Après son échange avec Dexter, Bloom avait marché un moment dans les rues de New-York avant de vraiment oser rentrer chez elle, se faisant mille scénarios sur la conversation qui l’attendrait à son arrivée. Elle pensait avoir tout anticipé, tout prévu, sauf l’absence de son paternel alors qu’elle rentrait enfin. Elle retrouvait une maison vide et étrangement, ça l’oppressait encore plus. Elle aurait préféré affronter le problème, pendant qu’elle était prête… Mais ce n’est que trois jours plus tard qu’elle recroisa la route de son géniteur. Trois jours passés sans vraiment dormir, autant vous le dire, et pour toute réponse, un silence implacable, donnant cette impression de ne même plus exister aux yeux de Robert Walton. Et si elle pensait que ça ne l’affecterait pas, tellement paralysée par la colère envers l’homme, la vérité était tout autre, son cœur se retrouvant particulièrement meurtri par ce rejet familial.

« Je crois que tu devrais songer à aller faire tes études à l’étranger l’année prochaine, Bloom. »

Lui avait dit d’un ton particulièrement froid le patriarche encore quelques jours plus tard. Seules paroles échangées.

« Je peux savoir pourquoi ? »

Un regard noir en guise de seule réponse et de nouveau, un silence. Le seul réconfort de la jeune femme : sa mère, visiblement consciente de rien, ou alors trop bonne actrice pour son propre bien. Les jours défilant, l’étudiante se sent de plus en plus mal à l’aise. Sa vie d’ordinaire si légère, semble loin derrière elle, à son grand regret. Et alors, elle ressent le besoin de parler, de trouver de l’aide auprès de quelqu’un qu’elle aurait dû contacter depuis le tout début : Sheru. Elle se demande d’ailleurs encore pourquoi elle a couru dans les bras de Dexter ce soir-là, plutôt que de contacter l’homme qui lui avait proposé son aide, et en qui, honnêtement, elle a une grande confiance.

« J’ai besoin d’un ami. » Dit-elle alors qu’elle s’est faufilée jusqu’à chez lui, ayant mémorisé l’adresse de la dernière fois et n’ayant pas eu de soucis à repérer l’appartement grâce au numéro sur l’interphone. L’homme lui ouvre la porte, et c’est ce qu’elle trouve à dire comme prélude. « Je peux entrer ? » Elle doute qu’il dise non, mais ne sait-on jamais. « Je crois être arrivée à un point de non-retour dans le cadre familial et… je suis perdue. » Elle aurait énormément besoin de réconfort et qu’on la prenne dans ses bras, personne ne pouvant le faire pour elle présentement. Elle ne peut pas parler de ses problèmes à ses amis ou au reste de sa famille, et donc jamais elle ne s’est sentie aussi seule.

Bloom ne se sent pas vraiment dans son assiette. Pas vraiment légitime non plus, comme si elle venait déranger Sheru qui s’est pourtant montré très amical et disponible pour elle depuis leurs retrouvailles. C’est un peu comme s’il était le grand frère qu’elle n’a jamais eu en fin de compte : un homme à qui on peut faire confiance, à qui on peut se confier, et qui vous protégera toujours. C’est étrange de ressentir ça, surtout qu’ils ne se connaissent pas tant que ça, mais au point où elle en est, elle a clairement besoin de faire confiance à son instinct, sans quoi elle va chavirer sans aucune possibilité de se relever.

Sans broncher, elle fait ce qu’il lui dit : retire sa veste et s’assoit. Elle reste silencieuse mais hoche la tête quand il lui propose thé et nourriture. Elle est ce genre de filles qui fait attention à sa ligne, ne grignote pas des masses en dehors des repas, tout en étant capable de craquer devant un hamburger sans soucis de temps en temps quand même. Mais là, manger serait effectivement une bonne chose.

« Je ne savais plus quoi faire ou qui aller voir… alors comme tu m’avais proposé ton aide… »

C’est sa manière de s’excuser pour le dérangement.

« J’ai découvert des choses, Sheru… Et je ne sais pas à qui je peux faire confiance. Je ne peux en parler à personne… »

Sauf à lui – et à Dexter visiblement, mais elle ne lui avait rien confié de véritablement compromettant en réalité.

« Mon père… Mes craintes étaient fondées… Et il sait que je sais… ça fait des jours qu’il ne me parle plus… Je sais plus quoi faire… Il veut que j’aille à l’étranger… Il veut se débarrasser de moi… »

Elle n’en sait rien, c’est juste des suppositions, mais elle en est persuadée au fond d’elle.

Il ne l’avait pas directement menacée, et à cette constatation, Bloom a presque l’impression qu’elle est paniquée pour rien, illégitime dans ce combat qui la terrorise pourtant. Quand Sheru se tient enfin devant elle avec les tasses fumantes dans les mains, elle ne peut que tourner la tête de gauche à droite. Robert Walton est un homme intelligent, rusé et manipulateur, bien qu’elle n’en ait même pas encore pleinement conscience, alors jamais il ne prononcerait des menaces à sa fille aussi directement. Et puis, elle reste tout de même sa fille, l’unique d’ailleurs ; alors en viendrait-il à lui faire du mal ?

« Je crois pas. » dit-elle d’une voix faible, peu sûre d’elle, pas fière de ce qu’elle est en train d’avouer. « Je ne suis pas sûre qu’il serait capable de me faire du mal réellement. Je reste sa fille… Il veut seulement être sur que je ne me mettrais pas en travers de sa route… »

Et maintenant qu’elle prononce ces mots à haute voix, elle ne peut s’empêcher de se dire que Sheru va lui rire au nez d’être venue le déranger pour si peu. Il y en a qui ont de réels problèmes de la vie, comme lui d’ailleurs qui a vécu des choses telles que le deuil, et elle, avec ses problèmes de midinettes à qui on propose un voyage en première classe vers la destination de son choix… Qu’est-ce qu’elle a à se plaindre ? Une boule se forme dans le creux de son estomac.

« Quand… il a su, il m’a pris par le bras, a serré un peu fort… Il m’a fait comprendre que je ne devrais rien dire sans quoi la famille entière volerait en éclats, que la réputation de ma mère, ainsi que la mienne, serait ruinée… C’était surtout dans le ton de sa voix, et dans tous les silences qui ont suivi… Le regard si sombre qu’il m’adresse quand il arrive enfin à lever les yeux vers moi… »

Une vague de frissons la submerge. Oui, elle a l’innocence d’une demoiselle de 21 ans. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive et l’enfant en elle refait surface, bien plus que la femme qu’elle tend à devenir.

« Tu aurais dû le voir… Mais ça doit te sembler si puéril… »

Le ton de Sheru et ses gestes presque paternels viennent à bout de l’anxiété de la jeune femme ; ou tout du moins permettent qu’elle reprenne suffisamment ses esprits pour pouvoir réfléchir plus sereinement au fil des minutes qui s’écoulent. Il ne la juge pas. Il ne l’a jamais jugée malgré toutes les facettes de la gamine et de la princesse qu’elle a pu lui montrer. Cet homme ressemble en beaucoup de points à un saint, d’après l’idée qu’elle s’en fait, comme une forme d’ange gardien. Ou peut-être est-ce simplement sa force tranquille face à toute situation qui donne cette impression à la jeune femme ? Si elle ne savait pas ce qu’était l’attirance sexuelle, sans aucun doute aurait-elle pu confondre l’affection que Sheru lui porte et ses gestes attentionnés avec une forme d’amour comme ceux que partagent les couples. Et c’est drôle, parce qu’elle n’a jamais eu de frère ou de sœur, mais elle se surprend à penser que c’est à ça que ça pourrait ressembler. Un grand frère qui l’aurait toujours protégé. Ces pensées l’apaisent encore un peu plus, jusqu’à laisser échapper un petit sourire alors que Sheru mentionne qu’on ne s’attaque pas à une Walton.

« J’essaye déjà de dépenser en vêtements tout l’argent que je peux… mais autant te dire que c’est loin de faire un trou dans son compte bancaire… »

Encore une fois trop naïve, elle répond sans vraiment réfléchir à la signification des paroles de Sheru.

« Et la seule fois où j’ai tenté de tout claquer au casino, figure-toi que j’ai gagné plus que ce que j’ai dépensé. »

Le truc qui n’est pas censé arriver, pourtant ; mais quand le karma est là, que voulez-vous… Mais avec le recul, il semblerait qu’elle prenne enfin conscience des choses, ou disons que lui vienne certaines idées.

« Mais s’il faut taper là où ça fait mal… » dit-elle en réfléchissant en même temps. « Je connais certains hommes avec qui il fait affaire, les parents d’amis ou de connaissance… Je pourrais sans doute faire capoter quelques trucs de l’intérieur sans trop que ça remonte jusqu’à moi… »

Les bonnes paroles dites aux bonnes personnes. Les bonnes rumeurs lancées au bon moment. Oui, ça pourrait avoir quelques impacts, en laissant les gens se faire des montagnes de pas grand-chose et agir en conséquence… Voilà que le sourire de Bloom refait surface, face à ce nouveau plan de bataille qui commence à se former. Il ne lui faut finalement pas grand-chose…

« Mêlé aux infos dont tu te souviendrais sur ses affaires… On pourrait faire un carnage. » ajoute-t-elle, persuadée que Sheru voudra bien l’aider.