Le Scarlett est encore vide ; il est trop tôt pour que les gens ne s’y risquent. En général, les joueurs, les invités et les autres, ne pointent leur nez qu’après 21h30, voire 22h. Les plus frileux n’arrivent que vers minuit, et la soirée prend une autre tournure. Mais là, alors que la pendule sur le mur du bureau de Dexter vient à peine d’afficher 19h, les espaces vides sont considérables. La lumière du jour éclaire encore les premières tables, d’ailleurs. C’est le moment le plus calme de la soirée ; ce sont les instants qu’il apprécie le plus dans son boulot considérable. En général, il profite du calme avant la tempête pour rendre visite aux nouveaux arrivés, aux employés. Essayer de rendre un peu d’humanité à l’établissement en jouant les patrons, si ce n’est consciencieux, à tout le moins intéressés par la vie de ses employés. Et comme ceux qui travaillent dans la lumière et participent au fonctionnement de la façade légale du Casino ne recueillent pas souvent l’attention d’Ornella, il s’en charge tout aussi bien. C’est d’autant plus utile que les futurs employés qui monteront en grade se trouvent bien souvent dans les rangs des employés du Casino.

Il quitte son bureau dans l’espoir d’aller boire un verre, enfilant sa veste et attrapant son paquet de cigarettes au passage. Sa cible du soir, c’est Carlota - une jeune femme serveuse et étudiante en parallèle qu’ils ont embauchée il y a quelques temps. Elle se révèle particulièrement efficace et possède des atouts certains qui la rendent redoutable lorsqu’il s’agit de servir un verre. Mais avant de songer à son évolution professionnelle, il faut qu’il puisse la cerner ; la confiance des Sciarra se gagne de manière progressive. Parfois même sans que les personnes concernées ne sachent qu’elles sont en train d’être testées, mais c’est une autre histoire. Quand il arrive devant elle, il tire un tabouret et lui offre un sourire.

- Bonsoir. Je veux bien une double vodka. Avec de la glace. Merci.

Il ne paie pas son verre - ces lieux lui appartiennent, ou en tout cas, appartiennent à son héritage -, mais abandonne quand même 20 dollars de pourboire sur le comptoir. Les gens qui bossent ici vivent presque autant de leur salaire que des pourboires versés, souvent de manière conséquente, par des clients pas toujours faciles. C’est aussi le job de Dexter de s’assurer qu’ils restent à leur place.

- Carlota, c’est ça ? Je ne crois pas avoir eu l’occasion de vous souhaiter la bienvenue parmi nous.

Elle trottine presque, Carlota, derrière le grand bar. Aucun client n’a encore foulé les tapis du Scarlet ce soir, et ils ne sont pas prêts d’arriver avant deux bonnes heures. La jeune femme en profite alors pour s’activer à droite et à gauche, elle se prépare pour la longue soirée qui s’annonce. Veillant à ce que tout soit prêt dans les temps, Carlota s’assure que rien ne lui manquera pour son service ce soir. Ou, du moins, elle anticipe pour ne pas avoir à faire trop d’aller-retours dans le but d’aller chercher de nouveaux fûts, de nouvelles bouteilles d’alcools et bien d’autres petites bricoles qui pourraient faire perdre de précieuses minutes à la jeune femme. Et perdre du temps, c’est bien ce que Carlota désire le moins. Si au début elle voyait seulement son boulot de serveuse au Scarlet comme le moyen de pouvoir continuer à avoir quelque chose dans l’assiette ou de chauffer l’appartement qu’elle partage avec sa sœur, Carlota s’est finalement vite prise au jeu. Elle a finit par apprécier l’ambiance de ce lieu, par apprécier les gens qui s’y trouvent. Se retenant même d’envoyer balader ou de cogner les clients les plus lourds, la jeune femme s’assure de bien faire les choses et de faire ce qu’on attend d’elle. Carlota aime et prend à coeur ce boulot qui a finit par occuper la quasi totalité de ses soirées désormais, lui permettant de se plonger dans une toute autre réalité le temps de quelques heures.

Occupée à astiquer le plan de travail du bar avec son torchon, Carlota ne remarque pas l’ombre qui passe devant elle. Ne s’attendant pas à ce que quelqu’un vienne s’installer au bar à cette heure-ci, la jeune femme ne peut réprimer le sursaut qui la prend quand une voix résonne tout à coup. Portant alors son attention sur la personne désormais installée devant elle, Carlota abandonne les dernières traces qui persistent encore sur le plan de travail. « Tout de suite Monsieur » Elle répond rapidement, Carlota, opinant du chef pour accéder à la requête de l’homme tout en lui rendant le sourire qu’il lui adresse depuis son arrivée. Elle se détourne alors de lui pour attraper un verre qu’elle remplie d’une double dose de vodka et de glaçons. « Oui, c’est bien moi » Carlota lui répond alors qu’elle glisse une tranche de citron vert sur le bord du verre et, le gratifiant d’un nouveau sourire, elle s’approche pour le servir. « Pas encore, c’est vrai. Mais je ne vous en veux pas... » Le regard rieur, la jeune femme adopte un ton léger pour lui répondre à nouveau mais se reprend assez vite quand elle se rend compte qu’il ne s’agit peut-être pas d’un client lambda qui serait arrivé trop en avance. Et, remerciant du regard l’homme toujours assis face à elle, la jeune femme se saisit doucement du billet de vingt dollars qu’il a déposé plus tôt. « Vous êtes Monsieur Sciarra, n’est-ce pas? »

Si tant est que quelqu’un lui pose la question, Dexter répondrait surement que s’occuper des employés du Scarlett est la partie de son job qu’il préfère. En tout cas quand il s’agit de s’en occuper de manière normale, car il a clairement fait comprendre à sa mère qu’il ne s’occuperait pas des problèmes éventuels rencontrés avec les employés du sous-sol. Il est là cependant pour ceux de la partie immergée du Casino, et ça lui va très bien comme ça. Il est aussi chargé de repérer les éléments prometteurs qui pourraient évoluer. D’où la nécessité de bien connaître les employés, et donc de se présenter à eux occasionnellement, pour entretenir tout à la fois une impression de normalité des lieux et d’une relation un peu privilégiée.

- Merci, il répond quand elle dépose un verre devant lui.

Il y trempe ses lèvres pendant qu’elle confirme son identité et lui indique qu’elle ne lui en veut pas. En même temps, elle aurait difficilement pu dire autre chose, il l’imagine bien volontiers.

- Appelez moi Dexter, ça suffira.

Il n’a aucun complexe hiérarchique, et puis on ne peut pas franchement dire qu’il soit un fan de la première heure de son nom de famille non plus, qui implique beaucoup de choses qu’il a longtemps rejetées.

- Comment se sont passés vos premiers jours ? Vous prenez vos marques ?

Dire qu’il n’est pas là pour la tester un peu serait un mensonge. Mais il s’intéresse réellement aux réponses attendues aux questions qu’il pose.