Il y a ce client, à la librairie. Jasmin l’observe discrètement, sous toutes ses coutures, alors qu’elle fait mine de remplir des formulaires en pianotant sur son clavier. Sans réussir à mettre le doigt sur ce qui cloche, elle sait que cet homme a un petit quelque chose de spécial. Elle n’a pas encore trouvé quoi. Est-ce qu’il ressemble à un acteur ? Il est séduisant, il faut le dire, mais Jaz n’en a pas l’impression. Peut-être un comédien de Broadway, elle qui aime tant les musicals et s’est déjà enquillée Hamilton trois fois depuis le mois de mai – dont un gain chanceux à la loterie, qui lui a remonté le moral quand elle en avait besoin, d’ailleurs. Ce n’est probablement pas ça non plus, cela dit. Et c’est frustrant. Jasmin passe en revue l’entièreté des endroits qu’elle a fréquenté depuis son arrivée à New-York sans réussir à mettre le doigt sur un lieu particulier, une personne particulière. Alors, exaspérée, elle pianote un peu plus fort sur son clavier et tente d’arrêter de réfléchir.

Ce n’est que lorsque le jeune homme s’avance pour payer ses achats et que Jaz, levant la tête pour entamer un « Bonjour, est-ce que je peux vous ai… » se résigne à penser qu’elle a dû le croiser chez Starbucks ou dieu sait où un jour random et qu’il s’avère que son côté physionomiste est très prononcé que la pièce tombe.  « Hassan ! », s’exclame la brune, se coupant en pleine phrase, et pour qui il pourrait presque sembler qu’elle vient de gagner un million de dollars.  « Mon dieu, j’ai failli ne pas te reconnaître. Si on m’avait dit qu’on se rencontrerait au boulot… » Il faut dire qu’elle ne connaît Hassan que par photos de profil interposées. Ils ont beaucoup discuté grâce à un groupe d’expatriés sur facebook. Sachant qu’ils déménageaient environ en même temps, ils se sont tenus au courant de l’avancée de leurs démarches en temps réel mais il n’avait pas encore été question de se voir en vrai. Le hasard fait donc décidément bien les choses.

Si Jaz a mis beaucoup de temps pour faire tomber la pièce et relier son client familier du jour à son ami virtuel rencontré sur un groupe d’expatriés à New-York, Hassan, lui, semble comprendre tout de suite. Et il est vrai que c’est une surprise. Il faut dire que tous deux très occupés par leur emménagement, ils n’ont pas vraiment pensé qu’ils se trouvaient à présent dans la même ville – et que, de fait, il leur aurait parfois été bien plus facile de se rencontrer autour d’un café que de continuer à discuter par messagerie interposée. Mais soit. « Il est vrai que tu portes plutôt bien les jeans également ! », plaisante-t-elle, « Même si tu as l’air fabuleux dans tes habits traditionnels, je tiens à le dire. »

La brune sourit. Évidemment qu’elle se souvient qu’il aime les livres. Il n’est pas étonnant de la retrouver dans une librairie non plus. Ils avaient discuté de leurs préférences de lecture probablement des heures durant. Elle s’empare des trois ouvrages que son ami a décidé d’acheter afin de les pointer. Mais avant, elle s’applique à les examiner. « Ce sont d’excellents choix. Celui-ci est particulièrement prenant, je l’ai adoré. » Jasmin soulève le livre en question de la table comme pour appuyer son propos. « Pour les trois, ça fera $48.95. »

Elle s’empresse d’encaisser pour pouvoir passer aux choses sérieuses : un peu de discussion. La librairie est vide à cette heure de la journée, elle a donc l’occasion d’échanger un peu plus que des banalités avec Hassan. « Comment ça va alors ? Tu es bien installé ? J’avoue que je n’ai pas pris beaucoup de nouvelles depuis le déménagement, ça a été un véritable bazar ! »

Spoiler:

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« Rien ne t’empêche de les porter s’ils te manquent. Tu ferais des ravages ! » Jasmin sourit. Elle est heureuse d’enfin rencontrer Hassan et si le coup du sort en a fait une coïncidence, elle n’en est pas moins agréable. Après des semaines à partager leurs bons plans déménagement par messagerie interposée, elle apprécie pouvoir poser une voix sur la photo. « Quant à cette vendeuse », elle enchaîne tout de suite, « on ne pourrait pas l’en blâmer ! » Elle plaisante, évidemment. Jaz n’est pas vraiment du genre à fixer les fesses des gens qu’elle croise, ce qui reviendrait à faire aux autres ce qu’elle n’a pas envie qu’on lui fasse. Le ton de sa voix est assez clair pour ne laisser aucun doute sur le sujet. « Ou alors, elle est juste très bien formée. Flatter le client pour lui faire dépenser plus, c’est mesquin mais il semblerait que ça marche. »

Elle gratifie son ami d’un clin d’œil complice tout en pointant ses achats. La brune ne peut s’empêcher de donner son avis, généralement apprécié par les clients qui comprennent dès lors qu’elle sait de quoi elle parle. « Franchement, c’est le premier sur lequel tu devrais te jeter. » Elle encaisse l’argent en même temps qu’elle parle, sourire aux lèvres. « Une super histoire, et l’auteure a un style d’écriture parfait ! Assez léger pour se laisser prendre, mais aussi une pointe de sophistication. Elle maîtrise la figure de style à la perfection. »

Jasmin décide cependant de changer de sujet. Pas qu’elle ne pourrait pas débattre sur le style d’écriture de son auteure favorite du moment durant des heures, mais c’est un sujet qui ne passionne pas tout le monde. Et très honnêtement, elle a des discussions plus croustillantes à avoir avec Hassan que celle sur sa métaphore préférée. « Oh, Brooklyn ! Décidément, on se suit sans le vouloir ! » Elle est réellement heureuse que tout se passe bien pour son ami, et qu’il se soit installé dans le même quartier qu’elle la remplit de joie. Elle qui a un peu de mal à s’adapter et se faire de nouvelles connaissances se dit qu’elle pourra inviter le jeune homme à prendre un café de temps à autres. Un peu de sociabilisation bien méritée. « Contente que ça se passe bien pour toi. Je me suis aussi installée à Brooklyn, figure-toi. Tout n’est pas encore décoré à mon goût, mais ça fait l’affaire. Et comme tu dis, j’ai trouvé ce job assez rapidement. Je ne vais pas te mentir, c’est censé être un job temporaire en attendant de me refaire une clientèle, mais j’y prends goût. Je me vois tout à fait rester ici un petit moment. » Il est vrai que ses plans de départ étaient de redevenir agente d’artistes, ici, à New-York. Mais le boulot de libraire, bien que différent, lui plaisait assez pour lui donner envie de s’en contenter. La brune sourit à son ami : « En tout cas c’est génial, vu qu’on n’habite pas trop loin, tu viens prendre un café à l’appart quand tu veux ! Je te filerai l’adresse. Tiens, toi, tu as trouvé du boulot finalement ? »