Ahmed évite généralement de se prendre la tête. Il ne fait pas partie de ceux qui se posent un million de questions ou qui s’inquiètent de leur avenir. Le marocain a tendance à avancer sereinement, en fonction des opportunités qui s’offrent à lui. Parfois, on lui reproche d’être trop passif, comme s’il se sentait finalement assez peu concerné par sa propre existence. Pourtant, il en a quelque chose à caler de sa vie. Mais contrairement à d’autres, il n’a tout simplement pas le tempérament à se questionner en permanence. Ahmed ne prend jamais rien pour acquis, cela dit. Il a conscience d’à quel point la vie peut offrir son lot de surprises. Simplement, il évite de s’encombrer l’esprit avec la supposition de ce qu’elles pourraient être. Ahmed, il trace son chemin sans laisser le moindre nuage sombre plané au-dessus de lui. Sauf qu’il ne peut pas toujours les chasser, ces fameux nuages sombres. Il y a des moments où il ne peut pas ignorer les inquiétudes qui pointent le bout de leur nez. Le marocain ne sait pas tout ce qu’il se passe au sein d’Inclusive Productions, mais il est assez malin pour comprendre que tout ne tourne pas rond. L’absence de Neal qui s’éternise et cette espèce d’atmosphère tendue qui alourdit l’ambiance au sein des locaux… Il y a trop de signes qu’Ahmed ne peut ignorer. Et il s’inquiète, quand il remarque son planning parfois trop léger. Ou quand il entend certains de ses collègues colporter de sales rumeurs sur l’avenir de l’entreprise. Le futur d’Ahmed reste étroitement lié à celui de l’entreprise, qui lui a notamment permis d’obtenir sa Green Card. Sans ce permis, il peut dire adieu aux États-Unis. Difficile de rester passif, dans ce genre de situation.

Un Ahmed stressé, c’est un Ahmed qui cherche à tout prix à se changer les idées. Sa journée de travail se résume donc à une belle et longue réflexion sur ce qu’il va faire après, une fois qu’il aura effectué son quota d’heures journalier. Il pourrait se défouler en jouant au football, improviser une soirée avec Kenneth, squatter chez Elena avec ses kebabs… Ou simplement se rendre au bar à shisha, son lieu favori dans tout New-York. Cette dernière alternative le tente plus que toutes les autres précédentes. Alors c’est décidé. Si la shisha est généralement son plan du week-end, il décide d’innover. Ahmed compte les minutes jusqu’à la fin de sa journée. Il ne supporte plus les bruits de couloir et les suppositions infondées. D’ordinaire enclin à rester un peu plus longtemps pour être sûr de fournir un travail bien fait, il est pour une fois le premier à partir. Aussitôt dehors, le brun prend une grande bouffée d’air frais. Il s’efforce de fermer son esprit aux idées négatives et se focalise sur ce qui arrive : la shisha. D’un pas pressé, le marocain emprunte les transports en commun pour se rapprocher du centre-ville de Manhattan. Il passe tellement de temps au bar à shisha que ses jambes connaissent le chemin par cœur. Ahmed retrouve un semblant de plénitude quand il franchit les portes du bar et que les propriétaires l’accueillent. Il retrouve le sourire, aussi. Seul pour le moment, il s’installe dans un coin et commande une shisha aromatisée au melon et à la menthe, ainsi qu’une canette de boisson énergisante. Puis, en attendant que sa commande arrive, il envoie un message à la totalité du groupe d’habitués. Il annonce sa présence et invite quiconque voudra se détendre en sa compagnie.

Posé sur l’une des fauteuils confortables du bar, Ahmed se laisse bercer par cette ambiance qui lui rappelle son pays natal. Il se sent flotté dans les airs, porté par la musique et la fumée. Pour autant, ce n’est pas dans ses habitudes d’être seul. Bien que cela ne le dérange pas le moins du monde, la shisha lui paraît toujours plus agréable en compagnie, d’où son invitation lancée à l’improviste dans un groupe de conversation. Ahmed surveille son portable, en attente d’une réponse. Et alors qu’il actualise l’application WhatsApp pour la troisième fois consécutive, une voix familière l’interpelle. Il en abandonne aussitôt son téléphone, pour lequel il ne porte soudain plus aucun intérêt. Le marocain affiche un grand sourire en apercevant Zohra s’approcher, une aquarelle en main. Entendre son prénom prononcé à la perfection accentue son sentiment d’être à la maison. Comme quoi, le moindre petit détail, parfois idiot aux yeux des autres, peut vraiment redonner le sourire. « Zohra, ya Zohra, » chantonne-t-il à son tour, en empruntant le même rythme qu’elle, la même tonalité. Parce que cet homme n’est pas un sauvage, il se lève et offre à la jeune femme une accolade chaleureuse avant de l’inviter à s’asseoir avec lui d’un simple signe de la main.

Avant qu’elle ne s’installe, Zohra lui offre la fameuse aquarelle jusque-là coincée dans sa main. Ahmed s’en empare avec précaution, prenant en considération la mise en garde de la jeune femme. Impressionné par son talent, il prend le temps de détailler l’œuvre. « Merci, je crois que c’est la première fois qu’on m’offre une œuvre d’art. » Il est touché, Ahmed. Comme à chaque fois qu’on lui offre quelque chose, peu importe la valeur de l’objet. Pour lui, n’importe quel cadeau est valeureux. « J’ai hâte que tu deviennes célèbre ! Je pourrai me vanter d’avoir une de tes œuvre accrochée au-dessus de mon lit et peut-être même que je pourrai la revendre à un bon prix. » Il plaisante, naturellement. Cette aquarelle ne quittera probablement jamais son mur. « Plus sérieusement, elle est très belle. » Avec délicatesse, il dépose l’aquarelle à même le sol, appuyée contre le pied du fauteuil.

Zohra ne le connait que trop bien. Evidemment qu’il a déjà commandé une shisha, qu’il voit d’ailleurs arriver au loin. « Melon menthe, je suis resté soft, » qu’il répond en lui adressant un clin d’œil. « Tu veux boire quoi ? C’est moi qui offre, en remerciement pour l’aquarelle. » Le barman arrive dans les secondes qui suivent, et déposent la shisha sur la table entre eux deux. Ahmed en profite pour commander une boisson pour Zohra, et demande également un deuxième embout en plastique afin qu’ils puissent partager la shisha. En parfait gentleman, il donne à Zohra celui disponible. « À toi l’honneur. » Pour patienter, il commence à boire sa canette de Redbull. « Ça fait longtemps que tu es ici ? » Ahmed n’est pas dupe, il se doute bien que Zohra se trouvait déjà dans le coin avant qu’il n’envoie son message. A moins qu’elle ne soit dotée de superpouvoirs dont il n’aurait pas connaissance - auquel cas il risque d’être un peu jaloux.