C'est un miracle ! Meghan est à l'heure, mieux encore, elle est en avance. Après avoir envoyé l'adresse du Mira Sushi à Oscar en fin de journée. Parce que bien sûr, elle avait oublié de s'en occuper plus tôt. L'éditrice a terminé son travail à tête reposée, un sourire intarrissable sur ses lèvres rosées. Il faut dire qu'excepté pour une certaine personne à laquelle s'est promise de ne pas penser aujourd'hui, sa vie prend une tournure ensoleillée. Le manuscrit repose corrigé au fond de son tiroir et n'attend plus que la réunion hebdomadaire du lendemain pour faire son petit bout de chemin, sa thérapie se déroule sans accroc et la voilà qui dîne avec Oscar. Son père ! Sans doute que la vie ne peut être aussi rose, aussi belle et prometteuse.

Meghan a des attentes, un peu trop elle en a conscience, et l'heure d'hier s'est concentrée sur des points importants qu'elle n'oubliera pas. "soyez claire et précise. Réflechissez à ce que vous attendez de lui, et n'espérez pas trop. " cela revient à demander à un assoiffé dans le désert de cesser d'halluciner des oasis, mais Meghan lui pardonne volontier cette phrase qu'elle comprend comme une inquiétude légitime de la part de sa psychiatre, qui avec deux séances par semaine commence à bien la connaître et la cerner d'autant plus !

C'est donc sans se départir de son fameux sourire et de ses yeux pétillants, que Meghan attend la venue de cette figure si longtemos recherchée, alors qu'elle était depuis tout ce temps à ses côtés. Pourtant, il ne vaut mieux pas s'aventurer sur ce terrain glissant et rester concentrée sur la figure qu'elle aperçoit justement entrer. Meghan l'observe de loin, laisse passer une seconde avant de lever le bras pour lui indiquer sa présence, juste le temps de s'apesantir sur les traits de son visage et se questionner sur une possible ressemblance ? Un trait dans le nez ? Une courbe du sourcil ? Ou bien est-ce simplement ce dont elle tente de se convaincre ?

La fille se lève, mais n'ose enlacer son père, qui n'a de toute sa vie jamais fait honneur à ce titre. "Je suis très contente que tu m'ai proposé un dîner ! Et, puis des sushi. J'en raffole." Meghan se rasseoit, et ouvre le menu sans que ses yeux ne se décollent du visage d'Oscar. "Tu n'as pas eu trop de mal à trouver ?" les banalités en premier, ça aide quand on ne sait par où commencer, qu'on a tant de temps à rattraper et qu'on ne sait pas réellement sur quel pied danser.

C'est improbable. La relation qu'ils sont en train de tisser, plus ou moins dans le dos d'Irene qui finira cependant bien par comprendre ou par savoir ce qui se trame. Il se souvient encore de l'époque où il a proposé son aide à sa meilleure amie, il y a des années de ça. Il n'était pas stable à l'époque, encore moins qu'il ne l'est aujourd'hui. Homosexuel et artiste dans un monde bien moins ouvert et bien moins tolérant ; rêvant de la scène et du succès, passant ses nuits avec beaucoup d'hommes différents. Oscar a su assez tôt qu'il était attiré exclusivement par les hommes et non pas par les femmes ; et ses parents, aussi longtemps qu'ils ont vécu pour en être témoins, n'ont jamais été dérangés. Sa famille n'a pas posé problème dans son cheminement, c'est la Société qui était plus compliquée à gérer quand il avait 16 ans, sans doute.

Quand il a proposé à Irene de l'aider à faire un enfant, il ne pensait sincèrement pas qu'il s'occuperait de cet enfant un jour ; il n'avait même pas l'impression de devenir père. C'est une réflexion qui lui est venue sur le tard - récemment. Oscar n'en n'a parlé avec personne ; qui de toute façon ? Esteban et lui ont rompu, Jan ne risque pas de lui adresser la parole de si tôt, Irene ne peut pas savoir. Si, il en a discuté avec Ezra, qui l'a mis en garde contre ses propres ressentis, à juste titre sans doute. Toujours est-il qu'aujourd'hui, il est réellement heureux de l'opportunité qui lui est offerte de pouvoir apprendre à connaître la jeune femme. Il ne sait pas ce qu'elle attend de lui, mais lui, il n'a pas peur.

Ils ont rendez-vous ensemble dans un restaurant de sushis ; elle lui a envoyé l'adresse un peu plus tôt dans l'après-midi. Il est pile à l'heure - à quelques secondes près peut-être, le temps de fermer le bar et de venir jusqu'ici. Quand il arrive à sa hauteur, elle se lève pour le saluer et il lui offre un sourire, hésitant quelques instants à la prendre dans ses bras. Comme il ne prend pas l'initiative, il ne le fait pas non plus, et se contente de rester à l'écart.

- Moi aussi je raffole des sushis.

Il sourit de plus belle et retire son manteau pour s'asseoir. Il ne sait pas si jouer aux jeux des ressemblances est une idée judicieuse, mais il n'a pas vraiment fait exprès.

- Non, je connais bien le quartier. Je ne connais pas ce restaurant mais la rue me disait quelque chose.

Il s'installe sans se départir de son sourire. Elle a l'air en forme, elle est souriante, n'a pas l'air fatiguée ni tracassée. Ca lui fait plaisir de la voir comme ça.

- Tu as l'habitude de venir ici ?

Une certaine gêne teinte leur relation, c’est pourquoi ils se retrouvent quelques secondes de trop sans s’enlacer, sans se rasseoir, sans bouger. Comment pourrait-il en être autrement ? D’un « oncle » bienveillant mais très peu présent, il a pris le titre de père. Elle se questionne alors, pourrait-il être cette figure paternelle qu’elle a toujours cherchée ? Pourrait-il passer de père à papa ? Ou bien s’avance-t-elle un peu trop rapidement en besogne et en espoir ? Meghan s’emporte facilement dans des illusions dont les retombées la laissent plus souvent mal en point que grandie. Pour autant, elle veut croire que cette fois est différente. Ils ont pu parler et Oscar ne semble pas opposer à faire plus ample connaissance, à faire partie de sa vie d’une manière ou d’une autre. C’est lui d’ailleurs qui lui a envoyé un texto et proposé un dîner. Elle n’interprète donc aucun signal, la jeune femme ne fait qu’accepter une évidence qui se présente à elle. Quelque part au milieu de la jungle qui est sa vie, une note d’espoir apparaît en ce presque quinquagénaire, meilleur ami de sa mère.

Meghan finit par se rasseoir à nouveau, ses yeux brillent quand il dit adorer les sushis et quelque part dans son esprit elle coche une liste des « goûts en commun qui prouvent que c’est bien son père sans rien prouver du tout ». C’est un détail, mais pour elle cela veut dire beaucoup. Elle ne soulève pas ce fait, joue la carte de la prudence comme le lui a conseillé sa psychiatre. « Pensez d’abord à ce que vous souhaitez dire avant de le prononcer à haute voix. » Si elle le faisait fuir alors qu’il vient tout juste de faire un pas en sa direction ce serait vraiment dommage, et elle ne s’en remettrait sans doute pas de sitôt. Elle soulève ses yeux du menu à sa question, l’éditrice prend toujours la même chose, incapable de choisir sinon. « J’y viens de temps en temps, je prends parfois à emporter quand j’ai trop de boulots ou que je rends visite à .. des amis. »

Elle est joyeuse, heureuse, quasi extatique, et elle doit se reprendre rapidement. Contrôler ses états émotionnels, ne plus se laisser déborder par la joie comme la peine. Pourtant la logorrhée n’est jamais bien éloignée quand Meghan se plonge dans cet état. « Tu sais ce que tu vas prendre ? Je prends un shirashi saumon/avocat pour ma part et une paire de brochette bœuf/fromage. Sinon, je te conseille, leur california rolls qui sont vraiment délicieux, mais pas les brochettes aux boulettes, on m’a déjà dit qu’elles laissaient un goût désagréable dans la bouche. » Soudain, elle porte une main à sa bouche, et rigole, gênée. « Je parle pour ne rien dire, si je suis tout à fait honnête avec toi, je ne sais pas trop de quoi on pourrait parler, de quoi tu accepterais de me parler ? » le menu repose maintenant sur la table, complètement oublié. « C’est un terrain inconnu pour moi ce soir ; tu me diras pour toi aussi, à moins que tu ais d’autres enfants cachés un peu partout dans le monde ?! » Elle plaisante bien sûr, mais le comprendra-t-il seulement ? Qu’est-ce que fais, il va comprendre qu’il ne veut rien avoir à faire avec toi si tu continues. « Pardon. » Bien joué, quel bon début de soirée.

Il n’a jamais été question pour Oscar de prendre le moindre rôle dans la vie de Meghan, jusqu’à récemment. En dehors du fait bien entendu qu’il était voué à la voir régulièrement vu les liens entretenus avec Irene, il ne pensait pas qu’il serait un jour installé sur les chaises d’un restaurant, face à sa... fille. Il avait promis à Irene d’ailleurs qu’il ne lui demanderait jamais rien. C’est ce qu’il a fait d’ailleurs, pendant toutes ces années - mais maintenant que la jeune femme est au courant et que c’est elle qui veut entretenir une relation avec lui, comment pourrait-il dire non ? Il ne veut pas la blesser, ni qu’elle soit triste. Ce n’est pas comme si son éducation restait à faire, comme s’il allait réclamer de prendre des décisions concernant son avenir. Elle est déjà une jeune adulte.

- Ca a l’air très sympa, en tout cas. Je vais prendre le menu mixte avec des california saumon avocat et des brochettes de boeuf au fromage, il explique en regardant le menu - tout lui donne envie, c’est bien là le côté complexe de l’opération.

Il lui offre un sourire quand elle dit qu’elle parle pour ne rien dire ; il ne trouve pas que ce soit vrai, ou alors peut-être qu’il est habitué, lui, à entendre les gens parler pour ne pas dire grand chose. Il ne rentre jamais vraiment dans les détails de sa vie personnelle quand il discute, lui, a toujours tendance à survoler les choses comme il le peut. Quand elle blague sur d’autres enfants qu’il pourrait avoir un peu partout dans le monde, il se sent gêné ; il ne sait pas comment réagir.

- Je suis d’accord pour te parler de ce que tu veux, Meghan, je n’ai pas grand chose à cacher. Ma vie n’est pas très passionnante, je t’assure...

Il sourit et avale une gorgée d’eau après avoir rempli leurs deux verres à l’aide de la carafe que l’on vient de leur apporter.

- Ce n’est rien. Je n’ai pas d’autres enfants. Tu sais, ta mère et moi, ce n’est pas comme si on avait eu un accident en couchant ensemble. D’abord parce que même si je reconnais volontiers que c’est une femme superbe, les femmes, ça n’a jamais vraiment été mon truc...

Il hausse une épaule et lui offre une légère grimace. Il n’a jamais été attiré par les femmes - il a dû coucher une seule fois avec une d’entre elle, quand il était adolescent. Ensuite, plus rien.

- Son choix était murement réfléchi, et je l’ai aidée, c’est tout. Je ne l’aurais fait pour personne d’autre.

Il lui sourit doucement, peut-être pour essayer de la réconforter, au moins un peu.

- Je te confirme cela dit que c’est donc bien un terrain inconnu pour moi aussi...

Meghan est tant habituée à effrayer les gens par sa nature un peu trop entière et passionnée, extrême par moment. Sa mère lui a souvent dit qu’elle en faisait un peu trop, inquiète de voir sa fille rentrer en pleurs après une dispute avec des ami.e.s. Depuis, la jeune femme a compris la raison de certains de ses mécanismes, mais entre comprendre et changer, il y a toujours un grand écart à faire. La première différence que la blonde remarque c’est justement d’être actuellement capable d’observer certaines de ses pensées, paroles et émotions et d’admettre quand elle va trop loin. Et ce n’est pas rien pour l’impulsive qu’elle a toujours été. Mais à chaque phrase prononcée alors que Meg se dit qu’elle a justement dépassé la ligne, et qu’il va la planter dans le restaurant avec un chirashi, des california rolls et plein de brochettes au fromage ; Oscar la surprend avec des sourires et un ton qui reste doux. Petit à petit, elle se détend, sourit quand il dit accepter de parler de tout, est rassurée – et c’est idiot parce qu’elle le savait avant – quand il confirme ne pas avoir d’autres enfants qu’elle dans le monde.

Cette réponse lui fait se sentir un peu spéciale quelque part.

Même si c’est pour sa mère qu’il a accepté de le faire et pas pour le petit bébé qui verrait le jour, Meg se dit qu’elle a une mère et un père que pour elle. Et tant pis s’il n’était pas là pour lui apprendre à faire du vélo ou menacer le premier petit copain qu’elle a ramené à la maison ; tant de clichés appris dans des séries et des livres qui représentent ce qu’aurait pu être un papa pour elle. « Je suis fille unique donc, c’est bon à savoir ! » L’éditrice rigole, un sourire un peu plus détendu sur les lippes. En quelques paroles, il arrive à la faire se sentir un peu moins nerveuse. C’est toujours ça de pris. « Pour en revenir à ta vie qui n’est pas très passionnante selon toi, sache qu’elle m’intéresse, même les choses qui peuvent paraître insignifiantes. J’aimerais beaucoup apprendre à te connaître et que tu fasses partie de ma vie d’une façon ou d’une autre. Je ne te demande pas de m’offrir des cadeaux d’anniversaire ou des conseils paternels, mais savoir qui est la personne qui m’a mise au monde, ça me paraît déjà être un bon point de départ. » Meghan grimace un peu, elle n’est pas tout à fait honnête quand elle dit ne pas attendre grand chose de lui ; en réalité elle aimerait qu'il ait tout autant envie qu'elle de la découvrir. Mais sans doute est-il plus judicieux de faire preuve de patience et de prudence dans cette histoire. La jeune femme veut avant tout savoir d’où elle vient. « J’espère que je ne te fais pas trop peur ? I know I can be a little bit too intense sometimes. »  

Oscar offre un sourire à Meghan, haussant une épaule. Il n’a jamais imaginé une seule seconde qu’il pourrait être un bon père, ce qui n’a pas vraiment changé aujourd’hui encore. De l’amour, Oscar en a à revendre, sans doute parce qu’il n’a jamais vraiment trouvé de stabilité dans ses fréquentations et dans sa vie. Ce n’est pas comme s’il avait pu faire des projets avec qui que ce soit, puisque toutes ses relations se sont terminées rapidement. La dernière en date était un beau fiasco, et il y a indéniablement laissé une partie de son coeur au passage, ce qu’il essaye tant bien que mal d’oublier au fur et à mesure que les semaines l’éloignent de sa rupture.

- Non, tu ne me fais pas peur. Il en faudrait plus...

Oscar sourit, d’un sourire sincère.

- Pour ce qui est des cadeaux, j’ai des goûts terribles, parait-il. J’ai tenté d’offrir des cadeaux à ta mère de temps en temps et je crois qu’elle a toujours détesté. D’ailleurs, quand j’y pense, je lui ai offert une écharpe qu’elle n’a strictement jamais porté. Enfin, j’essayerai, quand même. Je suis un obstiné.

Il rit un peu en avalant une gorgée d’eau. Depuis qu’il fréquente Ezra - enfin, fréquenter est un bien grand mot, en réalité, il voit son professeur de théâtre pendant les cours et ils ont dîné une fois ensemble - mais depuis qu’Ezra a fait état de ses problèmes personnels, Oscar a considérablement ralenti son habituellement automatique consommation d’alcool. Pas parce qu’il se croit alcoolique, mais parce qu’il a remarqué qu’il avait toujours tendance à commander une bière ou un verre de vin quand il sortait, et que cette habitude lui collait à la peau. Et aussi sans doute parce qu’il n’a pas envie de renvoyer à Ezra l’image d’un homme qui boit alors que celui-ci rencontre des problèmes liés à ça avec son mari. Oscar se sent un peu pathétique - d’autant que son coeur lui fait encore mal quand il pense à Este, et qu’Ezra n’est qu’un copain de théâtre.

- Peut-être qu’on a des traits de caractère en commun. Tu crois que c’est quoi, ta plus grande qualité, par exemple ?

Il adore jouer à ce jeu. Poser des questions pour découvrir les gens.