Lorsqu’elle entre dans le café, ses mains tremblent et son regard se promène un peu partout. Si elle n’était pas aussi bien habillée, aussi bien maquillée, on pourrait pratiquement la confondre avec une criminelle qui s’apprête à menacer le barista tellement elle est nerveuse. Ce n’est pas le cas. Loin de là. Elle est gentille, Zoella. Elle ne ferait jamais de mal à une mouche. Pourtant, elle est probablement sur le point de gâcher complètement la vie d’un pur étranger. Elle l’observe en retrait, alors qu’il verse un liquide ambré dans un gobelet. Il vaque à ses occupations, comme il le fait probablement toujours. Il ne se doute pas des remous qu’elle est sur le point de créer dans son quotidien. S’il le souhaite, évidemment. Elle ne lui demanderait jamais rien, elle n’oserait même pas.  Elle veut simplement l’informer. C’est la moindre des choses, non? Alors, elle attend. Elle se met en file, continue d’observer avec inquiétude, alors que le moment fatidique se rapproche de seconde en seconde. Lorsque c’est enfin son tour de commander, elle craque complètement. Elle tente de prononcer quelques paroles, mais aucun son ne sort de sa gorge étranglée. Elle ignore si le brun fera le rapprochement, s’il reconnaîtra son visage. Ils ne se sont vus qu’une nuit, après tout. Elle se souvient l’avoir chassé de l’appartement, parce qu’elle avait commençait tôt le lendemain. Mais lui, s’en souvient-il? Devrait-elle se présenter? Ou simplement lui balancer qu’elle est enceinte et, qu’à moins qu’elle soit désormais atteinte de démence précoce, il est le seul père potentiel. C’est tiré par les cheveux. Il se posera sûrement des questions. Pire, il risque carrément de tout remettre en question et elle n’a aucune preuve à lui fournir. Rien qui puisse attester à 100% qu’elle est réellement enceinte et qu’il est réellement le père. Dieu, elle n’a même pas encore appelé la clinique pour obtenir un suivi ou même une confirmation. Elle se contente d’errer depuis hier soir, sans trop réfléchir à la suite.

Elle ne s’était pas rendu compte, perdue dans ses hésitations, que la file commençait à s’allonger et que la barista s’impatientait. Alors, elle prend une grande inspiration et se lance, incertaine de l’ordre dans lequel les mots sortiront. « Je… Zoella. J’ai vu Hassan dans un magazine. J’ai su qu’il travaillait ici et je dois… » Elle est coupée dans son élan par un rire arrogant et agacé à la fois. Ses sourcils se froncent, car elle n’a rien dit d’amusant. « Hassan, une autre fan tarée pour toi. » Et elle s’éloigne sans plus de cérémonie, préférant sans doute emballer les pâtisseries plutôt que de gérer une telle situation. Si elle savait ce qui s’apprête à se dérouler, elle se serait probablement éloignée davantage. Le prince prend la parole et elle redirige son attention sur lui. Il semble moins méchant, moins inaccessible que ce qu’elle avait imaginé, mais elle sait aussi qu’il ne faut jamais se fier aux apparences. « T’as un moment pour parler? C’est important. » Elle lâche simplement, refusant de se ridiculiser davantage devant les clients et l’autre employée malpolie.

Elle observe, à distance, le jeu entre les deux baristas. En temps normal, ça l’aurait amusée. Elle n’est pas de celles qui s’impatientent lorsqu’un service prend plus de temps, surtout si l’attente est causée par le plaisir du travail en équipe. C’est beau de voir qu’il y a une belle ambiance au sein du personnel. Ça donne envie de revenir plus souvent, peut-être même de venir déposer son curriculum. Mais là, à cet instant précis, ça l’agace un peu. Surtout que les plaisanteries sont, en quelques sortes, faites à son détriment. Surtout qu’il y a ce… qu’il est là, au creux de son ventre. Elle a cette décision horrible à prendre, compliquée à son âge. Elle n’a pas dormi de la nuit, trop préoccupée par la situation. Elle a passé de longues heures à peser les pours et les contres, à essayer de voir ce qui serait le plus logique. La réponse est simple. Pourtant, il y a toujours ce quelque chose qui la bloque, qui l’empêche d’aller de l’avant. Ce matin, elle s’est dit que ce quelque chose, ça devait être lui. Comment pourrait-elle prendre une telle décision sans avoir d’abord prévenu le père de la grossesse? Elle s’était donc rendue au café, alors que tous ses instincts la poussaient à rester en boule au fond de son lit. Elle avait enfilé de jolis vêtements, s’était maquillée -juste un peu-, pour être assez présentable pour sortir. De l’extérieur, maintenant que ses cernes étaient dissimulés, on ne pouvait deviner la tornade qui se déroulait dans sa tête.

Elle est sortie de ses pensées par le brun qu’elle suit sans trop réfléchir. Elle préfère se couper de toute distraction, de tout, en fait, parce qu’elle n’a aucune idée de comment se passeront les prochaines minutes. Elle n’a pas du tout envie, à vrai dire, de les vivre. Si elle pouvait, elle remonterait dans le temps et le ficherait dehors avant qu’ils n’aient eu le temps de faire quoi que ce soit. Mais il est trop tard pour ça et, moralement parlant, elle n’a pas le choix de l’informer. Elle préfère donc ne pas passer par quatre chemins pour abréger le moment le plus que possible. « Tu ne devrais pas fumer à côté de moi. » Elle est du genre à pôner le « vivre et laisser vivre », mais ses livres médicaux lui ont toujours rappelé les méfaits de la fumée secondaire sur la grossesse. Le fait qu’elle s’inquiète de ce détail est peut-être un autre signe que, malgré tous les contres comptés hier soir, elle ne veut pas réellement mettre fin à la… situation? « Je suis enceinte. » Au moment de lâcher les dernières paroles, elle recule d’un pas. Son regard, plutôt que de s’embuer comme elle s’y attendait, se durcit. Contrairement à ses habitudes, aucun sourire ne semble prêt d’apparaître sur ses lèvres.  

« On était… » Pressés? Ce serait idiot à dire, très idiot, même. Et le pire, c’est qu’habituellement, Zoella n’est pas une idiote. Elle réfléchit toujours. À tout instant, elle peut s’arrêter pour penser à ce qui approche et à comment elle le gèrera. Son organisation a toujours été l’un de ses plus grands atouts. Elle a toujours un coup d’avance et c’est probablement pour cette raison qu’elle s’est retrouvée si prise au dépourvue ce soir-là. Pour cette raison qu’elle a sauté cette étape cruciale, se fiant sur sa ponctualité concernant la prise de sa pilule contraceptive. « Nous n’avions rien prévu et bon, je prends toujours la pilule à la même heure, sans jamais en oublier une seule. Mais avec le stress et les antibiotiques… » Cette soirée-là, elle l’avait ressassée tellement de fois dans son lit, tournant sans relâche sous sa couette, hésitante, qu’elle était désormais à peu près convaincue de ce qui s’était passé. Néanmoins, cette certitude ne répondait pas à toutes ses questions. Il y avait toujours les « et si » qui revenaient la hanter. Si elle avait bien réfléchi. Si elle n’était pas sortie. Si le beau brun mystérieux ne lui avait pas tapé dans l’œil. Si elle s’était arrêtée un moment pour réfléchir un peu, elle aurait pu comprendre que quelque chose clochait. « J’aurais préféré ne pas avoir cette conversation. Ça aurait été plus facile si les pères possibles avaient été si nombreux que je… » Et il se met à faire les cent pas, visiblement aussi anxieux qu’elle l’était le soir du test. Elle a du mal à se concentrer, du mal à enligner ses mots. Ses mouvements lui donnent le tournis. Elle recule d’un pas et pose le revers de sa main sur son front. « Mais arrêtes de bouger bordel! » Elle hausse le ton involontairement, Zoella, parce qu’elle est tout aussi paniquée que lui. Et elle sait que si elle continue de le voir tourner ainsi, elle finira par perdre la tête à son tour. Il obtempère, semble reprendre ses esprits et lui demande qui est au courant. « Je… C’est important? » Probablement que oui. Le magasine People qu’elle a feuilleté lui a appris qu’il était prince de… D’un pays qu’elle ne connait pas vraiment. Il doit tenir à son image et pour lui, la manière dont cette grossesse pourrait l’affecter doit lui paraître infiniment dramatique. Terrible, même. Et au fond, qui peut bien lui en vouloir? Le fait d’avoir constamment des vautours sur le dos, ça doit le rendre fou. Comment ne pas y penser lorsqu’on sait que le moindre de nos mouvements sont épiés? « Je suis désolée. Il n’y a que moi et mon frère pour l’instant. » Elle prend une grande inspiration, tentative désespérée de reprendre un peu le contrôle, puis elle laisse le temps à l’homme de faire de même.