Tu avais filé chez Ricardo dès que ta garde avait pris fin. C’était limite si tu n’avais pas balancé ta blouse dans ton casier et que tu n’étais pas partie en courant. Il y a des gardes plus dures que d’autres. Tu le savais. Tu l’avais toujours su. Tu avais appris la leçon, durement. Et pourtant, tu n’arrivais pas à te blinder, tu n’avais pas à ne rien ressentir, tu n’avais pas à passer outre. Il fallait que tu déverses ton trop plein d’émotions et comme souvent, la première solution qui s’était imposée à toi avait été de mettre le cap sur l’appartement de ton frère. Forcément, c’était aussi un peu la solution de facilité. Il était ton frère, il ne te mettrait pas à la porte. Tu ne le laisserais pas du moins. Et pour couronner le tout, il habitait à Staten Island, près de l’hôpital. Tous les critères étaient réunis pour qu’il accueille tes errances sentimentales. Un passage à l’épicerie fine italienne et un sms plus tard et tu étais en train de monter à l’appart, ton sac de courses dans les bras, ta tristesse en bandoulière. Tu souris aux quelques voisins que tu croises. Ils ont plus ou moins l’habitude de te croiser ici. Tu faisais presque partie des meubles, c’est pour dire.

Tu toques et sitôt la porte ouverte, tu avais pénétré dans l’appartement en piaillant. Une bise claquée sur le joue de ton frère et tu entres comme un ouragan.

« C’est facilement une des pires gardes de ma vie… »

Ricardo croule sous les corrections. C’est ce qui arrive quand on décide de passer son week-end à picoler plutôt qu’à bosser, Rico a l’habitude. Il a fait du thé à la menthe, bourré de sucre et de fleur d’oranger, pour le plaisir, d’abord, et ensuite pour se donner un petit coup de boost glucosé. Les rédactions de français des Terminales sont catastrophiques et il en a bien besoin, si vous voulez mon avis. Il faudra qu’il se rappelle d’insister encore un peu plus sur l’accord de ce foutu participe passé, aussi. Pas comme s’il ne leur en bourrait pas encore assez le crâne, loin de là, mais il semblerait que ce soit le sujet de beaucoup d’incompréhensions.

Il soupire et s’apprête à passer à la rédaction numéro vingt-deux lorsqu’on frappe à la porte. Merci Seigneur, pense-t-il, et il envoie balader la pile de corrections sans merci pour venir à la rescousse de la personne qui vient chercher secours chez lui – ou les potes qui viennent picoler, au choix, mais Rico aime penser qu’il se rend utile d’une certaine manière. Et pour cette fois, il ne se trompe pas. Sa sœur – l’une des quatre – entre en trombe dans le plein pied en l’embrassant à peine, visiblement exaspérée, fatiguée, blasée. « Hola, hermana, moi aussi je suis content de te voir ! », ironise-t-il. Il ne lui montre pas le chemin, Belén le connaît par cœur. Il la laisse s’installer et scande : « J’ai fait du thé ! Avec beaucoup de menthe, beaucoup de sucre, et beaucoup de fleur d’oranger. De quoi combler tous les cœurs en peine. » Il rit. « A moins que tu ne préfères inaugurer la bouteille de blanc qui se trouve au frigo. » Il n’attend pas sa réponse, sort deux verres, les sert tous les deux et apporte le tout sur le bar où Belén est assise. « Alors, raconte. Ça se passe mal au boulot ? »