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Hermétique. Otto était tout à fait hermétique à ce que son père tentait de lui apprendre. Des tas de trucs sur le carburant, les boites de vitesse et l’usure des pneus. Des informations qu’Alessandro Medina trouvait indispensables mais qui ne passionnaient pas le moins du monde le petit Otto, dix ans dont le travail consistait à tenir une pauvre lampe de poche au-dessus d’un capot ouvert.

Pourtant, il aurait sans doute dû s’y intéresser plus, ne serait-ce que pour passer la dernière soirée qu’il restait à son père. Alessandro n’avait pas été tout de suite très fier de travailler pour les Sciarra. Mais la pieuvre était trop puissante et il était bien impossible d’y résister. Il avait offert un toit et une éducation digne de ce nom à son fils unique grâce au salaire gracieusement versé par la Cosa Nostra et il avait fini par bien s’attacher au Parrain qu’il conduisait partout. Casino, hôtel, ruelles sombres, il le voyait revenir parfois habillé de costumes de luxe, parfois couvert de sang, parfois énervé, parfois souriant et il n’avait jamais posé de questions. S’étant tout simplement contenté de faire son travail. Et en parallèle il avait vu Otto se rapprocher d’Ornella et si les deux n’avaient qu’une dizaine d’années et ne s’occupaient que de savoir jusqu’à quelle heure ils allaient pouvoir jouer ensembles, Alessandro, lui, vit ça comme une fierté. Son fils, enfant d’un simple chauffeur ayant grandi sans sa mère qui se rapprochait d’une si grande et si puissante famille.

Le nom Messina finit même par apparaître dans une conversation autour du futur mariage d’Ornella, pour rire, parce qu’ils étaient si mignons à ne plus se lâcher… Alessandro n’arrêtait pas d’imaginer son fils, à ses vingt ans, dans le costume qu’il avait lui-même porté lors du mariage avec sa femme, liant son nom à celui des Sciarra, à tout jamais. Ils s’aimaient, c’était certain. Alors pourquoi douter de la perfection de cette union ? Et en effet, l’union était parfaite. Seulement, le destin ne laissa pas la chance à Alessandro Messina de voir son fils et celle qu’il voyait non pas comme la fille de son patron mais comme sa future belle fille. D’ailleurs, Otto aurait pu grandir revanchard, persuadé que ce n’était pas à son père de périr dans cet attentat mais bien au Parrain, il aurait pu les haïr, chercher toute sa vie à les tuer, à venger la mémoire de son père mais ce fut tout le contraire. En vérité, on l’accueillit dans la Famille comme s’il y avait toujours appartenu et à son âge, il se préoccupait plus des histoires qu’il inventait avec Ornella que ce mystérieux objet de bois qu’on venait d’enterrer à six pieds sous terre. Son père lui manqua beaucoup mais il ne comprit ce qui lui était arrivé que des années plus tard.

A y repenser, Otto n’avait guère changé. A y repenser, il était toujours le même quelque part. A 54ans, loyal, sérieux, droit, juste, dévoué à la Cosa Nostra pour laquelle il aurait pu mourir et pour laquelle il était bien persuadé qu’il allait mourir. Mais plus que la Cosa Nostra, il était dévoué à Ornella. Il la connaissait par cœur et était capable de la décrire avec plus d’exactitude qu’un appareil photo. C’était celui qui veillait sur elle, celui qui aurait pu se pâmer à ses pieds, s’ouvrir la poitrine et lui offrir son cœur si elle lui avait demandé. A ses yeux, il n’y avait qu’elle et pourtant, il n’en était pas amoureux. Elle était bien plus que sa sœur, bien plus que son amie, elle était tout pour lui et il l’aurait suivie jusqu’aux Enfers même si son travail était de la surveiller pour qu’elle ne s’y rende pas. Dévoué, il ne dormait rarement plus de quatre heures par nuit et passait le reste du temps avec elle, à lui rappeler tout ce qu’elle oubliait, à s’assurer qu’elle était en sécurité, à écarter les indésirables…

Lui aussi avait dû tuer, comme tous les autres d’ailleurs. Mais lui ne s’était pas arrêté à l’initiation. Tuer lui plaisait. Il y trouvait une sorte de satisfaction, un calme. Beaucoup de gens pensaient que la mort était la violence d’un coup de feu, les gargouillis de quelqu’un qui s’étouffait dans son propre sang, de la chaleur d’un cadavre. Mais Otto savait que ce n’était pas le cas. La mort se trouvait dans le calme, celui qui suivait l’onde de son de la balle d’un revolver, le silence après les craquèlements de l’air lui-même, le ruissellement calme du sang sur les pavés froid, la sensation glacée d’un corps sans vie ou les cendres qui s’effritaient entre ses doigts quand il s’assurait que l’identité de la victime restait inconnue… Otto connaissait la mort et il n’avait pas peur d’y goûter.

C’était d’ailleurs le seul loisir qu’il s’autorisait. Donner la mort à ceux qui pensaient pouvoir trahir la Cosa Nostra sans problèmes, ceux qui ne semblaient pas encore savoir leur puissance, ceux qui ne savaient pas qu’ils étaient partout, qui ne connaissaient pas la Piovra. Eux, ne méritaient même pas qu’on leur explique, simplement une balle dans la tête. Et Otto se faisait une joie de leur accorder ce plaisir.

A vrai dire, il n’était pas passionné par grand-chose à part son travail. Chez lui, dans un appartement spacieux mais sombre, il y régnait une odeur de café et de peinture. La peinture. L’art était certainement sa marotte. Il étudiait les mouvements avec attention, se procurait des tableaux de maître en passant parfois par des voies moins conventionnelles, il peignait lui-même au son de la musique d’Ornella ou de celle qu’il faisait jouer à une enceinte portable. Pour lui, rien n’attestait plus la qualité d’une enceinte que la finesse que la sienne avait quand elle jouait du Vivaldi. Il était capable de parler d’art pendant des heures, lui qui ne parlait pas souvent, préférant le mutisme aux grands discours, préférant ceux qui agissaient.

Il se complaisait bien dans sa solitude, trop même. Ne pensant qu’à Ornella, jour et nuit, il laissait parfois, çà et là, des jeunes filles s’effeuiller pour lui, tigresse, panthère, ange et démon récupérée au Scarlet avec lesquelles il partageait une nuit ou deux, pas plus. Jamais d’attache. Il n’avait pas le temps, il n’avait pas l’envie. Il n’y avait qu’elle.