, ouais, bye, » marmonna l’adolescente sans se retourner. La seconde d’après, elle s’enfuyait comme une criminelle. Non mais, le couple Matthews, ses nouveaux grands frères, et même les profs, tout le monde était bien trop sympathiques dans sa nouvelle ville pour son petit cœur de pierre.