“Où étais-tu? Il fait déjà jour, il est presque 7h! Tu avais promis de rentrer avant minuit!” Reese était posté au coin de la porte, les bras croisés sur la poitrine, tandis qu’il posait un regard désapprobateur sur sa fille.
Il ne la comprenait décidément pas; lui qui avait cru montrer beaucoup d’indulgence en l’autorisant à sortir jusqu’à minuit, horaire déjà bien tardif, avait été estomaqué en apprenant qu’Amy n’était toujours pas rentrée au petit matin. Il venait de revenir d’une nuit à l’hôpital, épuisé, et avait passé près d’une heure dans le salon à attendre le retour de son adolescente.

Cette dernière leva les yeux au ciel, comme à son habitude.
“Déstresse, il s’est rien passé, j’suis allée dormir chez des potes, c’tout.”

“C’est tout?” Reese répéta furieusement, hochant la tête de façon négative, absolument furieux. Elle mettait son calme légendaire à rude épreuve. “Tu t’entends parler? Je me suis fait un sang d’encre !”

“Oh papa, c’bon, j’suis pas un bébé, arrête un peu! Maman, elle aurait rien dit, elle!”

C’était peut-être vrai, en effet. Son ex-épouse se serait montrée plus laxiste à ce sujet. Avec l’âge, elle était devenue une fervente supportrice du “profitons de la vie à tout prix”. Reese, d’une nature bien moins fêtarde et beaucoup plus calme et responsable, n’avait jamais été d’accord avec cette façon de profiter de la vie. C’était sans doute en partie cette divergence de point de vue, apparue tardivement, qui avait fait voler leur mariage en éclats. Cela faisait un peu plus de cinq ans qu’ils s’étaient séparés, en bons termes. Finalement, sa femme avait fini par quitter l’état, trouvant un nouvel époux. Ils s’étaient mis d’accord pour que Reese ait la garde des enfants, pour une question de logistique et d’habitude. Ils ne voulaient pas les faire changer d’école et les grands-parents habitant à proximité étaient d’une aide remarquable.

Leur mère n’était pas devenue pour autant invisible et n’avait nullement disparu de leur vie. Pas une semaine ne passe sans qu’elle ne contacte les enfants, prenant des nouvelles. Elle paye également une pension conséquente, afin de s’assurer qu’ils ne manquent de rien, car si la profession de Reese est noble, il n’en demeure pas moins qu’elle n’est pas rémunérée une fortune.

“Et bien ta mère n’est pas là. Et tu dois obéir à mes règles!” s’exclama-t-il. Voyons que sa fille allait entamer une dispute, il tenta d’éteindre les flammes du conflit:
“Ecoute, je ne fais pas ça pour vous restreindre, mais parce que je m’inquiète. C’est pour votre bien… Avant d’aller dormir chez des amis, il faut que tu me demandes l’autorisation, que je puisse savoir où tu es.” Il poussa un large soupire. “Regarde-toi, tu as à peine dormi, tu vas galérer au lycée aujourd’hui! J’ai été vraiment trop généreux en te permettant de rester jusqu’à minuit. Je ne ferai plus cette erreur….” Reese déclara en hochant la tête.

Quand il donnait une main, Amy prenait le bras entier. Elle testait ses limites, et souvent elle les atteignait sans peine.

L’adolescente renifla. “J’aurais préféré qu’tu t’en ailles et qu’maman reste. Avec toi, on a l’impression d’être dans une prison! D’toute façon, c’est ta faute si elle est partie! Elle nous a abandonnés à cause de toi parce que t’es trop nul!”

Sur ses mots, Amy courut s’enfermer dans la salle de bains. Reese poussa un nouveau soupire, s’adossant contre la porte. Quand est-ce que sa fille finirait par grandir? Il savait que ses mots ne reflétaient pas le fond de sa pensée, mais ils n’en restaient pas moins blessants.
Alors qu’il s'apprêtait à toquer pour lui dire de se dépêcher de se préparer avant que ses quatre soeurs ne se lèvent, Nina, accompagnée des jumelles se jeta dans ses bras.

“Papa!” s’exclama-t-elle avec enthousiasme et gaieté, l’enlaçant tendrement.

“Hey, ma puce…” Le visage de Reese se para d’un grand sourire. “C’est Elsa et Mary qui préparent le petit-déjeuner ce matin!” l’informa la fillette. “Mais elles vont brûler la cuisine si tu les laisses faire des crêpes… Tu peux venir?”

L’infirmier sourit tendrement face à ce petit rayon de Soleil. “Bien sûr, j’arrive.” Il jeta un dernier coup d’oeil à la porte de la salle de bains, avant de suivre la petite, ou plutôt de littéralement se faire tirer par la main.

Quelques minutes plus tard, la sonnette de la porte d’entrée de l’habitation retentit. Il s’agissait de Judith, l’aînée de la sororité. Après avoir déposé un bisou rapide contre la joue de son père, elle ébouriffa les cheveux de Gwen, à peine réveillée le nez dans son verre de chocolat chaud, et s’exclama joyeusement:

“Je vais emmener tout le monde à l’école aujourd’hui. Va dormir, papa, tu as l’air épuisé.” assura-t-elle.

Et Reese se jeta dans son lit avec un immense sourire aux lèvres. Car s’il y avait des déboires, si parfois la vie de famille s’avérait compliquée, s’il y avait quelques regrets,  il ne l’échangerait pour rien au monde. Aucun trésor ne valait l'existence de ses enfants dans la sienne.